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Józef BURY "Contexte d’apparition des pratiques artistiques de type performance en Pologne - Entretiens avec Zbigniew Dlubak, Wlodzimierz Borowski, Jerzy Beres et Józef Robakowski", Æsthetica-Nova (n°6), Paris, 1996, pp. 40-70 (extraits).

1. Introduction à la problématique de la performance

     Approche de la pratique de type performance en Pologne

2. Entretien avec Zbigniew DLUBAK, Meudon, Octobre 1995

3. Entretien avec Jerzy BERES, Cracovie, Décembre 1995

4. Entretien avec Wlodzimierz BOROWSKI, Brwinów, Novembre 1995, Janvier 1996

5. Entretien avec Józef ROBAKOWSKI, Lódz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 1996

6. Conclusion.

 

5. Entretien avec Józef ROBAKOWSKI, Lódz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 1996

Józef Bury - Il semblerait que la notion de "moment de transgression" soit la plus adéquate pour qualifier ton travail, qu’il s’agisse de la transgression de la bi-dimensionnalité vers l’espace-temps, ou de la transgression de l’attitude considérée comme artistique. Qu’en penses-tu?

Józef Robakowski - J’ai effectivement organisé une exposition, nommée "W Rozkroku" (A cheval) (1), à laquelle tu fais probablement référence, qui mettait en évidence ce type de transgression. Il me semble que les moments de transgression sont les moments les plus fructueux pour un artiste. Il semble en effet vain de se dire : désormais je fais seulement ceci ou cela, de vouloir se cantonner à une stricte ligne artistique pré-définie. D’ailleurs, si l’on commençait à explorer les travaux des plus obstinés des artistes, dans les détails, on vérifierait l’inconséquence de cette assertion. Witkacy lui-même se moquait déjà ouvertement de l’attitude visant à combattre une habitude par une autre.

- Quand situerais-tu ta "première transgression"?

J. R. - Personnellement, je distingue le premier moment de transgression dans mes travaux de 1961, avant l’avènement du groupe "Zero 61" (2). À 18 ans, je n’avais aucun parti pris stylistique. C’était une décision volontaire, prise bien avant, dès le lycée, alors que j’habitais au cinéma "Wisla" qui appartenait à ma tante, et où j’ai eu la chance de pouvoir m’amuser avec le matériel cinématographique et photographique (c’est d’ailleurs de cette période que proviennent nombre des idées que j’appliquerais plus tard dans mes installations). Mes études supérieures n’ont pas fait davantage varier ma conviction, qu’une esthétique déclarée n’est pas intéressante pour l’artiste et n’appartient qu’à l’histoire de l’art.

- Mais, dans l’histoire de l’art, se déclare-t-elle opérante?

J. R. - A posteriori, oui, et elle semble dessiner une histoire sans ruptures, suivant des lignes directrices résistantes, ne se rompant pas facilement, voir jamais.

- Dans ton entreprise parfois "absurde", c’est cette linéarité qui est expressément visée...

J. R. - L’art est avant tout pour moi l’art de semer des absurdes. Si j’avais conservé tous les documents concernant les tours que j’ai joué à l’école, aujourd’hui je les montrerais sans aucune honte... Ainsi, en assignant le caractère artistique au monde de l’absurde, on montre que le monde artistique est loin de l’utilité. Transgresser le carcan du "monde en uniforme" comme ce fut le cas dans l’orphelinat où j’ai vécu un certain temps, signifiait s’approprier une attitude qui pouvait rendre ce monde plus intéressant. Et cette attitude m’est restée comme quelque chose qui dans l’art peut durer pour toujours, sans vieillir. D’autant plus que même sciemment conçu, l’absurde est imprévisible dans ses résultats.

- Essayons de cerner plus précisément cet état de transgression que tu définis comme une situation dans laquelle tu t’installes confortablement, et que, du coup tu as besoin de casser pour déjouer les habitudes.

J. R. - Oui, dans l’art, le monde prévisible n’est bon que pour la destruction, sinon c’est la médiocrité qui nous menace.

- Pourrais-tu donner des exemples?

