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Jozef BURY "Contexte d’apparition des pratiques artistiques de type performance en Pologne - Entretiens avec Zbigniew Dlubak, Wlodzimierz Borowski, Jerzy Beres et Jozef Robakowski", Æsthetica-Nova (n°6), Paris, 1996, pp. 40-70 (extraits).

1. Introduction à la problématique de la performance

     Approche de la pratique de type performance en Pologne

2. Entretien avec Zbigniew DLUBAK, Meudon, Octobre 1995

3. Entretien avec Jerzy BERES, Cracovie, Décembre 1995

4. Entretien avec Wlodzimierz BOROWSKI, Brwinow, Novembre 1995, Janvier 1996

5. Entretien avec Jozef ROBAKOWSKI, Lodz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 1996

6. Conclusion.

 

2. Entretien avec Zbigniew DLUBAK, Meudon, Octobre 1995

Jozef Bury - En essayant de cerner les problématiques qui te préoccupent, j’ai remarqué que les titres de tes travaux tracent avec justesse le champ d’intérêt de ta réflexion. Ainsi, les mots tels asymetria (asymétrie), podobienstwo (ressemblance), roznica (différence), tautologia (tautologie), granica (frontière), desymbolizacja (desymbolisation), ikonosfera (iconosphère), apparaissent. Pourrais-tu en ajouter d’autres, ayant la même fonction?

Zbigniew Dlubak - Certainement oui. J’avoue cependant que je suis un peu surpris car je n’avais jamais pensé à ce type de schématisation. Mais cela peut être un bon point de départ. Des notions, telles que le Znak Pusty (signe vide), Zbior Dynamiczny (un ensemble dynamique), ... sont d’une importance majeure pour ma compréhension de l’art et de l’histoire de l’art. Quant à ma pratique, ces derniers temps, j’emploie plus consciemment le terme photographie-peinture, parallèlement et indissociablement, comme une sorte de solution aux problèmes de l’enfermement formel. Bien sûr une explication serait ici nécessaire.

Z. Dlubak, Asymetria, 1984-1991 (*)

 

- Cette dualité, au-delà de la proposition théorique, désigne aussi les deux techniques sur lesquelles tu travailles, mais cela n’a pas toujours été le cas.

Z. D. - J’ai toujours été attiré par les phénomènes de perception. J’étais fasciné par cette possibilité que j’avais de voir les couleurs. Depuis l’âge de quinze ans, je savais que je ferais de la peinture.

- Cet intérêt pour la peinture était-il suscité par une expérience de l’art?

Z. D. - Au début c’était plutôt une sorte d’euphorie au contact de la nature, ensuite est venu l’intérêt pour l’art qui traitait de ce genre de phénomènes. Tout ce que je pouvais voir au musée lors d’expositions mais aussi en reproduction trouvait un grand intérêt à mes yeux.

- Le choix du domaine visuel de l’art c’est donc effectué en fonction de tes prédispositions, une sorte de sensibilité au monde visible.

Z. D. - C’est vrai pour le début. Après, il y a complexification, due aux expériences de l’art, et bien sûr aux rencontres.

- Pourrais-tu les citer?

Z. D. - Pendant l’occupation j’ai lu les écrits de Witkacy pour qui je garde toujours une grande estime. J’ai également réussi à me procurer "Unizm w malarstwie"

( l’unisme en peinture ) de Strzeminski. Imprégné de ces deux conceptions radicales de l’art qui m’ont fortement marqué, j’ai rencontré Marian Bogusz (9) lors de mon séjour au camp de Mauthausen. Nous avons même réussi à faire une exposition de dessins dans le camp.

- Comment cela a-t-il pu être possible?

Z. D. - J’ai déclaré que j’étais peintre et graphiste à l’un des S.S. qui voulait que je lui fasse un logo pour une entreprise qu’il projetait d’ouvrir, après la guerre, et il m’a trouvé une place dans le labo photo. Ainsi, j’ai pu dessiner et faire cette exposition, bien entendu clandestinement. Après la guerre je suis resté en contact avec Bogusz et, à travers le "Club", (10) avec tous les milieux artistiques de l’époque : Stazewski, (11) Strzeminski, Lenica (12) et les autres.

- De cette époque date ton intérêt pour la photographie?

Z. D. - A peu près. La peinture que je pratiquais un peu pendant la guerre, pour des raisons matérielles, est devenue inaccessible. J’ai alors expérimenté la photographie, qui ne m’intéressait auparavant que pour son aspect technique.

- Y-avait-il au début d’autres fascinations qui auraient pu rivaliser avec la peinture?

Z. D. - Je m’intéressais à l’astronomie. J’ai même réussi à voir l’anneau de Saturne au moyen d’une lunette de ma fabrication. Mais ce n’étaient là que des occupations gratuites. D’autre part la lecture m’attirait : Bruno Schulz, Franz Kafka, m’ont fait grande impression. J’ai essayé de faire mes preuves dans la littérature mais je me suis aperçu que là aussi j’étais déterminé par ma perception visuelle.

- Les années d’après-guerre, jusqu’en 1949, sont aujourd’hui synonyme d’un grand débat dans l’art et la culture en général. Avec Marian Bogusz tu faisais alors partie du "Club de jeunes artistes et scientifiques" à Varsovie. Une entreprise énorme : section littéraire, section peinture, théâtre expérimental, contre proposition par rapport aux pièces jouées au Théâtre National, section scientifique, la revue "Nurt", expositions, débats, soirées, etc., cela semblait nécessiter des moyens considérables ; mais au niveau de l’organisation et du financement, le "Club" était affilié à la Maison de l’Armée Polonaise ce qui ne laissait pas soupçonner un avant-gardisme... Quelle fut ton expérience du "Club"?

Z. D. - Toutes ces sections fonctionnaient authentiquement. Nous avions même des contacts internationaux. Il y avait une très vive activité qui suscitait un intérêt considérable dans le milieu. Mon rôle n’était pas de premier plan. J’étais toujours au service militaire, mais, après une maladie, et un séjour en sanatorium, j’ai quitté mon poste précédent et suis devenu le chef de la Maison de l’Armée Polonaise, laquelle était une grosse machine avec une troupe de ballet, un orchestre symphonique... Il y avait donc possibilité de disposer du lieu et de ses moyens. Notre entreprise était tolérée par la haute administration. J’étais à l’époque au grade de colonel. J’avais un passé chargé (13). Ils devaient donc compter avec nous, et nous avons tenté d’exploiter cette position. Ceux qui décidaient réellement ne savaient pas exactement de quoi il retournait. Cela a duré environ trois ans. Ensuite, on nous tous viré, le "Club" a été fermé, et j’ai moi même évité la prison de justesse.

