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Józef BURY "Contexte d’apparition des pratiques artistiques de type performance en Pologne - Entretiens avec Zbigniew Dlubak, Wlodzimierz Borowski, Jerzy Beres et Józef Robakowski", Æsthética-Nova (n°6), Paris, 1996, pp. 40-70 (extraits).

1. Introduction à la problématique de la performance.

     Approche de la pratique de type performance en Pologne.

2. Entretien avec Zbigniew DLUBAK, Meudon, Octobre 1995.

3. Entretien avec Jerzy BERES, Cracovie, Décembre 1995.

4. Entretien avec Wlodzimierz BOROWSKI, Brwinow, Novembre 1995, Janvier 1996.

5. Entretien avec Jozef ROBAKOWSKI, Lodz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 1996.

6. Conclusion.

 

3. Entretien avec Jerzy BERES, Cracovie, Décembre 1995

Józef Bury - Malgré la notoriété que vous avez acquise depuis les années 60 - vous êtes aujourd’hui reconnu comme l’un des artistes les plus originaux dans le paysage de l’art polonais - reconnaissance récemment confirmée par deux grandes expositions de votre oeuvre aux Musées Nationaux de Poznan et de Cracovie, face à votre travail ainsi qu’à la lecture de vos textes, on ne peut échapper au sentiment d’une volonté consciente de votre part de ne pas "être dans l’art". Comment expliquez-vous cette fuite permanente?

Jerzy Beres - Effectivement, dès le début, j’ai écrit que je menais un dialogue, ou une dispute avec le monde, et ce en dehors de l’art. C’est un choix conscient. Cette référence au monde extérieur à l’art est la condition principale pour une création authentique, car ce qui "consomme" l’art sera toujours en danger de répétition et de perte.

-Comment arrive-t-on à faire ce choix conscient et qu’elle a pu être l’origine de cette conscience?

J.B. - Il ne faut pas oublier les expériences décisives des années 50. Aujourd’hui, il m’est très difficile d’expliquer comment nous avons pu les vivre. Pourtant c’est par rapport à ce contexte qu’il faut situer, et que pourra être comprise, ma perte totale de confiance dans tout ce que à quoi l’humanité avait pu parvenir.

- S’agit-il d’une perte de confiance en l’art?

J.B. - Non, mais d’une perte de confiance dans toute la civilisation, dans tous les résultats de la pensée humaine, et ce à l’encontre de la "nécessité du temps"1 que prônaient alors tous les systèmes totalitaires de l’époque. Tout était en effet infiltré par l’utopie. Je pense que nous en étions arrivé au crépuscule du développement de cette civilisation hantée par la création d’utopies, utopies qui, si elles avaient pu être efficaces dans le passé, capables d’engendrer des styles, modes de pensée..., au XX ième siècle débouchaient sur l’horreur. Je pense au fascisme et communisme... Au delà du crime, il y a une chose grave : la mentalité totalitaire peut mener au seuil dangereux de sa réalisation concrète. C’est comme cela que l’on arrive à cette "ultime solution" proposée par Hitler ou Staline.

- En 1950-55, vous étiez étudiant aux Beaux-Arts, et, en tant que tel, en contact avec un milieu conscient de ces enjeux. Toutes les opinions n’étaient pas aussi catastrophiques, et aujourd’hui il s’avère que le système n’était pas éternel.

J.B. - Oui, maintenant l’on peut voir cela comme un épisode. Mais à ce moment là, de l’intérieur, l’on croyait à un danger de durée, un vrai danger pour l’humanité. Ce n’est pas hasard que l’on parle aujourd’hui de la "honte des artistes". Milosz2 révèle très bien dans "La pensée captive" cet asservissement de l’esprit par le stalinisme ; même les intellectuels n’avaient pas de distance... D’ailleurs dans l’art, la tentative de réalisation de l’utopie persiste toujours - il est très difficile en effet de vivre sans utopie...

-Pensez-vous aux grandes utopies de l’avant-garde russe? et au débat sur le rôle social de l’art dans les années 45-49 en Pologne?

J.B. -Toute utopie est une impasse pour la condition humaine. Par essence, l’utopie tente d’uniformiser le monde selon une conception unique. Là est l’impasse. Il faut au contraire admettre une possibilité de pensée pluraliste, il faut admettre un adversaire, quelqu’un qui puisse nous contester, là réside la richesse et la solution.

- Cette conviction vous a-t-elle accompagnée au cours de vos études?