J. R. - En 1971, nous avons organisé avec mes amis une "revente" gratuite de meubles au bazar de Lodz. Autre exemple : lors d’une rencontre avec le public estudiantin à Gdansk, au Club Zak, nous avons remplacé le metteur en scène de "Stawka wiekrza niz zycie" (série télé polonaise de guerre des années 70, fortement politisée) (3). Un troisième exemple peut être avancé, la performance "Jestem elektryczny" (Je suis électrique) (4), où je me suis exposé au courant électrique et où j’ai laissé à la disposition du public la mesure du réglage de la tension. Toutes ces situations donnent des horizons inouïs à l’art. D’abord, il est intéressant de renverser les rôles, ensuite viennent les expériences-tests, comme tous les films "optiques" de l’Atelier de la forme filmique (5) qui étaient destinés à aborder la problématique de la conjonction des canaux sensoriels impliqués dans et par l’expérience artistique. L’art ne se conçoit alors plus comme esthétique, ni comme histoire de l’art, ni non plus comme expérimentation sur lui-même, mais il devient opération sur la réalité. Se conjuguer avec la réalité préserve de l’atrophie. C’est la renaissance permanente. Le problème reste à trouver des partenaires, car sans cela on est laissé dans la solitude et le solipsisme et beaucoup de situations n’adviennent pas. S’il n’y a personne pour réclamer mon travail, c’est comme s’il n’existait pas socialement.

- Dans tes travaux comme "Katy energetyczne" (Angles énergétiques) (6) et "Czeluscie" (Abîmes) (7), cette problématique sociale semble ne pas être prise en compte.

J. R. - Non, le problème est pris en compte. À quoi correspondent les "Abîmes"? Ils remettent en question les affirmations de Dlubak par exemple, qui veut que la photographie soit un contact de la réalité de l’appareil avec la réalité extérieure. Il apparaît à l’analyse que dans la réception de la photographie, les "Abîmes", c’est-à-dire les plages non affectées sont réellement insondables, ce qui n’empêche pas pour autant la lecture "biologique" de la photographie. Donc ce n’est pas le contact mais la lecture projectionniste qui règle la réception des photographies. Pour les "Angles énergétiques", la figure géométrique de l’angle, inventée pour des raisons utilitaires se trouve ici dans la situation paradoxale d’être superposée au corps humain. Ce qui n’existe évidement pas dans la nature en tant que concept visualisé commence alors à exister et produit une certaine énergie. Pour le faire, il a fallu que je force la situation absurde à devenir une réalité. Cela repose comme d’habitude sur ma force de conviction ou sur la manipulation qui fait partie intégrale de l’essence même de l’art.

"Petite voiture" (objet interactif), 1972

 

- Le simulacre comme provocation : mais à quoi? à la complexification ou à l’élucidation de notre rapport au monde?

J. R. - Puiser dans les exemples réels pour leur opposer un simulacre est un jeu exquis, qui veut dire : ne vous prenez pas trop au sérieux. À Beres et Warpechowski qui sont les exemples vivants du sérieux, du masochisme pour racheter la nation, etc..., j’oppose mes "Vidéo-masochismes" (8) qui sans eux, les vrais et irréductibles, n’auraient pas beaucoup de sens. Beres et Warpechowski me sont donc indispensables. Il faut même les protéger et provoquer leur réaction virulente. Nombreux sont les artistes qui croient être au-dessus de toute manipulation possible ; et pourtant, ils sont souvent manipulés de plus belle. La provocation n’est qu’une composante de la manipulation. Le plus bel absurde manipulateur, je l’ai vécu en prison (9) où la réalité est constante par définition. Inventer des actions et des réactions non comprises des fonctionnaires et des codétenus a été le meilleur jeu de ma vie. Durant les années 70, notre prison s’était la réalité officielle d’une pseudo élite qui fonctionnait parfaitement bien dans le circuit officiel, tel la galerie Foksal et T. Kantor, à laquelle il aurait fallu opposer les actions privées, austères aux moyens financiers mais efficaces sur le terrain de la manipulation qui auraient délogé les configurations existantes. Ça n’a pas réussi durant les années 60 mais ça marchait déjà pendant les années 70. Les années 60, malgré les apports des mouvements estudiantin ou amateurs, nous étaient déjà inutiles en 1970. La scène des années 70, nous l’avons construite par nous-mêmes et de toutes pièces.

- Cette manipulation opère donc surtout dans le contexte socio-politique, auquel l’art semble être étroitement lié en Pologne?