- Mais l’importance de cette expérience artistique était sans précédent dans la Pologne d’après-guerre, aussi bien du point de vue de l’intégration des différentes disciplines : théâtre, science, musique, littérature, que dans son aspect plastique, je pense notamment au caractère spécifique des expositions. Comment procédiez-vous dans la réalisation de ces expositions?

Z. D. - Elles étaient effectivement envisagées comme des réponses plastiques à un espace défini, où tous les aspects de l’espace étaient pris en compte. Il s’agissait de contourner le modèle "exposition-accrochage". Il y avait à chaque fois des discussions, en commun, entre les divers participants. En ce sens, il s’agissait, à chaque fois d’une oeuvre collective. Mais au coeur du projet était toujours Bogusz. Il a d’ailleurs poursuivi ses expériences dans la galerie "Krzywe kolo". (14)

- Le "Club" était aussi très actif dans le contact et les échanges avec d’autres lieux d’avant-garde, notamment Cracovie.

Z. D. - Oui, Cracovie était un lieu très actif avec le " Grupa krakowska" (15) et Kantor. Le résultat de l’un de nos contact fut l’Exposition d’Art Moderne à Cracovie en 1948.

- Cette exposition fut pour de nombreux jeunes un moment de concrétisation et a fait apparaître deux modes d’expression significatifs de l’époque : le premier, rigoureux, concernant l’organisation géométrique, où le problème de l’espace était dominant, le second plus organique et expressif, vu par les observateurs comme une réminiscence du surréalisme. Ta contribution photographique à cette exposition a pu être assimilée à ce courant surréaliste.

Z. D. - Le problème du surréalisme occupait une place considérable dans le débat d’après-guerre. Cracovie était très surréaliste. Les Tchèques étaient très intéressés et nous avons eu des contacts avec eux à travers le "Club". Le surréalisme m’attirait moi aussi dès avant la guerre, et ceci est peut-être du à la lecture de Witkacy. Mais exceptée une possible ressemblance formelle, mes photographies étaient surtout une réflexion sur la possibilité de voir le monde à travers l’appareil optique, sur la possibilité de voir le monde réel, donc du problème de perception visuelle. Mais, ce qui fut peut-être le plus important lors de cette exposition, c’était que la photographie y trouvait une place équivalente à la peinture ou la sculpture.

- L’exposition de Cracovie fut aussi pour toi l’occasion de prendre part au débat, au travers de ton texte publié dans le catalogue. Ce texte est très significatif. Là où l’on pourrait s’attendre à une prise de position théorique, relative par exemple à la perception, tu abordes le problème du rôle de l’art dans la société. Plus encore, ton texte n’est pas une exception. Tous les débats de l’époque semblent en effet infiltrés par cette problématique, laquelle devient le véritable problème pour chaque artiste.

Z. D. - Le catalogue dont tu parles a été saisi à l’imprimerie et détruit par les services de sécurité, à part quelques exemplaires réalisés pour le vernissage. (16) C’est un fait très significatif. Cette exposition a en effet eu lieu au moment final de la lutte, ultime et désespérée, pour sauver les valeurs de l’art. On ne pouvait éviter de prendre parti dans cette situation. Ce texte était codé en langage politique officiel et fut très bien compris par son destinataire, en témoigne mon éviction de l’armée quelques mois plus tard. A ce moment là, nous pensions tous qu’une discussion était encore possible, tout en sachant pourtant que le moment était délicat et qu’après le vernissage nous pouvions nous retrouver en prison. Mais le problème est beaucoup plus profond et concerne surtout les artistes de l’avant-garde. Le rôle social de l’art était débattu avant la guerre par les protagonistes de l’avant-garde comme Chwistek (17) et Strzeminski en Pologne. Toute l’avant-garde du cercle constructiviste théorisait l’art par le biais de l’utopie sociale - ici se trouve l’une des bases de notre tradition. L’autre facteur est la situation en 1945 : la majeure partie des intellectuels en Pologne étaient de gauche et, comme cela est souvent le cas chez les artistes, de gauche radicale. Pour cette fraction - à laquelle j’appartenais par suite de mes expériences avant la guerre et de mon passé dans la conspiration - le rêve s’est réalisé avec l’avancée de l’armée polonaise et russe de l’Est. Le climat politique tout de suite après la guerre était très démocratique. Il y a eu une période de fascination, d’espoir de justice sociale, et cette discussion sur le rôle de l’art dans cette nouvelle société, était très justifié. Le "Club" était l’un de ces lieux où l’on tentait de définir une place pour l’art, de l’art pour lui-même et non comme instrument de propagande politique. En 1945/47, cela était encore possible, bien que la pression se fasse déjà sentir. Les idéologues comme Zolkiewski (18) avaient des idées toutes faites sur le rôle de l’art dans la société - ils étaient marxistes, formés avant la guerre - mais avec eux, le dialogue était encore possible - contrairement au social réalisme décrété plus tard - bien que cela ait été déjà dangereux pour l’avant-garde. La machine en Pologne était programmée. Après le nettoyage de l’opposition politique, le stalinisme a pris pour cible toute l’opposition intellectuelle. En 1949 nous n’avions plus d’illusions. Le drame c’est joué au premier degré de conscience. Le débat a alors été coupé de force et le rôle social de l’art a été décrété : le pire à craindre était arrivé - arrestations, censures, révisionnisme, noyautages -, la tragédie de Strzeminski (19) mais également d’autres drames moins connus témoignent des méthodes du socialisme-réaliste.

- Quels étaient les arguments de l’avant-garde dans ces affrontements?

Z. D. - La conception de défense de l’avant-garde a mûrie à Varsovie, et j’y ai fortement contribué. Nous avons essayé de prouver que l’avant-garde se justifiait au point de vue du dialectisme historique. Nous avons essayé de démontrer qu’un retour au réalisme du XIX siècle était non seulement impossible mais également non conforme avec la logique du marxisme, que l’avant-garde était légitime dans le développement de l’histoire et qu’aucune "situation nouvelle" ne pouvait justifier de coupure dans l’histoire ; que si malgré tout, cela devait arriver, alors que cela ne pourrait se faire que par le recours à la force comme en U.R.S.S. Tous ces discours étaient menés dans un langage marxiste et nous nous faisions bien comprendre. En réponse, nous avons été déclarés agents de l’impérialisme et menacés d’arrestation, ce qui prouve qu’un programme était déjà en cours.

- A part l’avant-garde et le socialisme réaliste, existait une troisième partie dans le débat : les coloristes. Quel était leur rôle?