J.B. - Au début c’était la révolte. La période de mes étude a coïncidé avec un endoctrinement idéologique très fort, et je ressentais - ce que plus tard en lisant Kierkegaard- je pourrais qualifier de " tremblement du sujet ". C’était une forme dramatique de défense, et ce même au sens physique. C’est à ce moment que j’ai vu que seule la nature était libre. Elle était la seule terre ferme dans la réalité qui m’entourait. Cela peut sembler ridicule, mais, le fait que le soleil brille, en dehors du territoire soumis au pouvoir de Staline permettait de penser les limites de ce pouvoir. Aucunes personnalités, pas même mon professeur, Xawery Dunikowski3 - un grand sculpteur - ne laissaient trahir une pensée autre à celle de la doctrine officielle... même si certains pouvaient penser autrement.

- La nature vous paraissait-elle une base de vérification immédiate de votre existence? outrepassant les résultats de la pensée humaine?

J.B. - C’était le commencement, le point zéro, une sorte de résistance.

Pour donner un exemple concret : mes premiers "Zwidy" (Fantômes)4 renouent avec une simplicité de moyens et pourraient être placés dans la période où l’homme primitif construit ses premiers outils. La différence réside dans le fait que l’homme primitif pour produire l’outil va soumettre le morceau de bois à une fonction et va tuer son essence. Dans mon travail au contraire, j’essaie de laisser le matériau comme partie de la nature, et mon intervention - assemblage, perçage, coupure - est un strict minimum nécessaire. Ainsi en gardant la vie de la matière, je la délivre de l’utilité propre à l’outil.

- Derrière ce minimum nécessaire se cache un problème...

J.B. - C’est un problème de définition de l’oeuvre.

On m’a toujours reproché cette simplicité, brutalité, mon manque de "Kunst" . Mais, ce faisant, cette partie de la nature je l’inclus dans mon oeuvre. Je n’essaie pas de falsifier. Cela reste authentique : nous avons toujours affaire au morceau de bois. Mais la simple transposition d’une branche trouvée a déjà, et toujours, quelque chose de mortuaire. Aussi, pour une transposition dans un autre contexte, une "réanimation" est nécessaire. Ce n’est pas un cadavre de bois que j’ emmène dans une galerie : grâce à une construction -composition dans l’espace- je le fais revivre. C’est cela, le minimum nécessaire.

- Je remarque dans votre travail deux types d’intervention auxquelles vous soumettez les matériaux ; d’un côté, des coupures, cassures faites en respectant la structure interne des matériaux, ainsi que des constructions dans l’espace régies par la loi de gravitation ; d’autre part, des perçages, encordages, assemblages, tensions (arc). Faites-vous aussi cette distinction?

J.B. - Effectivement, la matière impose ses propres lois de division, de partage, de coupure -parfois un bois attend des dizaine d’années dans mon atelier avant qu’il ne révèle ses lois, avant que je ne comprenne qu’il doit être coupé d’une façon et non d’une autre ( je ne voudrais pas le détruire, j’attends, il ne faut pas se précipiter, il ne faut pas le tuer). Ensuite pour l’assembler, pour le soulever, je perce un trou. Cela ne sera jamais une action pure car, si l’ on agit dans le concret la pureté est exclue - elle relève de l’utopie. Mon attitude doit être comprise comme une forme de dialogue avec le monde et la réalité qui m’entoure, dont la nature est l’une des composantes.

- L’art est donc un dialogue?

J.B. - Au sens où je le pratique, oui.

- Dans quelles conditions ce dialogue peut-il advenir ?

J.B. - Il y a d’abord un constat, tout un travail, parfois très long, une sorte de reconnaissance de l’état des choses. Ainsi, même dans les oeuvres anciennes, on peut retrouver le Sujet si l’on parvient à percer le style. Car, il faut en effet deux Sujets pour dialoguer.

- Pouvez-vous préciser cette notion de Sujet?

J.B. - Prenons l’exemple de la science. Le moment de dialogue universel (au sens de a-temporel) ne peut pas apparaître puisque chaque découverte scientifique vient vérifier les précédentes et les remplace. Dans l’art cette vérification est inopérante, chaque oeuvre est unique et persiste dans le temps, toujours vivante : elle n’est pas "historiquement morte", elle agit toujours de façon imprévisible. Elle contient une qualité de Sujet.

- La nature peut-elle également avoir ce statut de Sujet?

J.B. - La situation n’est pas exactement la même. Mais l’imprévisibilité, le hasard, la vie même lui procure ce statut.

