art action anamnèse esthétique, histoire et théorie de l'art contemporain @ |
revelint
- revue électronique internationale - Paris 2002 - 2010
Jozef BURY "Contexte dapparition des pratiques artistiques de type performance en Pologne - Entretiens avec Zbigniew Dlubak, Wlodzimierz Borowski, Jerzy Beres et Jozef Robakowski",
Æsthetica-Nova (n°6), Paris, 1996, pp. 40-70 (extraits).1.
Introduction à la problématique de la performanceApproche de la pratique de type performance en Pologne
2. Entretien avec Zbigniew DLUBAK, Meudon, Octobre 1995
3.
Entretien avec Jerzy BERES, Cracovie, Décembre 19954.
Entretien avec Wlodzimierz BOROWSKI, Brwinow, Novembre 1995, Janvier 19965.
Entretien avec Jozef ROBAKOWSKI, Lodz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 19966.
Conclusion.
2. Entretien avec Zbigniew DLUBAK, Meudon, Octobre 1995
Jozef Bury
- En essayant de cerner les problématiques qui te préoccupent, jai remarqué que les titres de tes travaux tracent avec justesse le champ dintérêt de ta réflexion. Ainsi, les mots tels asymetria (asymétrie), podobienstwo (ressemblance), roznica (différence), tautologia (tautologie), granica (frontière), desymbolizacja (desymbolisation), ikonosfera (iconosphère), apparaissent. Pourrais-tu en ajouter dautres, ayant la même fonction?Zbigniew Dlubak - Certainement oui. Javoue cependant que je suis un peu surpris car je navais jamais pensé à ce type de schématisation. Mais cela peut être un bon point de départ. Des notions, telles que le Znak Pusty (signe vide), Zbior Dynamiczny (un ensemble dynamique), ... sont dune importance majeure pour ma compréhension de lart et de lhistoire de lart. Quant à ma pratique, ces derniers temps, jemploie plus consciemment le terme photographie-peinture, parallèlement et indissociablement, comme une sorte de solution aux problèmes de lenfermement formel. Bien sûr une explication serait ici nécessaire.
Z. Dlubak, Asymetria, 1984-1991 (*)
- Cette dualité, au-delà de la proposition théorique, désigne aussi les deux techniques sur lesquelles tu travailles, mais cela na pas toujours été le cas.
Z. D. - Jai toujours été attiré par les phénomènes de perception. Jétais fasciné par cette possibilité que javais de voir les couleurs. Depuis lâge de quinze ans, je savais que je ferais de la peinture.
- Cet intérêt pour la peinture était-il suscité par une expérience de lart?
Z. D. - Au début cétait plutôt une sorte deuphorie au contact de la nature, ensuite est venu lintérêt pour lart qui traitait de ce genre de phénomènes. Tout ce que je pouvais voir au musée lors dexpositions mais aussi en reproduction trouvait un grand intérêt à mes yeux.
- Le choix du domaine visuel de lart cest donc effectué en fonction de tes prédispositions, une sorte de sensibilité au monde visible.
Z. D. - Cest vrai pour le début. Après, il y a complexification, due aux expériences de lart, et bien sûr aux rencontres.
- Pourrais-tu les citer?
Z. D. - Pendant loccupation jai lu les écrits de Witkacy pour qui je garde toujours une grande estime. Jai également réussi à me procurer "Unizm w malarstwie"
( lunisme en peinture ) de Strzeminski. Imprégné de ces deux conceptions radicales de lart qui mont fortement marqué, jai rencontré Marian Bogusz (9) lors de mon séjour au camp de Mauthausen. Nous avons même réussi à faire une exposition de dessins dans le camp.
- Comment cela a-t-il pu être possible?
Z. D. - Jai déclaré que jétais peintre et graphiste à lun des S.S. qui voulait que je lui fasse un logo pour une entreprise quil projetait douvrir, après la guerre, et il ma trouvé une place dans le labo photo. Ainsi, jai pu dessiner et faire cette exposition, bien entendu clandestinement. Après la guerre je suis resté en contact avec Bogusz et, à travers le "Club", (10) avec tous les milieux artistiques de lépoque : Stazewski, (11) Strzeminski, Lenica (12) et les autres.
- De cette époque date ton intérêt pour la photographie?
Z. D. - A peu près. La peinture que je pratiquais un peu pendant la guerre, pour des raisons matérielles, est devenue inaccessible. Jai alors expérimenté la photographie, qui ne mintéressait auparavant que pour son aspect technique.
- Y-avait-il au début dautres fascinations qui auraient pu rivaliser avec la peinture?