Z. D. - Ils étaient forts d’une grande tradition d’avant-guerre, mais ne prenaient pas parti ouvertement. La guerre entre sociaux-réalistes et coloristes était une guerre de pouvoir. Il s’agissait de toutes les fonctions clef de l’éducation artistique et de la culture en général. Entre eux, ils disaient que de toute façon ils faisaient de la peinture thématique, qu’importe le sujet : un bouquet de fleurs ou un ouvrier ne constituaient qu’un prétexte au tableau. L’opinion du Ministère de la Culture était que Krajewski, Zakrzewski , Berman (20), étaient de bons éléments, fidèles, mais de médiocres peintres. Les coloristes comme Cybis (21) étaient maintenus comme jokers. En 1953, après la mort de Staline ils ont d’ailleurs été présentés comme de bons peintres.

- Les coloristes n’étaient pas votre cible d’attaque?

Z. D. - Le problème était tout à fait théorique et datait d’il y a bien longtemps. Avec eux nous menions une discussion au plan artistique, tandis qu’avec les sociaux-réalistes il s’agissait du problème de la survie de l’art.

- Comment l’avant-garde a-t-elle vécu les années 1949-55, les années dures du social-réalisme?

Z. D. - L’avant-garde a tout simplement été supprimée de toutes les manifestations officielles, les "clubs" n’existaient plus. Tous les milieux respectables ont cessé leurs activités extérieures. La censure faisait la loi dans l’opinion. Les autres faisaient des tableaux sociaux-réalistes pour des raisons différentes. Le pire était que personne ne pouvait prévoir la durée de cette situation.

- Que voulait alors dire "être artiste" dans un pays où n’existaient ni marché ni commandes autres que publiques, dont vous étiez d’ailleurs exclus ; dans un pays où tout le paysage artistique était décrété?

Z. D. - La question dépasse largement ce contexte. Mais il est vrai que le problème est apparu dans toute son ampleur au moment où les contacts ont été coupés et les choses décidées par le Ministère de la Sécurité Publique, qui avait à l’époque un département responsable des activités culturelles, indépendamment du Ministère de la Culture.

- Quelques années après la situation change définitivement. Mais, si les critiques peuvent immédiatement se dévoiler, si l’idéologie se voit renversée, pour les artistes il va maintenant s’agir d’une longue sortie de cette crise.

Z. D. - Pour la critique la situation était très simple : la censure laissait désormais passer des opinions différentes. Pour les artistes ça a été plus complexe. Il ne suffisait pas de retourner aux problématiques de l’avant-garde des années 40. L’expérience du social-réalisme nous avaient changé. Nous l’avions vécu et il fallait faire avec. Dans ce contexte est né le "Groupe 55".

- Ce qui est très intéressant c’est que le débat sur le rôle social de l’art disparaît. On retrouve le problème des coloristes mais aussi la métaphore informelle "peinture de la matière" donc, des problèmes d’ordre plutôt formel.

Z. D. - Ce sont les apparences. Pendant la période 1949-55, tout était porté à une vertigineuse absurdité, dont par contraste on peut aujourd’hui juger. En vérité le problème a retrouvé sa place et est devenu un problème de l’art. On peut comprendre le rôle de l’art dans la société de deux façons : la première serait une consommation de l’art par la société dans l’immédiat, au sens large ; pour la seconde, l’art participe au développement historique de l’humanité et y prend parti de façon indirecte. Cette conception que je formule est proche de la conception de l’art pur, ou de l’art pour l’art, bien que je ne pense pas que quelque chose puisse exister pour lui-même. L’art donc trouve sa place dans un ensemble et le problème est de déchiffrer cette place. Pour ma part, l’art est une qualité de la pensée humaine, et si l’on admet la pensée humaine comme une structure dont les éléments dynamiques jouent chacun un rôle, l’art serait alors un élément permettant la mobilité de cette structure.

- Pourrais-tu préciser cette notion?

Z. D. - Imaginons un ensemble de neuf cubes, disposés trois par trois - la structure est figée. Si l’on en enlève un, l’on crée une mobilité potentielle. Cette place vide n’est pas rien, zéro, c’est un élément de la structure qui change la structure en structure mobile. L’art est donc ce lieu vide.

- Mais qui déplace les cubes?

Z. D. - Ce mouvement n’a besoin ni de mobiles, ni de causes. Il est une capacité de la pensée humaine qui génère une possibilité d’analyse et de raisonnement. L’art même est témoignage de cette mobilité. Les idées de la science elles, apparaissent en fonction de questions et de nécessités. Dans l’art elles arrivent comme une possibilité de changement, sans aucune nécessité. L’art n’a pas même besoin de raconter cela parce qu’il ne raconte rien, tout simplement.

- Qu’entends-tu par "pensée humaine"?

Z. D. - Il ne s’agit pas d’un état de conscience individuel mais bien plutôt de la pensée globale de l’humanité qui se manifeste, bien entendu, singulièrement, dans un temps donné de l’histoire de l’humanité. Cette polémique ne doit pas être prise au sérieux, au sens philosophique. C’est juste une réflexion qui m’accompagne dans ma pratique artistique et concerne en partie le rôle de l’art. Il y a ici plus de questions que de réponses.

- Dans ce questionnement pourrais-tu te priver du contact de la matière et de la production d’objets?

Z. D. - Les objets participent à l’émergence des idées artistiques. L’idée n’apparaît pas par la voie de la pensée abstraite. Une idée n’est pas une conception. L’apparition d’une idée se fait par la formation de matériaux. L’artiste forme une idée en formant le matériau. Il n’y a pas d’idées suspendues dans l’air que l’artiste pourrait toucher et "raconter" comme voulaient bien le croire les conceptualistes. L’idée donnée a-priori est une fiction.

- Le langage peut-il être un matériau?

Z. D. - Bien sûr, c’est le cas de la poésie. Si nous nous limitons aux choses visuelles l’idée ne peut apparaître qu’ à travers la formation consciente et critique des matériaux, bien entendu en fonction de toute l’histoire de l’art.

- Précisons encore ce rôle de l’objet. En tant que matériau servant et participant à la formation de l’idée artistique il acquière un rôle de support de l’idée. La confrontation avec l’objet est-elle confrontation avec l’idée qu’il véhicule?

Z. D. - L’idée apparaît comme une sorte d’éphéméride ; un phénomène entre le récepteur et l’oeuvre d’art. Ce récepteur est d’abord l’artiste lui-même. Mais pour que l’idée puisse avoir une signification historique, et ne pas rester un simple événement singulier, le renouvellement constant de l’acte de réception et d’interprétation est nécessaire. On pourrait comparer ce processus à la formation d’un mythe hétérogène qui se renouvelle à travers l’interprétation permanente. L’objet sera ici le seul facteur durable qui génère le renouvellement de l’idée.