- Et le spectateur de vos actions?

J.B. - Dans le cas du théâtre au sens traditionnel -le public restant dans l’ombre et le silence absolu- le spectacle se voit assigner le rôle de l’objet. Et, ce faisant, le public lui aussi rejoint ce statut. C’est là une affaire de conventions volontaires. Dans le happening, ce sont souvent l' agressivité et le hasard qui rendent actif le spectateur. Dans la performance, les règles sont définies par le protagoniste de l’action qui assigne au public le rôle de l’objet. Dans tous les cas, on peut difficilement parler de présence de Sujets des deux côtés. Il s’agira alors de créer les conditions d’un échange vivant. Parfois, j’essaie, tout simplement, de parler avec le spectateur , de manger avec lui, de boire de la vodka avec lui5. C’était le cas dans "Oltarz Kontaktu"6 (Autel de contact).

- Le problème du dialogue se situe à plusieurs niveaux dans votre travail : dans les actions, c’est le spectateur, la réalité socio-politique, ou une oeuvre du passé qui sont visés ; dans vos sculptures c’est la nature que vous évoquez le plus souvent.

Y-a-t-il une surface commune à tous ces dialogues?

J.B. - C’est l’idée même de dialogue, et le court circuit qu’elle génère.

- L’idée de dialogue implique celle de langage, au moins dans le cas de dialogue avec Autrui. Je pense au spectateur de vos actions.

J.B. - Oui, mais ce langage doit être compris dans le sens d’un ensemble de signes verbaux, visuels et autres, dans une attitude orientée vers une communication.

- L’idée de communication, de message, est très forte dans votre travail. On ressent ce besoin de communiquer. Mais quelle est la garantie que le "court circuit" va se produire, qu’il ne s’agira pas d’un récit de plus? Autrement dit, quels sont les éléments nécessaires de ce langage?

J.B. - A part la polarité des Sujets, les éléments de dialogue doivent posséder un caractère universel.

-Pouvez-vous citer des exemples?

J.B. - Les signes, les gestes, les actions simples, tels le feu, le bois, la combustion, l’action de casser, hacher, la résistance de la matière, la gravitation terrestre... Parfois ce sont des poignées, des manivelles ou une corde qui pend qui incitent à actionner,

à animer la sculpture.

- Mais vous utilisez aussi des signes beaucoup plus complexes, je pense à la nudité, à l’autel...

J.B. - Ils sont aussi universels et compréhensibles, mais complexifiés par leur champ culturel respectif. Un exemple : j’ai eu beaucoup de problèmes avec l’Eglise qui m’accusait de profanation, d’usage "abusif" de l’autel qui est le titre de mes travaux. Mais l’autel précède peut-être la religion, et l’ Eglise ne fait que se l’ approprier. L’autel donne une signification spécifique à ma "manifestation". D’un côté l’autel la place à un niveau d’accomplissement supérieur, d’autre part, il fait référence à une nécessité de sacrifice, nécessité inhérente à la problématique abordée.

        

J. Beres, Transfiguracja II, 1973, galerie Desa, Kraków. Photo : J. Szmuc (*)

 

- L’ accumulation de mots provenant du vocabulaire religieux est très visible dans votre travail, dans vos titres, mais aussi parmi les éléments composant vos oeuvres. Je pense bien sûr à l’autel, mais aussi, la prière, le miracle, la messe... D’autres mots, d’ordre spirituels ou magiques apparaissent également, tels, fantôme, oracle, rituel...

J.B. - Ces mots fonctionnent le plus souvent comme des titres, et, généralement, ce vocabulaire est plus proche de ce que je ressens que le vocable traditionnel de l’art. J’ai utilisé au début des titres comme "transfiguration", mais très vite j’ai vu que le mot "transsubstantiation" (eucharistie) était plus juste.

- Ou bien l’art est selon vous une pratique spirituelle, ou bien ce que vous faites est plus proche de la religion que de l’art...?

J.B. - Si cela vous parait d’ordre spirituel, c’est édifiant

- Avez-vous étudiez le domaine religieux, ésotérique ?

Avez-vous étudier également l’archéologie slave? Je retrouve en effet dans votre travail des allusions à des rites ancestraux?