Z. D. - Je mintéressais à lastronomie. Jai même réussi à voir lanneau de Saturne au moyen dune lunette de ma fabrication. Mais ce nétaient là que des occupations gratuites. Dautre part la lecture mattirait : Bruno Schulz, Franz Kafka, mont fait grande impression. Jai essayé de faire mes preuves dans la littérature mais je me suis aperçu que là aussi jétais déterminé par ma perception visuelle.
- Les années daprès-guerre, jusquen 1949, sont aujourdhui synonyme dun grand débat dans lart et la culture en général. Avec Marian Bogusz tu faisais alors partie du "Club de jeunes artistes et scientifiques" à Varsovie. Une entreprise énorme : section littéraire, section peinture, théâtre expérimental, contre proposition par rapport aux pièces jouées au Théâtre National, section scientifique, la revue "Nurt", expositions, débats, soirées, etc., cela semblait nécessiter des moyens considérables ; mais au niveau de lorganisation et du financement, le "Club" était affilié à la Maison de lArmée Polonaise ce qui ne laissait pas soupçonner un avant-gardisme... Quelle fut ton expérience du "Club"?
Z. D. - Toutes ces sections fonctionnaient authentiquement. Nous avions même des contacts internationaux. Il y avait une très vive activité qui suscitait un intérêt considérable dans le milieu. Mon rôle nétait pas de premier plan. Jétais toujours au service militaire, mais, après une maladie, et un séjour en sanatorium, jai quitté mon poste précédent et suis devenu le chef de la Maison de lArmée Polonaise, laquelle était une grosse machine avec une troupe de ballet, un orchestre symphonique... Il y avait donc possibilité de disposer du lieu et de ses moyens. Notre entreprise était tolérée par la haute administration. Jétais à lépoque au grade de colonel. Javais un passé chargé (13). Ils devaient donc compter avec nous, et nous avons tenté dexploiter cette position. Ceux qui décidaient réellement ne savaient pas exactement de quoi il retournait. Cela a duré environ trois ans. Ensuite, on nous tous viré, le "Club" a été fermé, et jai moi même évité la prison de justesse.
- Mais limportance de cette expérience artistique était sans précédent dans la Pologne daprès-guerre, aussi bien du point de vue de lintégration des différentes disciplines : théâtre, science, musique, littérature, que dans son aspect plastique, je pense notamment au caractère spécifique des expositions. Comment procédiez-vous dans la réalisation de ces expositions?
Z. D. - Elles étaient effectivement envisagées comme des réponses plastiques à un espace défini, où tous les aspects de lespace étaient pris en compte. Il sagissait de contourner le modèle "exposition-accrochage". Il y avait à chaque fois des discussions, en commun, entre les divers participants. En ce sens, il sagissait, à chaque fois dune oeuvre collective. Mais au coeur du projet était toujours Bogusz. Il a dailleurs poursuivi ses expériences dans la galerie "Krzywe kolo". (14)
- Le "Club" était aussi très actif dans le contact et les échanges avec dautres lieux davant-garde, notamment Cracovie.
Z. D. - Oui, Cracovie était un lieu très actif avec le " Grupa krakowska" (15) et Kantor. Le résultat de lun de nos contact fut lExposition dArt Moderne à Cracovie en 1948.
- Cette exposition fut pour de nombreux jeunes un moment de concrétisation et a fait apparaître deux modes dexpression significatifs de lépoque : le premier, rigoureux, concernant lorganisation géométrique, où le problème de lespace était dominant, le second plus organique et expressif, vu par les observateurs comme une réminiscence du surréalisme. Ta contribution photographique à cette exposition a pu être assimilée à ce courant surréaliste.
Z. D. - Le problème du surréalisme occupait une place considérable dans le débat daprès-guerre. Cracovie était très surréaliste. Les Tchèques étaient très intéressés et nous avons eu des contacts avec eux à travers le "Club". Le surréalisme mattirait moi aussi dès avant la guerre, et ceci est peut-être du à la lecture de Witkacy. Mais exceptée une possible ressemblance formelle, mes photographies étaient surtout une réflexion sur la possibilité de voir le monde à travers lappareil optique, sur la possibilité de voir le monde réel, donc du problème de perception visuelle. Mais, ce qui fut peut-être le plus important lors de cette exposition, cétait que la photographie y trouvait une place équivalente à la peinture ou la sculpture.
- Lexposition de Cracovie fut aussi pour toi loccasion de prendre part au débat, au travers de ton texte publié dans le catalogue. Ce texte est très significatif. Là où lon pourrait sattendre à une prise de position théorique, relative par exemple à la perception, tu abordes le problème du rôle de lart dans la société. Plus encore, ton texte nest pas une exception. Tous les débats de lépoque semblent en effet infiltrés par cette problématique, laquelle devient le véritable problème pour chaque artiste.