J. R. - Certaines nations se battent encore, c’est-à-dire qu’elles ont encore des boxeurs ; tandis que certaines autres n’en ont plus. Par exemple, aux Etats-Unis, il y a des boxeurs car cela rapporte. Mais le phénomène des boxeurs gratuits est déjà beaucoup plus rare. En Suisse ou en Norvège, il n’y en a pas. Les pays de l’Est étaient jusqu’il y a peu très belliqueux. Le sport amateur s’y maintenait. C’est encore plus vrai pour les campagnes où les paysans prennent leur hache pour aller à la noce. La bagarre est omniprésente, les catastrophes nationales le sont également. À l’orphelinat où ma mère était institutrice il y avait des enfants rapatriés de la Russie qui nous racontaient des choses atroces. La perfidie des temps voulait que le directeur de l’établissement les prennent pour qu’ils chantent des chansons communistes en russe pendant les fêtes. Certains refusaient car ils détestaient les gens qui avaient tué leurs parents. Ce genre de situation dramatique, les Occidentaux ne les ont jamais vécues. Dans nos films et dans notre littérature, tout comme au Japon par exemple, ces situations apparaissent. Impossible qu’elles existent en Suisse. Remarque que lorsque je fais le film avec Laibach (10) les Allemands n’ont pas voulu le passer à la T.V. en disant que le problème de l’armée russe entrant dans les pays de l’Est était un problème polonais qui ne les concernait pas. Et, c’est vrai, ce film ne pouvait être fait que par un polonais. Nous sommes mentalement préparés à toutes les éventualités et il ne nous restent que des gestes extrêmement désespérés, comme les immolations publiques, etc... Des choses qui arrivent encore aujourd’hui mais en Inde. Ce sont curieusement des gestes naturels postulés parfois par les religions ou même par les types de mentalités. Je suppose que la Pologne n’est plus un pays de ce genre, seulement l’art y est toujours compris comme un sacrifice personnel.

                        

"Séance électrique à courant alternatif", 1992                                                                                                "Videomasochismes", 1989

 

- Tu veux dire qu’en Pologne, les "gestes de l’art" sont issus du territoire physique, réel du pays et du type de mentalité qui y domine?

J. R. - Les avant-gardistes polonais traitent l’art comme une sorte de mission, liée évidement à ce contexte. Pour Warpechowski et Beres, les choses vont ainsi. Tout geste extrême peut donc avoir lieu. Le suicide de Krawczyk (11) a été dicté par cela. Il a exprimé ainsi clairement que son art était devenu sourd et sans interactions avec les gens. Le seul geste qui lui restait était le geste fatal. Il n’y a pas ici de possibilité d’abandonner l’art comme l’ont fait Rimbaud ou Duchamp. Beres lui il ne peut pas s’arrêter, il doit aller au bout et en mourir. On ne peut pas cacher que Strzeminski traitait l’art de la même façon : "au-dessus des cadavres", et rien ne comptait, ni famille, ni lui-même. Kantor s’est trouvé dans la même situation. Je pense que ceci est en train de se terminer en Pologne et comme le disent certains, aujourd’hui l’on peut jouer à l’artiste. Lorsque Warpechowski dit : la lutte, moi je réponds : le jeu. Mais jouer avec qui ? demande-t-il. Avec ses c....?. Il faut se battre, il faut avoir un adversaire, et l’éliminer efficacement. Warpechowski ne voit pas que le jeu peut-être également efficace, sauf que l’on ne voit pas de cadavre.

- Mais Strzeminski a aussi traité de problématiques internes à l’art : problème de la composition des formes, de la perception...

J. R. - La mission reste avant tout. Mais, dans le changement de son attitude au cours de sa vie, il existe effectivement une dialectique théorique. Jusqu’à l’unisme Strzeminski déjouait les conceptions artistiques de Malevitch, mais son complexe envers son maître s’est éteint avec l’unisme ; il est alors resté face à la situation du pas suivant, il a commencé à chercher son propre geste artistique. Et, le pas qu’il allait accomplir n’avait alors plus de référence à l’histoire de l’art mais à la mise en fonctionnement de sa propre sensorialité. Il existe des tableaux qui sont toujours classés comme des tableaux unistes, mais qui, au fond des choses, rompent avec l’unisme par leur caractère sphérique, où un nouvel espace optique apparaît clairement. Strzeminski était monoculaire et désormais il essaie de sonder cette particularité. Le problème de la vision mono-lentille n’apparaît nulle part ailleurs à cette même période. Il a écrit des textes à ce sujet et, il teste dans le paysage maritime la superposition purement optique de plusieurs visions. Son problème est donc de l’ordre de la physiologie de la réception oculaire ou de la perception. À la fin, les tableaux "solaristes", avec l’exploration d’une post-vue rétinienne, n’ont fait que réaffirmer cette problématique personnelle, qui ajoute de nouveaux éléments à l’histoire de l’art, non par une discussion de positions dialectiques, mais par le fait même de leur existence. Ce n’était plus la problématique de recherche des moyens pour construire des renvois à la réalité, mais la recherche sur la vision de la réalité ; et l’art, dans cette voie, disons le positiviste, a dû trouver sa place après coup. Jusqu’à l’unisme, les tableaux sont encore purement picturaux, avec leurs considérations intrinsèques, le problème de l’analyse de la vision n’y apparaît pas encore. Ce problème était complètement inconnu de Malevitch, qui s’employait à rendre ses tableaux spirituellement investis par le fait de la communion avec les surfaces neutres. C’était plus un problème notionnel, tandis que Strzeminski a relégué toutes ces sortes de gestes magiques ou envoûtants à des positions très lointaines. Il est devenu très réaliste. Dlubak l’aimait beaucoup et il est lui-même constamment revenu sur ce problème de l’objectivisation de la réalité.