- Résumons : l’objet ayant participé à l’émergence de l’idée assure son renouvellement permanent. L’art est donc indissociable du fait de réception. Une oeuvre cachée au public est-elle alors une oeuvre d’art?

Z. D. - Si on doit parler de l’art il faut prendre en compte l’objet et sa réception, différente, non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace. L’art se réalise donc dans l’acte de réception. Toutes les interprétations, opinions, impressions, des différents points de l’espace et de l’histoire de ce même objet, tout cela compose l’oeuvre vivante de l’art.

- Comment pourrais-tu définir l’acte de sa réception singulière, et ce, d’abord pour l’artiste, créateur et récepteur de son oeuvre. Autrement dit, comment comprends-tu l’expérience esthétique?

Z. D. - Il m’est difficile de donner une réponse claire. C’est une sorte de satisfaction profonde, une expérience de nature spirituelle, causée par le sentiment de participation à l’acte de création. Cette participation, dans l’acte, à l’être du monde est une sorte d’identification avec l’univers. C’est l’entrée dans le grand rythme du monde. Cela signifie ressentir ce rythme en tant que sensibilité. On pourrait dire que l’on écoute la musique des sphères, au sens de la vision ptoléméenne du mode. Une musique que l’on entend pas habituellement. Cela concerne aussi le spectateur. En s’identifiant à l’oeuvre il prend conscience de ce grand rythme. Il s’identifie et participe à ce "devenir du monde", même si l’objet qui génère ce vécu est déjà constitué par l’artiste. C’est pour cela que l’on va voir des oeuvres d’art au musée. Lorsque je fais un tableau, c’est la même chose. J’ai un projet flou, ou plutôt, j’attends quelque chose qui ne peut être défini qu’à travers ce matériau. Si le résultat s’approche de ce que j’espérais je ressens une grande satisfaction. Cette concordance est plus ou moins importante, mais il faut ce rapprochement pour que je puisse dire que le tableau est terminé. Il faut que j’y décèle un reflet de ce "grand rythme".

- Witkacy appelait cela "sentiment métaphysique": une sorte de contemplation de l’existence du monde.

Z. D. - Ce "sentiment métaphysique" de Witkacy est proche de ce que je dis, en précisant que, chez lui, cette notion recouvre une force obscure, extérieure à nous et qui dirige ce monde.

- Il parle plus précisément de "l’étrangeté de l’existence" que l’être humain peut ressentir à travers une pratique religieuse, philosophique, mais aussi la pratique et réception de l’art.

Z. D. - Mais ce que cherche Witkacy, c’est la forme pure, forme qui doit générer ce sentiment. Cette recherche de l’absolu présente d’ailleurs chez Strzeminski - en sortant chacun des traditions et rigueurs formelles - donne un aspect utopique à l’art. Quelque part ils étaient tous très proche de l’essence de l’art mais commettaient l’erreur de croire à une sorte de pré-existence de signes, formes ou idées, vers lesquels l’on devait arriver. Je ne pense pas qu’existe une forme ou idée de caractère absolu. Je pense que l’on essaie toujours d’approcher quelque chose, on tourne tout autour, non seulement autour de l’objet qui a sa place définie dans l’espace, mais aussi de phénomènes fluides qui se dérobent sans cesse. Il faut admettre dans l’art que la recherche de l’absolu est une utopie. En ce sens, je me différencie de Witkacy. Rien de cela n’existe, l’avenir est un trou noir, pas quelque chose vers où se diriger. L’artiste est quelqu’un qui avance en reculant, il voit le passé, éventuellement le présent, mais pas l’avenir rempli de l’absolu.

- Revenons encore aux années d’après le social-réalisme, où tu a poursuivi des expériences au sein du "Grupa 55", qui était une tentative de reconstruction du milieu artistique après la période 1949-55.

Z. D. - Le "Grupa 55" se formait de gens ayant une volonté de sortir du marasme plutôt que d’artistes, mais que rapprochait une pratique ou pensée semblable ; c’était une étape pour aller plus loin.

- Néanmoins vous aviez un programme et une forte activité.

Z. D. - Le programme dont j’étais l’auteur a été accepté après débat. Personnellement je voulais revenir à la peinture, ou plutôt commencer à pratiquer la peinture que jusqu’alors je pratiquais peu. Je suis passé, à cette époque, par un cycle de peintures métaphoriques comme Bogusz. Chacun avait ses résultats. Pour moi, ce fut la période où je commençais mon processus de minimalisation et d’épuration de la peinture.

- Vous avez également réalisé des expositions de rue.

Z. D. - Les actions de groupe étaient spontanées et enthousiastes, et effectivement une des manifestations fut une exposition en face du Ministère de l’Intérieur, ce qui, il faut l’avouer, nous amusait beaucoup. Il y avait là dedans quelque chose de ludique. Les sorties dans la rue n’étaient pas au programme, mais en vérité nous les pensions ainsi. Après tous ces contrôles, censures, mutilations des expositions, ce fut pour nous une manifestation de liberté et une ouverture. Ces gestes témoignent bien du contexte d’après 1955. Ces expériences ainsi que de nouvelles formes d’expositions se sont poursuivies ensuite au sein du club et galerie "Krzywe kolo". Mais tout cela trouvait sa source dans le "Club des jeunes artistes et scientifiques".

- Quel était le climat intellectuel et qu’elle était la lecture qu’en avait les milieux dont tu faisais partie à l’époque?

Z. D. - L’existentialisme était à la mode, et après 1955 il y a eu de timides tentatives de traduction des auteurs étrangers. Je me souviens que "Tristes tropiques" de Claude Lévi-Strauss a été assez vite traduit. Nous commencions à avoir des échos du structuralisme, Malinowski (22) était encore censuré, mais je ne pense pas que toutes ces idées aient été sérieusement étudiées par les artistes. Le mouvement intellectuel est venu après, avec le conceptualisme.

- De toutes ces expériences à travers différents milieux tu as gardé deux supports d’expression que tu emploies aujourd’hui : peinture et photographie. Avant de parler de l’importance que tu attaches à la pratique simultanée de ces deux techniques, que représentent-elles, séparément, pour toi?