Z. D. - Le catalogue dont tu parles a été saisi à limprimerie et détruit par les services de sécurité, à part quelques exemplaires réalisés pour le vernissage. (16) Cest un fait très significatif. Cette exposition a en effet eu lieu au moment final de la lutte, ultime et désespérée, pour sauver les valeurs de lart. On ne pouvait éviter de prendre parti dans cette situation. Ce texte était codé en langage politique officiel et fut très bien compris par son destinataire, en témoigne mon éviction de larmée quelques mois plus tard. A ce moment là, nous pensions tous quune discussion était encore possible, tout en sachant pourtant que le moment était délicat et quaprès le vernissage nous pouvions nous retrouver en prison. Mais le problème est beaucoup plus profond et concerne surtout les artistes de lavant-garde. Le rôle social de lart était débattu avant la guerre par les protagonistes de lavant-garde comme Chwistek (17) et Strzeminski en Pologne. Toute lavant-garde du cercle constructiviste théorisait lart par le biais de lutopie sociale - ici se trouve lune des bases de notre tradition. Lautre facteur est la situation en 1945 : la majeure partie des intellectuels en Pologne étaient de gauche et, comme cela est souvent le cas chez les artistes, de gauche radicale. Pour cette fraction - à laquelle jappartenais par suite de mes expériences avant la guerre et de mon passé dans la conspiration - le rêve sest réalisé avec lavancée de larmée polonaise et russe de lEst. Le climat politique tout de suite après la guerre était très démocratique. Il y a eu une période de fascination, despoir de justice sociale, et cette discussion sur le rôle de lart dans cette nouvelle société, était très justifié. Le "Club" était lun de ces lieux où lon tentait de définir une place pour lart, de lart pour lui-même et non comme instrument de propagande politique. En 1945/47, cela était encore possible, bien que la pression se fasse déjà sentir. Les idéologues comme Zolkiewski (18) avaient des idées toutes faites sur le rôle de lart dans la société - ils étaient marxistes, formés avant la guerre - mais avec eux, le dialogue était encore possible - contrairement au social réalisme décrété plus tard - bien que cela ait été déjà dangereux pour lavant-garde. La machine en Pologne était programmée. Après le nettoyage de lopposition politique, le stalinisme a pris pour cible toute lopposition intellectuelle. En 1949 nous navions plus dillusions. Le drame cest joué au premier degré de conscience. Le débat a alors été coupé de force et le rôle social de lart a été décrété : le pire à craindre était arrivé - arrestations, censures, révisionnisme, noyautages -, la tragédie de Strzeminski (19) mais également dautres drames moins connus témoignent des méthodes du socialisme-réaliste.
- Quels étaient les arguments de lavant-garde dans ces affrontements?
Z. D. - La conception de défense de lavant-garde a mûrie à Varsovie, et jy ai fortement contribué. Nous avons essayé de prouver que lavant-garde se justifiait au point de vue du dialectisme historique. Nous avons essayé de démontrer quun retour au réalisme du XIX siècle était non seulement impossible mais également non conforme avec la logique du marxisme, que lavant-garde était légitime dans le développement de lhistoire et quaucune "situation nouvelle" ne pouvait justifier de coupure dans lhistoire ; que si malgré tout, cela devait arriver, alors que cela ne pourrait se faire que par le recours à la force comme en U.R.S.S. Tous ces discours étaient menés dans un langage marxiste et nous nous faisions bien comprendre. En réponse, nous avons été déclarés agents de limpérialisme et menacés darrestation, ce qui prouve quun programme était déjà en cours.
- A part lavant-garde et le socialisme réaliste, existait une troisième partie dans le débat : les coloristes. Quel était leur rôle?
Z. D. - Ils étaient forts dune grande tradition davant-guerre, mais ne prenaient pas parti ouvertement. La guerre entre sociaux-réalistes et coloristes était une guerre de pouvoir. Il sagissait de toutes les fonctions clef de léducation artistique et de la culture en général. Entre eux, ils disaient que de toute façon ils faisaient de la peinture thématique, quimporte le sujet : un bouquet de fleurs ou un ouvrier ne constituaient quun prétexte au tableau. Lopinion du Ministère de la Culture était que Krajewski, Zakrzewski , Berman (20), étaient de bons éléments, fidèles, mais de médiocres peintres. Les coloristes comme Cybis (21) étaient maintenus comme jokers. En 1953, après la mort de Staline ils ont dailleurs été présentés comme de bons peintres.
- Les coloristes nétaient pas votre cible dattaque?