- Cette problématique est également présente dans ton travail.

J. R. - Ce point de vue m’a naturellement toujours intéressé, mais uniquement pour me préparer à un pas purement symbolique. Il me tient à cœur dans sa symbolisation de toute sensation physicaliste. Ainsi, si je prépare minutieusement une structure, je le fait uniquement pour l’envoûter par la suite.

- Mais c’est justement l’envoûtement que tu dénonces, concernant les médias.

J. R. - Désormais, le monde électronique et cybernétique réclame, très fortement, le pouvoir d'envoûter les gens. Les jeunes gens qui sont nés dans cette technique ne se posent même pas de questions de fond sur les principes du fonctionnement de l'univers de l'ordinateur. Ils veulent être dans la fable qu'on leur raconte. Et cette fable est racontée par les gens extérieurs à l'art. Le nouveau défi consiste donc à pouvoir entrer dans cette configuration, d'avoir des choses à y dire et ne pas laisser la fonction créative aux ingénieurs. Le tout, c'est de trouver là-dedans des problèmes pour l'art. Et ces problèmes ce sont toujours, pour moi au moins, des absurdes. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de brouiller les dispositifs de la communication qui fonctionnent autour de la technologie informatique. J'éprouve de plus en plus d'aversion envers l'écran. Dès que je me suis aperçu que tout allait se ramener à l'écran, je n'ai eu de cesse de penser aux moyens de l'éviter, et ce sans pour autant se réfugier dans la forêt. Il s'agit de préserver des moyens d'action participante, en inventant une nouvelle situation écologique.

- La même chose s'est-elle produite à l'époque où votre action se référait au cinéma?

J. R. - Dans le cinéma nous avons provoqué la situation du cinéma en tant que la lumière. Ce fut un geste à contresens du courant général. Normalement, le spectateur vient au cinéma pour vivre quelque chose et voir un monde intéressant. Opérer dans le même piège à spectateur un renversement positiviste, en agissant sur la physicalité de l'obscurité et la luminosité de l'écran, revenait à aborder un registre totalement différent. Le spectateur, au sens de sa valeur sémantique, devient universel, car il est mis devant une situation physicaliste et réellement présente. Cela provoque une élucidation du simulacre du contenu filmique. Et je pense qu'avec l'écran du multimédia aujourd'hui, les artistes feront la même chose, qu'ainsi cet énorme investissement économique et intellectuel du monde actuel tombera à l'eau, comme cela a été le cas avec le film. Cela finira par fatiguer et les gens déserteront le cinéma, où il ne restera que des fireworks. Toute la sphère de la sagesse humaine, de la spéculation intellectuelle, de la réflexion personnelle a déjà définitivement quitté le cinéma. Il n'y a plus de Bergman, de Visconti, ils sont pour la plupart morts, et les nouveaux n'arrivent à rien. La couche des vécus du cinéma s'est déplacée ailleurs. Le monde n'est pas plus bête qu'avant, mais ce n'est plus le cinéma qui le dit. Le problème de l'expérience existentielle est peut-être toujours tenu par la littérature. Malgré les déclarations, on lit beaucoup actuellement. Le fait de s'accomplir uniquement dans l'imagination, dans les fonctions cérébrales, provoque toujours un intérêt, ne serait-ce que par l'ambiance mystérieuse que cela dégage. Aussi le fait de nous toucher un par un, dans l'intimité, est une valeur qui s'avère terriblement actuelle. La réaction collective de la salle s'y trouve complètement abolie. On a toujours besoin de la responsabilité individuelle, authentique. Si les grandes conventions collectives, comme l'opéra, le cirque, le cinéma, exercent toujours un attrait sur nous, elles le font de plus en plus par le côté biologique, thérapeutique en quelque sorte.

- Quels sont les signes de ces changements?