Z. D. - Déjà dans les années 50, j’ai remarqué que le tableau débarrassé de ses éléments superflus, agit de façon plus forte. Je n’avais pas encore une idée claire de ce que veut dire "agir". Je comprenais cela comme une capacité d’attirer le regard, une sorte d'intérêt que pouvait susciter le tableau. Ce dépouillement -soustraction des éléments, jusqu’au point où il ne reste que le nombre d’éléments nécessaires pour résoudre le problème posé, et ne pas perdre le sens même de la peinture- renforçait l’expression du tableau. Après ce constat j’ai commencé une élimination systématique de tout ce que je ne jugeais pas absolument nécessaire. Ce processus s’accompagnait d’un questionnement sur la spécificité de la peinture et de sa réception. Le résultat de cette réflexion fut une idée de participation - la réception active, cette co-création de l’oeuvre, telle que je l’ai définie auparavant. L’oeuvre doit en effet être proposée par l’artiste comme un projet, un stimulant.

- Quels éléments étaient concernés par cette réduction ?

Z. D. - Tout ce qui était superflu, la peinture devant rester la peinture et non devenir un roman, un récit.

- Les tableaux que tu réalises aujourd’hui sont des acryliques sur toile, de 50x50 à 180x180 cm. La surface de tes toiles est la plupart du temps divisée en deux ou plusieurs plans, peints de façon plate et sans traces, chacun avec une couleur proche du gris-blanc, dont les nuances sont quasi imperceptibles (23). Aussi pauvre et minimale qu’elle puisse paraître, cette peinture n’en est pas pour autant dépourvue de certaines capacités d’action.

Z. D. - Il s’agit de peindre le moins possible, et de faire apparaître le plus possible dans l’imagination et à travers la sensibilité du spectateur. En regardant "Bitwa pod Grunwaldem" (La bataille de Grunwald) (24) nous n’avons pas besoin d’être actif, au sens où j’entends l’activité du spectateur - le peintre a tout fait pour nous. Le tableau que je propose au contraire oblige le spectateur à le recréer. Si je réussi à créer dans le tableau une composition de formes et couleurs, telle qu’elle puisse conduire le spectateur à recréer dans l’acte actif de sa réception ma peinture, alors je considère avoir abouti. Si cet élément manque dans la réception, nous ne pouvons pas en effet parler d’acte artistique, mais seulement d’acte de consumation. Il y a un secret caché, une énigme dans la peinture, mais elle ne peut être peinte. Elle apparaît entre le tableau et le spectateur, différente à chaque fois selon le spectateur.

- Cette énigme résulte-t-elle des spécificités de la perception visuelle?

Z. D. - La perception attentive fait apparaître le mouvement des couleurs, une mobilité de frontière entre deux surfaces : la couleur change son intensité et sème le doute. Tout cela exige l’activité du spectateur. Dans mes tableaux, la couleur apparaît différemment par endroits, différente au centre et à la périphérie du tableau ; aussi le doute oblige la reconstruction. Un mouvement de l’oeil, et tout recommence. Ce n’est pas le tableau qui change ; le tableau stimule seulement cet acte.

- Cette condition, invitation au jeu, provocation d’une situation dans laquelle le spectateur devient actif, décide-t-elle de la qualité de l’oeuvre d’art?

Z. D. - Elle décide s’il s’agit ou non d’art. Prenons l’exemple de la peinture néo-classique qui traitait le corps humain de façon à ce qu’il soit le plus approchant de la constitution réelle du corps humain. Aujourd’hui on s’aperçoit que cela n’en était pas si proche, qu’il s’agissait en fait d’un stéréotype de perception du corps humain. Et, si cette façon de voir était alors considérée comme juste et belle, il en est autrement aujourd’hui. Pourtant dans les limites de cette époque sont apparues des oeuvres qui nous invitent aujourd’hui à les investir, à les recréer ; et des oeuvres médiocres qui ne suscitent pas cette action bien qu’elles aient été réalisées selon les mêmes conventions. Il y a donc des règles qui s’étendent au-delà des époques et concernent des périodes beaucoup plus longues de développement de l’humain, de sa sensibilité, de sa possibilité de réception visuelle. Mais cette invitation ne peut pas se faire n’importe comment. Mettre de la farine sur la tête des spectateurs n’arrange pas grand chose. Il s’agit d’une participation spécifique où le signal est déjà formé dans l’objet matériel et où la re-création se fait à un autre niveau.

- Comment choisis-tu tes couleurs et quelles sont tes observations concernant la couleur?

Z. D. - J’essaie parfois de nommer les couleurs dont je me sers - le fait que la couleur s’appelle rouge par exemple ne veut pas dire grand chose - et finalement je me retrouve avec des couleurs sans nom. Je cherche la couleur qui, séparée de la deuxième surface de mon tableau, puisse paraître non définie : bleuâtre, blanchâtre… La deuxième surface qui compose le tableau est traitée de la même manière. Mais ensemble, elles rentrent en interaction, se précisent, et génèrent un jeu de couleurs très raffiné.

- On pourrait dire, d’après Strzeminski, que ces jeux résultent d’une "post-vue".

Z. D. - Elle est une fonction de post-vue, mais aussi de voisinage de couleurs. Le fait qu’elles voisinent au milieu du tableau provoque un jeu intense au centre qui faiblit à la périphérie, où les couleurs paraissent grises et semblables. Cette minimalisation des couleurs ne signifie pas l’appauvrissement, au contraire. En utilisant deux couleurs très proches j’observe une possibilité d’ouverture de champs riches et inexploités. Le jeu de deux couleurs marrons, ou proches du gris, complémentaires ou opposées, donnent un jeu plus riche que celui de deux couleurs intenses. On sait que la rétine est composé de trois sortes de sensibilité, et qu’entre ces trois sortes existent encore des zones. A part cela, il a deux sortes de possibilité de perception : l’une activée par la lumière forte, l’autre par la lumière faible. J’ai observé dans l’un de mes tableaux où le rouge voisinait avec le bleu que dans la journée, le rouge était éclatant, et le bleu plutôt reculé dans l’espace, jouant le rôle de fond. Le soir, c’était l’inverse. Le bleu devenant très clair, vivant, et le rouge foncé. Ce phénomène, dû à l’action de différentes possibilités de perception, entre chaque fois en jeu. Si l’on observe ce jeu, c’est déjà un acte de perception active - acte de participation.

- Dans la composition de tes tableaux, tu utilises deux ou plusieurs surfaces de couleurs. As-tu fait une expérience de monochromes?

Z. D. - Le problème du monochrome est semblable, mais effectivement je n’en est pas réalisé. Une surface monochrome ne se laisse jamais percevoir comme véritablement monochrome. Cela dépend de l’éclairage, du format, du contexte visuel, de l’action de l’oeil... Une telle surface nous oblige à voir des phénomènes habituellement négligés.