Z. D. - Le problème était tout à fait théorique et datait dil y a bien longtemps. Avec eux nous menions une discussion au plan artistique, tandis quavec les sociaux-réalistes il sagissait du problème de la survie de lart.
- Comment lavant-garde a-t-elle vécu les années 1949-55, les années dures du social-réalisme?
Z. D. - Lavant-garde a tout simplement été supprimée de toutes les manifestations officielles, les "clubs" nexistaient plus. Tous les milieux respectables ont cessé leurs activités extérieures. La censure faisait la loi dans lopinion. Les autres faisaient des tableaux sociaux-réalistes pour des raisons différentes. Le pire était que personne ne pouvait prévoir la durée de cette situation.
- Que voulait alors dire "être artiste" dans un pays où nexistaient ni marché ni commandes autres que publiques, dont vous étiez dailleurs exclus ; dans un pays où tout le paysage artistique était décrété?
Z. D. - La question dépasse largement ce contexte. Mais il est vrai que le problème est apparu dans toute son ampleur au moment où les contacts ont été coupés et les choses décidées par le Ministère de la Sécurité Publique, qui avait à lépoque un département responsable des activités culturelles, indépendamment du Ministère de la Culture.
- Quelques années après la situation change définitivement. Mais, si les critiques peuvent immédiatement se dévoiler, si lidéologie se voit renversée, pour les artistes il va maintenant sagir dune longue sortie de cette crise.
Z. D. - Pour la critique la situation était très simple : la censure laissait désormais passer des opinions différentes. Pour les artistes ça a été plus complexe. Il ne suffisait pas de retourner aux problématiques de lavant-garde des années 40. Lexpérience du social-réalisme nous avaient changé. Nous lavions vécu et il fallait faire avec. Dans ce contexte est né le "Groupe 55".
- Ce qui est très intéressant cest que le débat sur le rôle social de lart disparaît. On retrouve le problème des coloristes mais aussi la métaphore informelle "peinture de la matière" donc, des problèmes dordre plutôt formel.
Z. D. - Ce sont les apparences. Pendant la période 1949-55, tout était porté à une vertigineuse absurdité, dont par contraste on peut aujourdhui juger. En vérité le problème a retrouvé sa place et est devenu un problème de lart. On peut comprendre le rôle de lart dans la société de deux façons : la première serait une consommation de lart par la société dans limmédiat, au sens large ; pour la seconde, lart participe au développement historique de lhumanité et y prend parti de façon indirecte. Cette conception que je formule est proche de la conception de lart pur, ou de lart pour lart, bien que je ne pense pas que quelque chose puisse exister pour lui-même. Lart donc trouve sa place dans un ensemble et le problème est de déchiffrer cette place. Pour ma part, lart est une qualité de la pensée humaine, et si lon admet la pensée humaine comme une structure dont les éléments dynamiques jouent chacun un rôle, lart serait alors un élément permettant la mobilité de cette structure.
- Pourrais-tu préciser cette notion?
Z. D. - Imaginons un ensemble de neuf cubes, disposés trois par trois - la structure est figée. Si lon en enlève un, lon crée une mobilité potentielle. Cette place vide nest pas rien, zéro, cest un élément de la structure qui change la structure en structure mobile. Lart est donc ce lieu vide.
- Mais qui déplace les cubes?
Z. D. - Ce mouvement na besoin ni de mobiles, ni de causes. Il est une capacité de la pensée humaine qui génère une possibilité danalyse et de raisonnement. Lart même est témoignage de cette mobilité. Les idées de la science elles, apparaissent en fonction de questions et de nécessités. Dans lart elles arrivent comme une possibilité de changement, sans aucune nécessité. Lart na pas même besoin de raconter cela parce quil ne raconte rien, tout simplement.
- Quentends-tu par "pensée humaine"?
Z. D. - Il ne sagit pas dun état de conscience individuel mais bien plutôt de la pensée globale de lhumanité qui se manifeste, bien entendu, singulièrement, dans un temps donné de lhistoire de lhumanité. Cette polémique ne doit pas être prise au sérieux, au sens philosophique. Cest juste une réflexion qui maccompagne dans ma pratique artistique et concerne en partie le rôle de lart. Il y a ici plus de questions que de réponses.
- Dans ce questionnement pourrais-tu te priver du contact de la matière et de la production dobjets?
Z. D. - Les objets participent à lémergence des idées artistiques. Lidée napparaît pas par la voie de la pensée abstraite. Une idée nest pas une conception. Lapparition dune idée se fait par la formation de matériaux. Lartiste forme une idée en formant le matériau. Il ny a pas didées suspendues dans lair que lartiste pourrait toucher et "raconter" comme voulaient bien le croire les conceptualistes. Lidée donnée a-priori est une fiction.