J. R. - L'évolution du spectacle vers la violence ou du chant lyrique vers la force de l'émission en témoignent. Ces changements sont observés par le public et constituent une source de satisfaction. Le processus peut donc durer longtemps. Ainsi l'art graphique renaît, l’opéra renaît de ses cendres, etc. Ce sont les mécanismes correcteurs qui agissent ici. Dans les pays comme le Canada rien ne peut arrêter les gens d'aller régulièrement dans la montagne. Chez nous cela commence tout juste. Avec l'omniprésence de l'appareillage informatique se pose de façon de plus en plus urgente l'exploration des rapports homme-machine. L'homme sait que tout, désormais, va se jouer entre ses sens et la logique des appareils. Personnellement j'ai commencé à étudier cette sphère depuis 1965 avec une expérimentation sur l'enregistrement de la réalité par un appareil étroitement lié à ma propre biologie comme dans "Ide" (Je vais), ou "Cwiczenie na dwie rece" (Exercice à deux mains) (12). Aujourd'hui c'est une chose commune dans l'art. Les artistes entrent dans les champs interactifs du fonctionnement des machines et analysent les résultats. Ces actions sont extrêmement importantes si dans l'avenir l'homme veut, effectivement, profiter de l'interactivité et ne pas être victime de l'interactivité cyniquement programmée, comme cela se prépare dès à présent. L'homme doit apprendre à éteindre les appareils au moment opportun. L'artiste, quant à lui doit s'auto-décentraliser. Il habitera bientôt à la campagne et émettra par Internet des communiqués qui intéresseront le monde, qui viendra par la suite le voir chez lui.

- Par rapport au problème des gestes qui changent les situations dans l'art : avec "Durszlak" (Passoire) (13) où tu as pris la photo d'une passoire pour la fixer au mur avec un grand clou, en transperçant l’image, tu révélais la relativité des médias, lesquels temporairement, pour des raisons d'opportunités diverses, devenaient synonymes de la réalité (14).

J. R. - Oui, désormais les relations artistiques se passent pour moi entre l'objet, sa perception et la situation existentielle, avec toutes les interactions possibles entre l'homme et son milieu, social et naturel. L'objet devient ainsi un simple prétexte, et, la loi de la maestria artistique ne s'applique plus à lui. Cela, je l'ai remarqué déjà chez Witkacy, au travers de son pseudo-dilettantisme. Comme tu sais, Witkacy était très peu professionnel dans sa photo, son théâtre, sa philosophie. Aujourd'hui cela s'avère être extrêmement intéressant et, paradoxalement, professionnel.

"Autoportrait multiple, à suivre…", installation vidéo, 1998

 

- Quelle était pour toi la suite ou la conséquence de cette dénonciation de la relativité des médias?

J. R. - Le second geste dans ma carrière, à mon avis extrêmement nécessaire dans l'art polonais, était la recherche dans l'artefactualité de l'art d'un fond qui soit le contraire même de l'artifice. Trouver des gestes naturels était une problématique totalement inconnue en Pologne, puisque ces gestes étant liés à la réalité, n'étaient pas considérés communément comme appartenant à l'art. Si pour Kantor, par exemple, tout objet du terrain artistique devait être artificiellement façonné, ma conception à moi était de trouver dans la réalité des situations qui puissent s'importer dans le monde de l'art. Lors de l'exposition de 1969 "Kuznia" (Forge) à Torun, exposition programmée par l'équipe de Lodz, la forge désaffectée du centre de la ville est devenue le terrain de notre geste artistique. Tous les objets exposés ont été trouvés sur place et étiquetés avec nos noms. Le complément notionnel de l'exposition s'est trouvé compris dans l'intitulé de l'ensemble "Le monde de la photographie". La conjonction des deux, de la méthode réelle et de l'appellation en quelque sorte militante, créait la sphère de notre expression. Les photographes qui étaient là pour un symposium sur la photo, Dlubak et Lachowicz (15) y compris, ne pouvaient pas comprendre en quoi consistait le caractère photographique de notre intervention. L'automatisme de l'équivalence de la réalité sur le cliché, tellement espéré par Dlubak, une fois de plus se trouvait dénoncé ici : la réalité parlait parfaitement bien pour elle même, mieux que ne l'aurait fait le papier. Le deuxième geste de type similaire fut la "revente" gratuite d'objets utilitaires au marché de Lodz. L'événement provoqué par ce moyen était enregistré et attentivement scruté, ce qui nous procurait une jouissance de type artistique, sans que personne ne s'en aperçoive. Certains films de l'Atelier de la forme filmique allaient plus loin en proposant le simple enregistrement d'une situation réelle, qui par là-même devenait "révélée" en tant qu'événement important, donc peut-être artistique. La création ici était le fait de discerner une portion de la réalité. La distinction, délimitation, discrimination de la réalité lui apportent le statut d'œuvre d'art. Ces agissements comme par exemple l’action "Moje" (Le mien) (16) dans leur ensemble sont restés parfaitement incompris par l'art des périodes concernées.