Les phénomènes de post-vue, les imperfections de l’oeil, la différence entre centre et périphérie... tous ces facteurs font vibrer cette surface qui devient finalement très animée.

- Quelles sont tes observations concernant le format des tableaux par rapport à la taille des spectateurs et la distance d’observation? Est-ce que ce genre de problème te préoccupe?

Z. D. - Bien entendu, tous ces facteurs sont très importants. Les phénomènes que j’évoquais tout à l’heure sont très difficiles à faire apparaître. Un tableau de 65x65 cm, regardé de près donne une autre possibilité - regardé de près permet de voir la matière de la peinture en surface, ce qui change évidement les paramètres - qu’un tableau de 140x140 cm regardé d’une distance de deux mètres, par exemple - l’angle du champ de vision correspond à peu près à cette combinaison. Dans ce cas là, les bords du tableau disparaissent avec la frontière de l’angle de vision. La couleur dicte ou nécessite un format adéquat. L’éclairage, l’entourage visuel, conditionnent aussi l’apparition de ces phénomènes. Dans la gamme foncée des couleurs il y a un jeu de l’espace plus important. Ce jeu prend parfois la forme d’oscillation dans les profondeurs, ce qu’on bien vu les constructivistes. Donc, on peut obtenir une sorte de perspective résultant uniquement de ce jeu d’oscillations.

- Et le facteur "temps d’observation"?

Z. D. - Le temps d’observation est rempli de changements, de vibrations de tous ces phénomènes. Le doute même créé par ce jeu est lié au temps.

- Comme tu le dis tous ces phénomènes provoquent la confusion, déstabilisation, et obligent à une nouvelle reconstruction. L’effet est d’autant plus important que les différences de couleurs sont minimes. Nous pouvons même éprouver un sentiment de faiblesse et d’impuissance lorsque le tableau, "reconstruit", se met à vibrer à nouveau.

Z. D. - Ici, apparaît la faiblesse du spectateur. Mais ce doute trahit la faiblesse de la perception en général et repose à nouveau le problème, bien vieux et philosophique, celui de voir le monde. Il me semble que nous voyons le monde, mais rien n’est moins sur. La réalité est-elle accessible? A un ou plusieurs niveaux, bien des questions nous font prendre conscience que nous vivons dans un monde de possibilités qui ouvrent des questionnements sur le "monde pour nous". Devant toutes ces questions nous restons très faibles et fragmentés. C’est un problème bien plus large, mais si mes tableaux réveillent ce doute je les considère comme réussis.

- Comment comprends-tu la composition des tableaux?

Z. D. - Les lois de composition peuvent être considérées comme des indications pour le peintre, mais je ne sais pas si quelque chose résulte de la composition. J’ai beaucoup d’admiration pour le courage de Strzeminski qui a proposé une solution radicale, mais, après réflexion sur ce sujet dans les années 60, j’ai mis en doute la nécessité de se préoccuper des problèmes de composition. Le tableau doit comporter un certain centre, et on pourrait comprendre la composition comme le foyer d’une action qui pourrait se développer, se construire jusqu’à se fondre dans l’espace de façon non définie. Il ne s’agit pas d’éliminer le problème de la composition, mais je le résous plutôt intuitivement et je n’élabore pas de méthodes de composition.

- T’est-il déjà arriver de dépasser la frontière de la peinture. Je pense par exemple aux limitations des différences entre deux surfaces de tableau, où tu te serais dit : "ce n’est plus de la peinture ce que je fais" ?

Z. D. - Cette frontière est mouvante. Je tourne toujours autour du point limite. Il arrive souvent qu’une personne prenne mes toiles pour des fonds photographiques (rires). Mais cela trahit la finesse et la difficulté de mon entreprise.

- Et du point de vue technique, cela pose bien des problèmes...

Z. D. - La technique joue un rôle primordial dans le type de couleurs que j’emploie, même la différence due au séchage et l’évaporation des essences après le séchage peut changer le résultat. Mélanges justes et dosages précis de l’eau sont nécessaires. Toute la partie technique est une manipulation subtile dans une marge parfois inaccessible pour un praticien non initié.

- Dans la photographie, attaches-tu la même importance à la technique?

Z. D. - Bien entendu, la photographie techniquement différente de la peinture dans chacune de ses étapes exige la même attention, d’autant plus que je réalise moi-même toutes ces étapes, y compris le tirage.

                    

Z. Dlubak, Asymétries 456A, 1990, 600C et 578B, 1993 (*)

 

- Mais le procédé qui fait apparaître l’image est complètement différent, y compris au niveau technique.

Z. D. - Aussi bien dans la photographie que dans la peinture j’essaie de garder propre le champ et la spécificité de chaque discipline respective, bien que les deux soient une réflexion sur le problème que pose le fait de voir le monde et la perception en général. Les deux techniques produisent finalement des images, mais l’essentiel de chaque méthode les différencie nettement. La photographie a longtemps essayer de ressembler à la peinture ou au graphisme. Mais la photographie qui peut être considérée comme art n’a commencé qu’au moment où elle a avoué sa spécificité.

- Comme dans la peinture c’est cette spécificité qui t’intéresse particulièrement.

Z. D. - A part la fonction d’information, de reportage au sens large, la photographie possède une qualité : une possibilité de nous faire voir le monde de façon semblable à notre possibilité de perception, et en même temps de jeter un doute sur nos capacités de voir par le fait que cette image du monde est légèrement différente. Par la capacité de création de doute et aussi en exigeant de nous une participation active, elle mérite déjà beaucoup d’attention et ouvre un large champ d’investigation. Mais existent d’autres facteurs qui ne sont pas moins intéressants...

- La photographie n’est pas "transparente" ?

Z. D. - Évidement, elle joue un rôle très important en tant que vecteur d’information - le monde est plus connu aujourd’hui à travers l’image photographique qu’à travers l’expérience - mais il a fallu apprendre à la considérer ainsi. Elle n’en est pas pour autant transparente. Elle produit des traces matérielles, saisissables du réel, des traces bien embarrassantes...

- La notion de trace implique une liaison avec un objet réel, contrairement à la peinture qui dans bien des cas ce passe de cette condition.

Z. D. - La peinture traite le problème réel de perception mais n’est pas forcément liée à une situation extérieure. Dans le cas de la photographie cette polarité - d’un côté une situation extérieure et de l’autre un dispositif optico-chimique qui produit une image, trace de cette situation extérieure - est sa principale caractéristique.

- Où est donc la photographie-art?

Z. D. - L’ensemble des problèmes qu’elle pose aussi bien par sa capacité à produire des images du monde, que par sa méthode, et les questionnements qui en résultent, permet déjà de la ranger aux côtés des arts.