J.B. - Il était très facile de m’accuser de perpétuer les rites des Piastes7, alors, qu’au moment où mon travail commence à être connu (les années soixante) la Pologne fêtait le millénaire de l’Etat polonais. Tout ce qui alors faisait référence aux Piastes était très à la mode. Ce fut évidement un déplorable malentendu. Quand aux études des différentes disciplines citées, je ne m’y suis pas expressément attaché. Je ne trouvais pas cela nécessaire. Il ne s’agit donc ni du résultat d’une fascination ou d’études. Mais, tout simplement, ma pratique se situe à l’intérieur, ou au plus proche du champ spirituel.

- Votre pratique vise-t-elle à une connaissance des choses?

J.B. - Ce n’est pas le but de la création ; autrement dit, la création n’est pas une science. C’est une conscience des formes. C’est toujours pour moi un moment énigmatique, mystérieux, ce moment de confrontation de l’imaginé avec le matériau. Tout ce passe comme si le matériau attendait sa forme. Concrètement, le morceau de bois par exemple, qui à un moment imprévisible, parfois après une longue série d’échecs, se constitue comme s’il attendait sa forme. Après, ce sont toujours les mêmes morceaux de bois mais différents. Ils vivent et agissent, et cela est toujours à la limite du miracle. Ce moment exerce sur moi une grande attraction, c’est une énigme que je n’essaie pas de comprendre. Cette conscience des formes est une réussite du vingtième siècle. L’avant-garde a thématisé la forme et cela a souvent conduit à un formalisme. Mais cela a permis une prise de conscience de la forme qui auparavant était recherchée dans la nature. Van Gogh par exemple, au lieu d’imiter la nature a peint sa relation avec elle. Il ne s’agit plus de la vérité de la connaissance mais de sa forme consciente. Peindre un émerveillement , voilà la conscience de la forme.

- Il semblerait que dans votre travail, le contenu prime sur la forme.

J.B. - Sur le carton d’invitation pour l’exposition en 1986, j’ai posé cette question: "Un contenu sans forme pourrait-il être beau ?". J’entends par beau, forme pure. J’ai toujours considéré que la forme est justifiée comme véhicule du contenu du message.

- Employez-vous le terme de "forme pure" au sens de Witkacy ?

J.B. - Oui, et dans le "Dialogue avec Witkacy" j’ai opposé le contenu pur aux formes pures de Witkacy. Il s’agissait de démontrer la fonction de forme comme celle d’un emballage...8 La recherche de formes pures chez Witkacy s’est soldée par un échec. Mais je pense qu’il savait que la forme pure ne peut pas se concrétiser puisqu’il s’agit tout simplement de la conscience pure. Witkacy, dans son honnêteté, nous a averti des catastrophes à venir. C’est d’ailleurs en le pressentant qu’il s’est suicidé. Et, effectivement, vu ce qui s’est passé après il aisé d’imaginer qu’il n’aurait su s’en accommoder.

- Vous avez fait aussi un "Dialogue avec Duchamp"9?

J.B. - Duchamp était beaucoup plus sarcastique et ironique, contrairement à Witkacy, il n’a pas emmi d’idées, mais a fait génialement apparaître les mécanismes régissant les sociétés du vingtième siècle.

- Et, plus précisément ?

J.B. - Par exemple, le fétichisme omniprésent.

- Quel est votre opinion des autres artistes de l’avant-garde polonaise? Je pense, par exemple à Strzeminski, et sa conception de l’unisme.

J.B. - C’est un très bon exemple de tentative de réalisation de l’utopie, heureusement limitée à la peinture. C’est inadmissible, comme toute tentative de ce genre. Je pense par exemple à Reinhardt proposant de réaliser le "dernier tableau"... Ensuite on en arrive effectivement à Kosuth, pour qui l’existence de l’oeuvre n’a pas de nécessité. Ce que j’appellerais le degré zéro de l’art : l’art existe parce qu’on le dit, et ce dire c’est l’art. Le courant conceptuel était très fort en Pologne. Cette réflexion m’accompagna dans mon travail mais ma conclusion fut : il n’y a pas d’art sans oeuvre. C’est pour cela que "j’appelle" les objets.

- Vous faites également des actions que vous nommez "manifestations", qui ne consistent pas à produire un objet. Où est l’oeuvre dans l’action éphémère ?

J.B. - "Manifestation" est handicapée par rapport aux sculptures. Cette oeuvre n’apparaît pleinement qu’à travers son accomplissement dans le temps. Les objets, les mots, ont chacun une fonction déterminée (parfois brûlés, ou effacés au cours de l’action). La photographie, comme document, est impuissante puisque l’action agit dans son ensemble : taille, échelle, phénomènes tactiles et sonores, etc... Mais cet handicap est comblé par le contact vivant avec les participants. C’est une communication immédiate dans un lieu donné.