- Depuis quand vos actions étaient-elles réalisées collectivement et en quoi précisément consistait cette collectivité, avait-elle un fond théorique?

J. R. - C'était la communauté de nos mutuelles reconnaissances et de nos réciproques respects. Il s'est trouvé à l'Ecole Cinématographique de Lodz un certain nombre de gens qui ne collaient pas avec l'ensemble des étudiants puisqu'ils ne cadraient pas avec la conception du cinéma fait par Karabasz, Wajda, Lenica, Borowczyk, Polanski (17). Même le film, dit expérimental, d'avant 70 ne nous intéressait pas : il était terriblement artificiel. Les créateurs comme Lenica, agissaient en qualité de plasticiens, ils rendaient le monde plus étrange par des associations de symboles. Notre opération s'exerçait plutôt sur le milieu humain, pour comprendre quel était le degré de sa résistance à des actions provocatrices comme les nôtres. Dans notre groupe, Rybczynski (18), qui était complice de beaucoup de nos agissements, était le seul à garder encore ce côté "créativiste" du cinéma. Chaque forme d'attraction que le cinéma monté, créé, truqué, pouvait exercer, était immédiatement rejetée par nous. Le meilleur parmi nous était celui qui se faisait conspuer par le public. C'était comme un test.

- Qu’espériez vous de ces agissements?

J. R. - Replacer le poids dominant de l'art dans la sphère réelle des interactions psychiques des hommes était le geste nécessaire pour contredire la conception romantique et esthétisante de l'art polonais. Mais ses conséquences intrinsèquement artistiques, c'est-à-dire le rejet de certaines esthétiques concrètes, étaient solidaires de certaines tendances occidentales et en tant que telles pouvaient facilement s'inscrire dans le contexte mondial, ce qui fut le cas peu après. Je pense aux années 60, où l'on éliminait la créativité dans la musique, par l'introduction du bruitage ; je pense au cinéma documentaire, comme "le cinéma direct" en France, les films en une seule prise, les films sans montage, les panneaux plastiques remplis des valeurs stochastiques, etc... Mais finalement je pense que cela n'allait pas plus loin que la négation de l'aspect jouissif des créations artistiques. Les actions comme "Ide" (Je vais) ou "Cwiczenie na dwie rece" (Exercice à deux mains), comme je l'ai déjà expliqué, servaient à explorer la conjonction de l'appareil et de l'homme. Pour la caméra, le plus important était de la décoller de l'œil, en allant à contresens de sa construction et par la suite de sa fonction. En lui assignant une autre fonction, en l'occurrence l'enregistrement non-ciblé, d'un côté, et le contrôle des états de son opérateur humain de l'autre, j'ai réussi à révéler d'autres mondes cinématographiques, jusque-là insoupçonnables.

- Pourtant décoller la caméra de l'œil et la porter sur les bras tendus fait apparaître d'autres contraintes qui sont celles du corps humain, et notamment du tien.

J. R. - Bien entendu, j'ai visé cela, mais cela était juste l'annonce d'un monde à explorer ultérieurement. Quand dans "Deux cameras", j'ai fait la boucle avec mes bras, l'effet visuel lors de la projection parallèle de deux visions, montre une réalité qui n'était prévue par personne. Cette réalité pouvait concurrencer avec succès, l'imagination créative de l'homme. Pourtant, elle n'était qu'une réalité. Ce qui est intéressant en face d'une réalité, c'est de l'expérimenter non sur notre imaginaire la concernant, mais sur ses moments internes, sur leurs rapports, leur cohésion, et par la suite sur nos perceptions de ces différents moments. Bruszewski (19) l'a fait avec le bruit et l'image d'une boîte d'allumettes qui tombait régulièrement sur la table, et dont la synchronisation a été relaxée au point de s'éloigner pour revenir en fermant la boucle. Cette manifestation de deux symptômes de la physicalité, le bruit et l'image cinétique, aurait pu être imaginée et faire l'objet d'une œuvre purement conceptuelle, mais le fait de vivre cette expérience est hautement importante, car c'est seulement dans l'intervention sur le vécu effectif que l'assurance de l'existence de la réalité peut naître pleinement. De même ordre étaient les actions de Wasko (20) avec les 30 claquements des mains enregistrés dans les 30 cages d'escaliers différentes, où l'action avec la caméra suspendue sur le dos de Antczak (21), qui allait en vélo s'acheter un paquet de cigarettes.