- L’acceptation de la photographie dans l’art n’est pourtant pas uniquement liée au problème de sa définition propre mais également au problème de sa redéfinition dans ce que l’on était habitué à appeler Art.

Z. D. -Évidement l’art n’est pas un système rigide et imperméable. Les changements formels dans l’art s’accompagnent de changements dans la façon de voir et comprendre l’art , ainsi qu’une redéfinition de sa place dans l’histoire. En ce sens l’art est un ensemble de formes, objets, actions, opinions. Cet ensemble est complété en permanence et subi des changements. Par ces ajouts, non seulement des oeuvres mais aussi des opinions, et de nouvelles sensibilités, la quantité mais aussi la qualité et les règles de l’ensemble changent. J’appelle cela un "Ensemble dynamique". Je pense que la photographie fait partie de cet ensemble, mais les problèmes qu’elle pose sont à peine abordés. La place qu’elle commence à occuper dans cet ensemble peut avoir pour conséquence le changement de celui-ci, mais aussi des répercussions philosophiques importantes. J’ai essayer de cerner le problème dans le texte qui a accompagné l’exposition "Tautologie" (25). Le texte n’est évidement pas de rigueur philosophique, car préoccupé par l’aspect visuel du problème, j’ai plutôt poursuivi ma recherche au niveau pratique, donc à travers la photographie même.

- Quels sont selon toi les aspects à explorer de la photographie?

Z. D. - La photographie comme possibilité de voir, parallèle de l’oeil mais techniquement indépendante, donnant un résultat similaire mais non identique, comparable mais différent. Dans les années 40, je me suis aperçu que dans l’image photographique faite avec le système optique capable de restituer une profondeur de champ très limitée, on obtient une sorte de contour - zone de netteté - et un espace considérable rempli de formes que nous n’avons pas l’habitude de voir normalement. Intuitivement j’ai pressenti la gravité de ce constat et plus tard j’ai renouvelé ce type d’expérience pour observer plus précisément ce phénomène. Voilà un champ d’investigation possible. Un autre problème résulte de l’acceptation du fait que l’image photographique est indissociable de l’objet extérieur au système optico-chimique. Tous ces objets extérieurs transportent dans l’image photographique leurs aspects signifiants et symboliques enracinés dans la tradition et la culture, indépendamment de la façon de photographier. Les cycles des années 70 comme "Désymbolisation", "Gestes", témoignent de l’investigation de ces problématiques où la photographie était employée pour l’analyse de l’objet et sa signification.

- C’est à ce moment qu’est apparu la notion de "signe vide".

Z. D. - Le "signe vide" concerne plutôt le processus de formation de l’idée artistique où le signe qui ne signifie pas encore de l’art se transforme, se rempli et devient un fait dans cet ensemble dynamique. Le contexte de l’art et de la culture trouve pour ce signe vide sa place dans l’histoire de l’art en le remplissant de significations qui dépendent des autres idées et modèles qui fonctionnent déjà dans l’art. Dans les "Désymbolisations", il s’agissait de démontrer le caractère mobile des significations par rapport au signe, de toucher aux couches sémantiques de l’objet. Ceci est valable pour le cycle "Gestes" où le même geste change sa signification selon le contexte visuel.

- Les derniers travaux photographiques, que tu nommes "asymétrie", font apparaître un champ "thématique" très restreint ; on dénombre le sexe et la bouche féminine et le tronc de l’arbre seul ou double. Quel était le critère de choix de ces sujets?

           

Z. Dlubak, Asymetria, 326A, 1989 (*)                                                 Z. Dlubak, Asymetria, 532AA, 1991 (*)

Z. D. - Il m’est difficile de le dire précisément. Je ne choisis pas mes sujets expressément pour leurs qualités, j’essaie de résoudre certains problèmes et ces "sujets" apparaissent en fonction de problématiques. J’ai photographié des surfaces de toiles ou de cartons mis en situation par moi-même, mais je pense qu’en photographiant une réalité, qui de toute façon est incontournable dans la photographie avec toute sa richesse signifiante et symbolique, tout en gardant la spécificité de la photographie, je m’approche plus de l’essence des problèmes qu’elle soulève. Je ne peux pas me débarrasser de cette réalité sinon au risque de me débarrasser de la photographie elle-même.

- Quels sont les aspects des dispositifs optico-chimiques que tu choisi?

Z. D. - Je photographie avec les objectifs dotés de l’ouverture 2 ou 2,8 pour format de négatif 6X6 cm. en pleine ouverture, et j’obtiens ainsi un plan net très réduit et des plans avant et arrière flous, ce qui varie encore selon la construction et la correction optique de l’objectif. Le temps de l’exposition et la sensibilité des supports négatif noir & blanc en l’occurrence, sont déterminés selon les conditions de l’éclairage et de la mobilité du sujet afin d’obtenir une image fixe et bien exposée.

- Là aussi, un choix est fait entre toutes les possibilités que la photographie propose aujourd’hui, dans toute son étendue technique de capacités de prise de vue, de vitesse d’obturation, de diaphragme, mais aussi gamme de supports, tels les négatifs, positifs, sensibles aux infra-rouges et rayons X...

Z. D. - Il ne s’agit pas ici de l’effet démonstratif des possibilités de la photographie. Mon choix dévoile sa spécificité et la rend opérante. Mais les possibilités sont aujourd’hui, en effet, considérables.

- Est-ce-que l’expérience tirée de la pratique de la photographie complète celle de la peinture?

Z. D. - Les deux pratiques sont nettement distinctes. L’expérience de l’une n’est pas applicable à l’autre. J’essaie de garder propres les spécificité de chaque disciplines.

- Mais tu les pratiques simultanément?

Z. D. - Chacune de ces disciplines utilise des matériaux différents et est régie par sa loi interne. La pratique simultanée constitue ma proposition d’échapper à l’emprisonnement formel dont tout le XXième siècle cherche la sortie. Une des propositions intéressante fut le dadaïsme ; la création surgissait chaque jour différente, n’obéissant à aucune logique formelle, libre de toutes les contraintes disciplinaires. Moi, j’essaye, tout en gardant les règles très strictes de chaque discipline, d’échapper à cet enfermement.

- Dans les limites d’une discipline, cet enfermement est-il vraiment inévitable?