- Le langage peut-il être un matériau?
Z. D. - Bien sûr, cest le cas de la poésie. Si nous nous limitons aux choses visuelles lidée ne peut apparaître qu à travers la formation consciente et critique des matériaux, bien entendu en fonction de toute lhistoire de lart.
- Précisons encore ce rôle de lobjet. En tant que matériau servant et participant à la formation de lidée artistique il acquière un rôle de support de lidée. La confrontation avec lobjet est-elle confrontation avec lidée quil véhicule?
Z. D. - Lidée apparaît comme une sorte déphéméride ; un phénomène entre le récepteur et loeuvre dart. Ce récepteur est dabord lartiste lui-même. Mais pour que lidée puisse avoir une signification historique, et ne pas rester un simple événement singulier, le renouvellement constant de lacte de réception et dinterprétation est nécessaire. On pourrait comparer ce processus à la formation dun mythe hétérogène qui se renouvelle à travers linterprétation permanente. Lobjet sera ici le seul facteur durable qui génère le renouvellement de lidée.
- Résumons : lobjet ayant participé à lémergence de lidée assure son renouvellement permanent. Lart est donc indissociable du fait de réception. Une oeuvre cachée au public est-elle alors une oeuvre dart?
Z. D. - Si on doit parler de lart il faut prendre en compte lobjet et sa réception, différente, non seulement dans le temps mais aussi dans lespace. Lart se réalise donc dans lacte de réception. Toutes les interprétations, opinions, impressions, des différents points de lespace et de lhistoire de ce même objet, tout cela compose loeuvre vivante de lart.
- Comment pourrais-tu définir lacte de sa réception singulière, et ce, dabord pour lartiste, créateur et récepteur de son oeuvre. Autrement dit, comment comprends-tu lexpérience esthétique?
Z. D. - Il mest difficile de donner une réponse claire. Cest une sorte de satisfaction profonde, une expérience de nature spirituelle, causée par le sentiment de participation à lacte de création. Cette participation, dans lacte, à lêtre du monde est une sorte didentification avec lunivers. Cest lentrée dans le grand rythme du monde. Cela signifie ressentir ce rythme en tant que sensibilité. On pourrait dire que lon écoute la musique des sphères, au sens de la vision ptoléméenne du mode. Une musique que lon entend pas habituellement. Cela concerne aussi le spectateur. En sidentifiant à loeuvre il prend conscience de ce grand rythme. Il sidentifie et participe à ce "devenir du monde", même si lobjet qui génère ce vécu est déjà constitué par lartiste. Cest pour cela que lon va voir des oeuvres dart au musée. Lorsque je fais un tableau, cest la même chose. Jai un projet flou, ou plutôt, jattends quelque chose qui ne peut être défini quà travers ce matériau. Si le résultat sapproche de ce que jespérais je ressens une grande satisfaction. Cette concordance est plus ou moins importante, mais il faut ce rapprochement pour que je puisse dire que le tableau est terminé. Il faut que jy décèle un reflet de ce "grand rythme".
- Witkacy appelait cela "sentiment métaphysique": une sorte de contemplation de lexistence du monde.
Z. D. - Ce "sentiment métaphysique" de Witkacy est proche de ce que je dis, en précisant que, chez lui, cette notion recouvre une force obscure, extérieure à nous et qui dirige ce monde.
- Il parle plus précisément de "létrangeté de lexistence" que lêtre humain peut ressentir à travers une pratique religieuse, philosophique, mais aussi la pratique et réception de lart.
Z. D. - Mais ce que cherche Witkacy, cest la forme pure, forme qui doit générer ce sentiment. Cette recherche de labsolu présente dailleurs chez Strzeminski - en sortant chacun des traditions et rigueurs formelles - donne un aspect utopique à lart. Quelque part ils étaient tous très proche de lessence de lart mais commettaient lerreur de croire à une sorte de pré-existence de signes, formes ou idées, vers lesquels lon devait arriver. Je ne pense pas quexiste une forme ou idée de caractère absolu. Je pense que lon essaie toujours dapprocher quelque chose, on tourne tout autour, non seulement autour de lobjet qui a sa place définie dans lespace, mais aussi de phénomènes fluides qui se dérobent sans cesse. Il faut admettre dans lart que la recherche de labsolu est une utopie. En ce sens, je me différencie de Witkacy. Rien de cela nexiste, lavenir est un trou noir, pas quelque chose vers où se diriger. Lartiste est quelquun qui avance en reculant, il voit le passé, éventuellement le présent, mais pas lavenir rempli de labsolu.