- Et quel le rôle de votre corps?

J.B. - C’est pour moi chaque fois un moment troublant. Mon corps n’est pas mon oeuvre. Il est temporaire mais peut produire des traces. Ce sont elles qui restent de l’action éphémère. Pour ce qui est de la documentation, on peut seulement ajouter que c’est là l’oeuvre de quelqu’un d’autre. Pour "Przepowiednia I" (Oracle I)10 en 1968 à la Galerie Foksal11, j’ai utilisé des plaques de bois sculptées en négatif de mon corps pour cacher mon bassin, plaques qui ensuite peuvent désigner cette présence physique.

- Dans la plupart de vos manifestations le désir de contact vivant est très visible. Il est même le but de vos actions . Quels sont pour vous les signes qu’une action est réussie? Qu’elle ne reste pas symbolique?

J.B. - C’est une chose que je ressens, et il m’est difficile de me tromper. Cela se vérifie immédiatement. Une autre vérification, et cela concerne plutôt la sculpture est inscrite dans le temps. Il est en effet important pour l’oeuvre d’art qu’elle puisse traverser les frontières du contexte historique. Mais il est vrai, également que le risque est grand. Chaque création authentique compose avec ce risque.

- On associe souvent votre démarche à un engagement moral dans le contexte socio-politique. Certaines de vos oeuvres , telle " Klaskacz" ( applaudisseur ), "Msza Polityczna" (la messe politique), "Taczki Wolnosci" (brouette de liberté), le sont ouvertement. Ce programme moral fait-il partie de votre travail?

J.B. - Je n’essaie pas de moraliser. Il s’agit plutôt de mettre l’accent sur ce que j’appellerais l’éthique de la création, nécessaire pour garder la force intérieure, pour ne pas douter de soi-même. Chaque fois que l’on essaie d’éviter, de ne pas voir le problème en face, c’est la création qui en souffre. L’artiste doit conserver une attitude intraitable, qui l’amènera inévitablement à prendre position dans le contexte social, bien que cela ne soit pas sa tâche essentielle.

- Les notions comme "sacrifice", "message", "accomplissement", donnent un caractère spécifique à votre démarche. Pour vous, être artiste, c’est une vocation?

J.B. - Il est certain qu’être artiste n’est ni un métier ni un statut. L’idée d’un geste gratuit, d’un effort de sacrifice, aujourd'hui négligée, est à mon avis primordiale. Pour que le dialogue universel puisse se poursuivre, le message doit traverser le temps. Tous, nous pouvons, un jour, être appelé à délivrer ce message. Mais une certaine attention, sensibilité, sont nécessaire pour que cela soit authentique.

4. Entretien avec Wlodzimierz BOROWSKI, Brwinow, Novembre 1995, Janvier 1996.

5. Entretien avec Jozef ROBAKOWSKI, Lodz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 1996.

6. Conclusion.

Notes :

(*) Source de l'iconographie : Wecka, A. (dir.), Zwidy, wyrocznie, oltarze, wyzwania. Catalogue de l'exposition. Poznan : Muzeum Narodowe w Poznaniu, 1995. - Reproduction avec l'accord de l'artiste.

1 "nécessité du temps" : sacrifice personnel face à la réalité du monde, prôné par le régime communiste.

2 Czeslaw MILOSZ (1911 Sztejnie,). Poète et romancier polonais, prix Nobel de littérature en 1980.

3 Xawery DUNIKOWSKI (1875-1964). Artiste, sculpteur polonais, professeur aux Beaux-Arts de Cracovie.

4 Zwid (fantôme), nom que l'artiste donne à ses réalisations de 1960-66.

5 Il est intéressant de voir l'une des réactions suscitées par ce type d'action dans un autre champ culturel cf."L’animal signé, entre nu, tremblant, et imprègne d’humanité l’existence de toute une vie.