Z. D. - C’est un paradoxe de l’art. Le changement est similaire à la transgression d’une proposition formelle par l’adaptation d’une autre. Ce mouvement est un acte de sortie d’un champ fermé, vers un autre champ aussi fermé à travers une autre proposition. L’exercice parallèle des deux disciplines, sans les mélanger, me permet de garder un certain confort et une liberté d’action. Dans chacune des disciplines je procède par la logique propre, interne de celle-ci, ce qui similaire à l’acceptation de ses contraintes et limites, auxquelles je ne peux pas échapper sans quitter l’objet même de ma recherche. Mais la possibilité de changer la discipline toute entière me procure un sentiment de liberté. Le fait même de changer d’atelier - sortir du studio photo et rentrer dans l’atelier de peinture - me fait me transporter dans un monde différent et me permet d’échapper au piège.

- Il est intéressant de voir que ces deux disciplines recouvrent aussi deux propositions formelles extrêmes : d’un côté dans la peinture, une non-représentation totale ; de l’autre, dans la photographie, une représentation de la réalité dans toute sa richesse.

Z. D. - Cette possibilité de représentation du réel dans la photographie est ici soulignée, mais fait partie, intrinsèquement, de sa spécificité. Dans la peinture la réalité est présente d’une autre manière. C’est une réalité de l’acte de réception visuelle, non une exemplification de l’objet concret mais une exemplification des phénomènes qui accompagnent cette réception active.

- La réalité possible est donc celle présente dans une relation avec l’objet?

Z. D. - Dans la relation du sujet avec l’objet, c’est la seule réalité. Toute autre serait de la spéculation pure. Ces deux disciplines se rejoignent quant à l’analyse de notre possibilité de réception du monde et je voudrais les amener à converger vers ce point de la réflexion. Si je réussis, elles se retrouveront non dans le domaine de la forme, mais au niveau de l’idée, de la philosophie concernant notre rapport au monde, et la participation de notre sensibilité à l’acte de création du réel - et ce tout en rappelant ce que nous avons dit précédemment des processus de formation de l’idée artistique.

3. Entretien avec Jerzy BERES, Cracovie, Décembre 1995.

4. Entretien avec Wlodzimierz BOROWSKI, Brwinow, Novembre 1995, Janvier 1996.

5. Entretien avec Jozef ROBAKOWSKI, Lodz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 1996.

6. Conclusion.

NOTES :

(*) Source de l'iconographie : Fototapeta http://fototapeta.art.pl/2003/zdz.php - reproduction avec l'accord de l'artiste.

(9) Marian BOGUSZ (1920, Pleszow-1980, Varsovie). Artiste peintre, plasticien, initiateur de plusieurs événements importants de la vie artistique en Pologne. Directeur de la Galerie "Krzywe Kolo" de 1956 à 1965.

(10) "Klub Mlodych Artystow i Naukowcow", (Club des jeunes artistes et scientifiques), actif de 1947 à 1949 à Varsovie.

(11) Henryk STAZEWSKI (1894, Varsovie-1988, Varsovie). Artiste peintre polonais, issu du constructivisme.

(12) Alfred LENICA (1899, Pabianice-1977, Varsovie). Artiste peintre polonais, d’orientation cubiste et expressionniste, et, plus tard, surréaliste. Co-créatuer du groupe 4F+R (1947).

(13) Participation au soulèvement de Varsovie, séjours aux camps de concentration, fonction de chef du cabinet du Vice-Ministre de la Défense Nationale...

(14) Galerie Krzywe Kolo (Le Cercle Vicieux), première galerie avant-gardiste polonaise d'après-guerre, issue de l'expérience du Club de jeunes artistes et scientifiques, et du Groupa 55, dont Marian BOGUSZ et DLUBAK furent les principaux protagonistes. La galerie Krzywe Kolo a élaboré un modèle de salon expérimental dans l’art visuel.

(15) Un des plus importants groupes artistiques polonais initié en 1933 par les étudiants de l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie, inspiré de la tradition de l’avant-garde des années 20. Tadeusz KANTOR, BERES en furent membres. Le groupe poursuit toujours ses activités à Cracovie.

(16) Le texte "Uwagi o sztuce nowoczesnej" (Remarques sur l'art moderne) prononcé lors du vernissage de l'exposition est accessible dans le recueil : Zbigniew DLUBAK, Wybrane teksty o sztuce,1948-1977. (Textes choisis sur l’art) (Varsovie: Galeria Remont, 1977). pp. 13-18.

(17) Leon CHWISTEK (1884, Cracovie-1944, Barwiszek). Artiste, philosophe, mathématicien polonais. Protagoniste de l'avant-garde de l'entre-deux-guerre, aux côtés de Strzeminski et Witkacy, avec qui il a mené une vive polémique théorique.

(18) Stefan- Jakub ZOLKIEWSKI (1911, Varsovie). Docteur es philosophie en 1952, professeur ordinaire en 1954, membre de l'Académie des Sciences en 1961, Ministre de l'Education supérieure de 1956 à 1959, spécialiste en théorie de la littérature.

(19) STRZEMINSKI a été privé de toutes ressources par l'interdiction de réaliser des commandes publiques (suite à son éviction du Z.P.A.P. (Association des Artistes Plasticiens Polonais), et, renvoyé de son poste de professeur de l'Ecole de Lodz le 19 Janvier 1950 par le Ministère de l'Art et de la Culture. Déjà amputé d’une jambe et d’un bras, monoculaire, il meurt en 1952, dans la misère et l’oubli.

(20) Juliusz KRAJEWSKI (né en 1905), Wlodzimirz ZAKRZEWSKI (né en 1916), Mieczyslaw BERMAN (1903-1975); artistes peintres associés à l'époque à la politique culturelle officielle.

(21) Jan CYBIS (1897-1972). Artiste peintre, membre du mouvement coloriste polonais.

(22) Bronislaw MALINOWSKI (1884, Cracovie-1942, New Haven). Anthropologue et ethnologue d'origine polonaise.

(23) La reproduction photographique de ces tableaux est quasi impossible.

(24) Titre du tableau de Jan MATEJKO (1838-1893) , représentant le triomphe des troupes polonaises et lituaniennes sur les chevaliers teutoniques, tableau peut-être le plus célèbre en Pologne pour sa valeur patriotique.

(25) "Ce n'est qu'apparement, que je mets en rapport les objets avec leurs aspects visuels enregistrés photographiquement. En réalité, je mets en rapport deux types d’aspects visuels. Je me méfie de l’identité de l’aspect visuel et de l’objet. La mise en rapport des deux types d’aspects visuels d’un même objet a un caractère tautologique. A partir de deux segments incertains, je bâtis la confiance en l’existence réelle des objets". in: Leszek BROGOWSKI "Du sens constitué à la constitution du sens", in Dlubak, catalogue d’exposition. (Genas: Maison des Expositions de Genas,1994.) p. 8.

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