- Revenons encore aux années daprès le social-réalisme, où tu a poursuivi des expériences au sein du "Grupa 55", qui était une tentative de reconstruction du milieu artistique après la période 1949-55.
Z. D. - Le "Grupa 55" se formait de gens ayant une volonté de sortir du marasme plutôt que dartistes, mais que rapprochait une pratique ou pensée semblable ; cétait une étape pour aller plus loin.
- Néanmoins vous aviez un programme et une forte activité.
Z. D. - Le programme dont jétais lauteur a été accepté après débat. Personnellement je voulais revenir à la peinture, ou plutôt commencer à pratiquer la peinture que jusqualors je pratiquais peu. Je suis passé, à cette époque, par un cycle de peintures métaphoriques comme Bogusz. Chacun avait ses résultats. Pour moi, ce fut la période où je commençais mon processus de minimalisation et dépuration de la peinture.
- Vous avez également réalisé des expositions de rue.
Z. D. - Les actions de groupe étaient spontanées et enthousiastes, et effectivement une des manifestations fut une exposition en face du Ministère de lIntérieur, ce qui, il faut lavouer, nous amusait beaucoup. Il y avait là dedans quelque chose de ludique. Les sorties dans la rue nétaient pas au programme, mais en vérité nous les pensions ainsi. Après tous ces contrôles, censures, mutilations des expositions, ce fut pour nous une manifestation de liberté et une ouverture. Ces gestes témoignent bien du contexte daprès 1955. Ces expériences ainsi que de nouvelles formes dexpositions se sont poursuivies ensuite au sein du club et galerie "Krzywe kolo". Mais tout cela trouvait sa source dans le "Club des jeunes artistes et scientifiques".
- Quel était le climat intellectuel et quelle était la lecture quen avait les milieux dont tu faisais partie à lépoque?
Z. D. - Lexistentialisme était à la mode, et après 1955 il y a eu de timides tentatives de traduction des auteurs étrangers. Je me souviens que "Tristes tropiques" de Claude Lévi-Strauss a été assez vite traduit. Nous commencions à avoir des échos du structuralisme, Malinowski (22) était encore censuré, mais je ne pense pas que toutes ces idées aient été sérieusement étudiées par les artistes. Le mouvement intellectuel est venu après, avec le conceptualisme.
- De toutes ces expériences à travers différents milieux tu as gardé deux supports dexpression que tu emploies aujourdhui : peinture et photographie. Avant de parler de limportance que tu attaches à la pratique simultanée de ces deux techniques, que représentent-elles, séparément, pour toi?
Z. D. - Déjà dans les années 50, jai remarqué que le tableau débarrassé de ses éléments superflus, agit de façon plus forte. Je navais pas encore une idée claire de ce que veut dire "agir". Je comprenais cela comme une capacité dattirer le regard, une sorte d'intérêt que pouvait susciter le tableau. Ce dépouillement -soustraction des éléments, jusquau point où il ne reste que le nombre déléments nécessaires pour résoudre le problème posé, et ne pas perdre le sens même de la peinture- renforçait lexpression du tableau. Après ce constat jai commencé une élimination systématique de tout ce que je ne jugeais pas absolument nécessaire. Ce processus saccompagnait dun questionnement sur la spécificité de la peinture et de sa réception. Le résultat de cette réflexion fut une idée de participation - la réception active, cette co-création de loeuvre, telle que je lai définie auparavant. Loeuvre doit en effet être proposée par lartiste comme un projet, un stimulant.
- Quels éléments étaient concernés par cette réduction ?
Z. D. - Tout ce qui était superflu, la peinture devant rester la peinture et non devenir un roman, un récit.
- Les tableaux que tu réalises aujourdhui sont des acryliques sur toile, de 50x50 à 180x180 cm. La surface de tes toiles est la plupart du temps divisée en deux ou plusieurs plans, peints de façon plate et sans traces, chacun avec une couleur proche du gris-blanc, dont les nuances sont quasi imperceptibles (23). Aussi pauvre et minimale quelle puisse paraître, cette peinture nen est pas pour autant dépourvue de certaines capacités daction.
Z. D. - Il sagit de peindre le moins possible, et de faire apparaître le plus possible dans limagination et à travers la sensibilité du spectateur. En regardant "Bitwa pod Grunwaldem" (La bataille de Grunwald) (24) nous navons pas besoin dêtre actif, au sens où jentends lactivité du spectateur - le peintre a tout fait pour nous. Le tableau que je propose au contraire oblige le spectateur à le recréer. Si je réussi à créer dans le tableau une composition de formes et couleurs, telle quelle puisse conduire le spectateur à recréer dans lacte actif de sa réception ma peinture, alors je considère avoir abouti. Si cet élément manque dans la réception, nous ne pouvons pas en effet parler dacte artistique, mais seulement dacte de consumation. Il y a un secret caché, une énigme dans la peinture, mais elle ne peut être peinte. Elle apparaît entre le tableau et le spectateur, différente à chaque fois selon le spectateur.