- L'empilement de ces actions avait-il une signification pour la création d'une mouvance plus large, qui pouvait peser comme un argument de taille dans le déroulement de la discussion sur les problèmes de l'art polonais et mondial?

J. R. - Remarque, par exemple, l'œuvre de Witkacy. Malgré sa négligence et sa rapidité dans l'exécution, non-conforme aux normes de son époque, basées sur le "professionnalisme", (persistantes encore aujourd'hui au sein de "Groupa Krakowska"), elle s'avère maintenant d'une grande valeur. Il a su remplacer, par exemple, dans sa photographie le concept d'image comme objet de contemplation esthétique, par une investigation directe du réel, dont les photos sont seulement les témoins.

- Cette tendance dans l'art polonais à proposer une alternative au concept d'expérience esthétique a connu un certain écho. Je pense particulièrement à Pawlowski (22), qui, à l'expérience esthétique substitue la notion de champ énergétique, concept différent, mais tout aussi opérant, selon lui, dans l'espace artistique.

J. R. -Tout à fait, d'autant plus que l'œuvre de Pawlowski, d'une grande dimension et dont on n'a pas encore clairement compris les enjeux, énonce des problèmes très rarement abordés par son temps, par exemple, l'acceptation parmi les gestes artistiques des procédés de moulage et de constitutions de formes par les masses plastiques en fusion, se massifiant (formes constituées naturellement). Cela vaut également pour son exploitation du spectre tactile de notre sensibilité ainsi que l'action de ce spectre sur l'imagination - problèmes qui m'intéressent tout particulièrement.

- J'évoquerais encore Temerson (23), avec qui tu as entretenu des contacts.

J. R. - Effectivement, j'ai eu la possibilité de contribuer à la restauration du scénario de la légendaire "Europa". Nous avons également trouvé dans les archives de l'Ecole Cinématographique son "Zywot czlowieka poczciwego" (Le sort de l'homme honnête), film copié d'ailleurs par Polanski dans "Dwaj ludzie z szafa" (Deux hommes avec armoire). Cette œuvre révèle le caractère absurde des gestes et des manipulations opérées dans la réalité en vue d'en extraire des significations nouvelles. C'est le remplacement du concept de cinéma commercial, narratif, par le cinéma artistique expérimental. Maintes affirmations de Irzykowski (24), le critique et théoricien polonais, auteur d'un livre absolument génial et précurseur, "Dziesiata muza" (La dixième muse) (25) de 1919, vont dans le sens de conclusions similaires. Irzykowski invente en effet la notion du "cinéma hors du contenu", qui continue à être valable pour la situation moderne.

6. Conclusion.

NOTES :

(1) Exposition personnelle itinérante de l'artiste, Lodz-Lublin-Sopot, 1992-1993.

(2) Groupe d'artistes photographes qui émerge du "Fotoclub" des étudiants en 1961 à Torun, et dont ROBAKOWSKI est l’un des co-créateurs.

(3) L'action consistait en une substitution subreptice du metteur en scène de cette série, Andrzej Dominik KONIC, par Robakowski lui-même. Profitant du retard du train dudit metteur en scène, avec la complicité des organisateurs, ROBAKOWSKI se glisse dans la peau du personnage et crée la confusion chez les auditeurs et le cinéaste tardivement arrivé. Gdansk, 1971.

(4) Titre d'une performance récemment présentée dans plusieurs villes de Pologne (Koszalin, Bydgoszcz, Lodz, Slupsk, Wroclaw,1995-96). Les paramètres de puissance et de tension étaient étudiés par l’artiste afin d’obtenir une combinaison dans tous les cas, inoffensive pour la santé de celui-ci.

(5) Créé en 1970, à l'initiative des artistes, enseignants et étudiants de l'Ecole de Cinéma de Lodz (Wojciech BRUSZEWSKI, Pawel KWIEK, Antoni MIKOLAJCZYK, Janusz POLOM, Jozef ROBAKOWSKI, Andrzej ROZYCKI, Zbigniew RYBCZYNSKI, Ryszard WASKO).

(6) Nom d'un cycle de réalisations photographiques et vidéographiques (1975-89).

(7) Cycle photographique de 1978.

(8) Cycle de réalisations vidéo entre 1989-90.

(9) En 1969, ROBAKOWSKI est incarceré suite à une bagarre d'étudiants. Il passera 3 mois en prison jusqu'au procès qui l'innocentera.