Au centre, se dresse une petite table sur laquelle trône une bouteille de vodka polonaise entourée de petits verres. Un peu en retrait, se tient une grosse bûche de bois d’environ deux pieds où il inscrit "monument vivant". Plus de technique, une bûche de bois, de l’alcool de patate, et comme dispositif, on le pressent, attendant au partage festif. L’homme frèle a soixante-cinq ans. Il réalise sa première action artistique en Amérique. Il entre nu, nerveux, une grosse corde nouée autour du cou et le pénis peint en blanc et rouge. La tension fait place à l’attention, l’attraction. Cet animal signé - pour reprendre la belle expression d’Henri Van Lier (L’animal signé, Casterman, 1980.) - parle. Il nous parle de la vie, de cette rencontre , de l’échange, d’abord de ses réflexions sur ce que sont l’art et la performance ; il nous parle simplement de lui et de sa vie dans la culture. Avant de servir à boire et tout en remplissant les verres, il peint sur sa poitrine, lettre après lettre, le mot Paradox en vert. Dans son dos, il exécute des graffitis noirs. Signaux ou langages? Scénario corporel ou langage? Costume ou simple appareil? Quincaillerie technologique ou gestualité naturaliste? Les débats intellectualisant l’art redeviennent ici un vécu, chaque noeud que fait l’homme dans la grosse corde marquant le temps. Nu et chaleureux, l’Homme se signe lui-même, même si la reproduction passe par l’identité hors de nous, dans la colllectivité ou dans sa progéniture ; c’est le sens de son pénis peint en blanc et rouge. Haletant, l’homme signé grimpe sur la bûche, piedestal du "monument vivant". Tenant la boule de noeud au-dessus de sa tête, il profère: "je suis maintenant en état de performance, c’est-à-dire n’ayant aucune possibilité de me défiler.". Pas d’artifices, d’ajout, d’effet spécial, encore moins de distance médiatique... Il nous sert finalement la vodka après avoir laissé l’empreinte de ses pieds sur la bûche-terre-culture." in: Guy SIOUI DURAND, "Des signaux technologiques à l’animal signé", in Inter Art Actuel, n°62 (Eté 1995) Montréal, p.73

6 A partir de 1972, l'artiste donne le nom d'autel à plusieurs de ses réalisations et actions, par exemple: "L'autel d'espoir", 1973, "L'autel d'humilité", 1979,... l’"Autel de contact" ici cité, fait partie d’une "Manifestation" Msza romantyczna" (La messe artistique), 1977, Cracovie, Club Pod Jaszczurami.

7 PIASTES: nom de la dynastie des princes et rois de Pologne qui fondèrent et gouvernèrent l'Etat polonais entre les années 900 et 1400.

8 Description de l'action: Trois tables, couvertes de nappes blanches touchant le sol sur le devant de la scène; sur les parties pendantes trois inscriptions ; table 1: FIRMA ; table 2: DIALOG Z IGNACYM WITKIEWICZEM (dialogue avec Witkacy) ; table 3: FORMA. La table 1 est vide, sur la table 2 une bouteille de vodka et des petits verres, sur la table 3 un pavé de granit. Action : l’auteur , vêtu d’un pagne blanc portant l’inscription "TRESC" (le contenu) , apparaît et pose sa signature sur la table 1 avec la peinture verte. Il rejoint la table 2 et remplit les verres de vodka. Après chaque verre, il trace un segment courbe sur son thorax, puis il ôte son pagne, le plie et le dépose près des verres remplis, de façon à rendre visible l’inscription "TRESC" . Nu, il continue à verser la vodka et à tracer sur son corps la ligne qui prend une forme de point d’interrogation. Une fois la bouteille vide, il peint un point sur son phallus puis couvre les verres avec son pagne . La bouteille à la main il rejoint la table 3 où il la casse avec le pavé. Il quitte la salle. Note rédigée d’après une description contenue in Jerzy Beres, Zwidy, Wyrocznie, Oltarze, Wyzwania. Catalogue d’exposition. ( Jerzy Beres, Fantômes, Prédictions, Autels, Défis ), (Poznan, Muzeum Narodowe, 1995) p.127 "Manifestation" réalisée à la Galerie ZPAP Pryzmat, Cracovie, Avril 1980.

9 "Manifestation" réalisée à la Galerie BWA, Lublin, Novembre 1981.

10 Il s'agit de la première "Manifestation" de l'artiste réalisée à la Galerie Foksal à Varsovie, en Janvier 1968.

11 Galerie avant-gardiste, fondée par un groupe d'artistes (Anka PTASZKOWSKA, Wieslaw BOROWSKI, Mariusz TCHOREK) en 1968 à Varsovie. KANTOR, BERES et Wlodzimierz BOROWSKI seront les premiers à y réaliser des actions. Le dossier complet relatant les activités et programmes de la Galerie a été présenté en langue française par Anka PTASZKOWSKA dans la revue Ragile, n°3, Paris, 1979. pp. 50-71.

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