- Cette énigme résulte-t-elle des spécificités de la perception visuelle?
Z. D. - La perception attentive fait apparaître le mouvement des couleurs, une mobilité de frontière entre deux surfaces : la couleur change son intensité et sème le doute. Tout cela exige lactivité du spectateur. Dans mes tableaux, la couleur apparaît différemment par endroits, différente au centre et à la périphérie du tableau ; aussi le doute oblige la reconstruction. Un mouvement de loeil, et tout recommence. Ce nest pas le tableau qui change ; le tableau stimule seulement cet acte.
- Cette condition, invitation au jeu, provocation dune situation dans laquelle le spectateur devient actif, décide-t-elle de la qualité de loeuvre dart?
Z. D. - Elle décide sil sagit ou non dart. Prenons lexemple de la peinture néo-classique qui traitait le corps humain de façon à ce quil soit le plus approchant de la constitution réelle du corps humain. Aujourdhui on saperçoit que cela nen était pas si proche, quil sagissait en fait dun stéréotype de perception du corps humain. Et, si cette façon de voir était alors considérée comme juste et belle, il en est autrement aujourdhui. Pourtant dans les limites de cette époque sont apparues des oeuvres qui nous invitent aujourdhui à les investir, à les recréer ; et des oeuvres médiocres qui ne suscitent pas cette action bien quelles aient été réalisées selon les mêmes conventions. Il y a donc des règles qui sétendent au-delà des époques et concernent des périodes beaucoup plus longues de développement de lhumain, de sa sensibilité, de sa possibilité de réception visuelle. Mais cette invitation ne peut pas se faire nimporte comment. Mettre de la farine sur la tête des spectateurs narrange pas grand chose. Il sagit dune participation spécifique où le signal est déjà formé dans lobjet matériel et où la re-création se fait à un autre niveau.
- Comment choisis-tu tes couleurs et quelles sont tes observations concernant la couleur?
Z. D. - Jessaie parfois de nommer les couleurs dont je me sers - le fait que la couleur sappelle rouge par exemple ne veut pas dire grand chose - et finalement je me retrouve avec des couleurs sans nom. Je cherche la couleur qui, séparée de la deuxième surface de mon tableau, puisse paraître non définie : bleuâtre, blanchâtre La deuxième surface qui compose le tableau est traitée de la même manière. Mais ensemble, elles rentrent en interaction, se précisent, et génèrent un jeu de couleurs très raffiné.
- On pourrait dire, daprès Strzeminski, que ces jeux résultent dune "post-vue".
Z. D. - Elle est une fonction de post-vue, mais aussi de voisinage de couleurs. Le fait quelles voisinent au milieu du tableau provoque un jeu intense au centre qui faiblit à la périphérie, où les couleurs paraissent grises et semblables. Cette minimalisation des couleurs ne signifie pas lappauvrissement, au contraire. En utilisant deux couleurs très proches jobserve une possibilité douverture de champs riches et inexploités. Le jeu de deux couleurs marrons, ou proches du gris, complémentaires ou opposées, donnent un jeu plus riche que celui de deux couleurs intenses. On sait que la rétine est composé de trois sortes de sensibilité, et quentre ces trois sortes existent encore des zones. A part cela, il a deux sortes de possibilité de perception : lune activée par la lumière forte, lautre par la lumière faible. Jai observé dans lun de mes tableaux où le rouge voisinait avec le bleu que dans la journée, le rouge était éclatant, et le bleu plutôt reculé dans lespace, jouant le rôle de fond. Le soir, cétait linverse. Le bleu devenant très clair, vivant, et le rouge foncé. Ce phénomène, dû à laction de différentes possibilités de perception, entre chaque fois en jeu. Si lon observe ce jeu, cest déjà un acte de perception active - acte de participation.
- Dans la composition de tes tableaux, tu utilises deux ou plusieurs surfaces de couleurs. As-tu fait une expérience de monochromes?
Z. D. - Le problème du monochrome est semblable, mais effectivement je nen est pas réalisé. Une surface monochrome ne se laisse jamais percevoir comme véritablement monochrome. Cela dépend de léclairage, du format, du contexte visuel, de laction de loeil... Une telle surface nous oblige à voir des phénomènes habituellement négligés.
Les phénomènes de post-vue, les imperfections de loeil, la différence entre centre et périphérie... tous ces facteurs font vibrer cette surface qui devient finalement très animée.