(10) Il s'agit de deux films, "Hommage à Brejnev" et "L'art est une puissance", réalisés entre 1982 et 1988, avec la musique du groupe musico-théâtral, LAIBACH, de Slovénie. Ces films donnent à voir l’image des troupes russes défilant à l’occasion de l’enterrement de Brejnev ; images détournées d’une retransmission télévisée et montées en accéléré, ainsi que les manœuvres et démonstrations de force russe.

(11) Jerzy KRAWCZYK (1921 Lódz-1969 Lodz), artiste peintre polonais. Les sujets de ses tableaux étaient pour la plupart les paysages urbains énigmatiques de Lodz et plus tard la figure humaine.

(12) "Ide" (Je vais) - film-performance : l’artiste en montant les escaliers faisait la notation filmique de sa fatigue et l’enregistrement de sa respiration de plus en plus accéléré. 35 mm, 5min. N/B. 1973. "Cwiczenie na dwie rece" (Exercice à deux mains), action: projection avec deux projecteurs des résultats de la notation filmique fait à l’aide de deux caméras tenues sur les bras écartés. 16 mm, 8 min, N/B. 1976.

(13) Réalisation photographique de 1960, présentée lors de la première exposition du groupe Zero 61 (Torun, Club Od Nova, 1961).

(14) Après la guerre, la photographie en Pologne devient le témoin-synonyme des personnes et même des villes entièrement disparues.

(15) Andrzej LACHOWICZ (1939 - ), artiste photographe polonais, d’orientation conceptuelle.

(16) L’action consistait en un étiquetage de différents lieux, photographiés par la suite. Cette appropriation destinait les lieux et les images à devenir de l’art.(Lodz 1974).

(17) Waldemar BOROWCZYK (1923 - ), cinéaste polonais, auteur entre autres de "Les Jeux des anges", réalisé en 1964 en France ; Kazimierz KARABASZ (1930,Bydgoszcz - ) cinéaste polonais, professeur à l’Ecole de Cinéma de Lodz ; Jan LENICA (1928, Poznan - ), artiste plasticien cinéaste polonais ; Roman POLANSKI (1933, Paris - ) Cinéaste polonais ; Andrzej WAJDA (1926 Suwalki - ) cinéaste polonais, auteur entre autres de "L'Homme de fer" (1981). Tous considérés par ROBAKOWSKI comme faisant partie du mouvement du cinéma expérimental exclusif et officiel.

(18) Zbigniew RYBCZYNSKI (1949 Lodz - ), artiste vidéaste polonais, auteur entre autres de "Tango" (1980)

(19) Wojciech BRUSZEWSKI (1947 - ), artiste polonais, membre co-fondateur de l'Atelier de la Forme Filmique.

(20) Ryszard WASKO (1943 - ), artiste polonais, membre co-fondateur de l'Atelier de la Forme Filmique.

(21) Waclaw ANTCZAK (1924 - 1974) Poète, figurant légendaire de L’Ecole Cinématographique de Lodz, médium par excellence de l’Atelier de la Forme Filmique.

(22) Andrzej PAWLOWSKI (1925 Wadowice - 1986 Cracovie) artiste, théoricien de l’art (peinture, sculpture, architecture, photographie, films, design).

(23) Stefan TEMERSON (1910 Plock - 1988 Londre), artiste polonais, auteur, avec sa femme Franciszka TEMERSON (1907 Varsovie - 1988 Londres) de nombreux films artistiques, entre autres: "Europa" (1932); "L’Oeil et l’oreille" (1944-45).

(24) Karol IRZYKOWSKI ( 1873-1944), critique littéraire, théoricien du cinéma.

(25) Dans ce livre écrit en 1919 (24 ans après la première projection des Lumière), IRZYKOWSKI tente une des premières théories du cinéma à l’échelle mondiale. "Le cinéma nous donne à voir le mouvement (...). Le cinéma, c’est une illusion, l’écrasement sécurisant, impersonnel, inoffensif, d’un homme par une locomotive optique. Le cinéma lorgne la réalité et nous donne son apparence, qu’à cause de notre paresse et impatience nous ne pouvons connaître directement. Il décompose par exemple les mouvements du cheval en éléments-étapes, voit en raccourci la poussée de l’herbe, et essaie de nous faire croire qu’il voit des choses extraordinaires et surnaturelles (trucages, films fantastiques, prises macro...)" Nous traduisons d’après la citation de Józef ROBAKOWSKI in, "Proces ksztaltowania sie polskiej neoawangardy. Fotografia - film (1947-1969)" (Processus de formation de la néo-avant-garde polonaise. Photographie - film (1947-1969) in Józef ROBAKOWSKI, Teksty interwencyjne 1970-1995. (Textes d’intervention 1970-1995) (Slupsk: B.W.A.,1995) p. 90.

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