- Quelles sont tes observations concernant le format des tableaux par rapport à la taille des spectateurs et la distance dobservation? Est-ce que ce genre de problème te préoccupe?
Z. D. - Bien entendu, tous ces facteurs sont très importants. Les phénomènes que jévoquais tout à lheure sont très difficiles à faire apparaître. Un tableau de 65x65 cm, regardé de près donne une autre possibilité - regardé de près permet de voir la matière de la peinture en surface, ce qui change évidement les paramètres - quun tableau de 140x140 cm regardé dune distance de deux mètres, par exemple - langle du champ de vision correspond à peu près à cette combinaison. Dans ce cas là, les bords du tableau disparaissent avec la frontière de langle de vision. La couleur dicte ou nécessite un format adéquat. Léclairage, lentourage visuel, conditionnent aussi lapparition de ces phénomènes. Dans la gamme foncée des couleurs il y a un jeu de lespace plus important. Ce jeu prend parfois la forme doscillation dans les profondeurs, ce quon bien vu les constructivistes. Donc, on peut obtenir une sorte de perspective résultant uniquement de ce jeu doscillations.
- Et le facteur "temps dobservation"?
Z. D. - Le temps dobservation est rempli de changements, de vibrations de tous ces phénomènes. Le doute même créé par ce jeu est lié au temps.
- Comme tu le dis tous ces phénomènes provoquent la confusion, déstabilisation, et obligent à une nouvelle reconstruction. Leffet est dautant plus important que les différences de couleurs sont minimes. Nous pouvons même éprouver un sentiment de faiblesse et dimpuissance lorsque le tableau, "reconstruit", se met à vibrer à nouveau.
Z. D. - Ici, apparaît la faiblesse du spectateur. Mais ce doute trahit la faiblesse de la perception en général et repose à nouveau le problème, bien vieux et philosophique, celui de voir le monde. Il me semble que nous voyons le monde, mais rien nest moins sur. La réalité est-elle accessible? A un ou plusieurs niveaux, bien des questions nous font prendre conscience que nous vivons dans un monde de possibilités qui ouvrent des questionnements sur le "monde pour nous". Devant toutes ces questions nous restons très faibles et fragmentés. Cest un problème bien plus large, mais si mes tableaux réveillent ce doute je les considère comme réussis.
- Comment comprends-tu la composition des tableaux?
Z. D. - Les lois de composition peuvent être considérées comme des indications pour le peintre, mais je ne sais pas si quelque chose résulte de la composition. Jai beaucoup dadmiration pour le courage de Strzeminski qui a proposé une solution radicale, mais, après réflexion sur ce sujet dans les années 60, jai mis en doute la nécessité de se préoccuper des problèmes de composition. Le tableau doit comporter un certain centre, et on pourrait comprendre la composition comme le foyer dune action qui pourrait se développer, se construire jusquà se fondre dans lespace de façon non définie. Il ne sagit pas déliminer le problème de la composition, mais je le résous plutôt intuitivement et je nélabore pas de méthodes de composition.
- Test-il déjà arriver de dépasser la frontière de la peinture. Je pense par exemple aux limitations des différences entre deux surfaces de tableau, où tu te serais dit : "ce nest plus de la peinture ce que je fais" ?
Z. D. - Cette frontière est mouvante. Je tourne toujours autour du point limite. Il arrive souvent quune personne prenne mes toiles pour des fonds photographiques (rires). Mais cela trahit la finesse et la difficulté de mon entreprise.
- Et du point de vue technique, cela pose bien des problèmes...
Z. D. - La technique joue un rôle primordial dans le type de couleurs que jemploie, même la différence due au séchage et lévaporation des essences après le séchage peut changer le résultat. Mélanges justes et dosages précis de leau sont nécessaires. Toute la partie technique est une manipulation subtile dans une marge parfois inaccessible pour un praticien non initié.
- Dans la photographie, attaches-tu la même importance à la technique?
Z. D. - Bien entendu, la photographie techniquement différente de la peinture dans chacune de ses étapes exige la même attention, dautant plus que je réalise moi-même toutes ces étapes, y compris le tirage.
Z. Dlubak, Asymétries 456A, 1990, 600C et 578B, 1993 (*)
- Mais le procédé qui fait apparaître limage est complètement différent, y compris au niveau technique.
Z. D. - Aussi bien dans la photographie que dans la peinture jessaie de garder propre le champ et la spécificité de chaque discipline respective, bien que les deux soient une réflexion sur le problème que pose le fait de voir le monde et la perception en général. Les deux techniques produisent finalement des images, mais lessentiel de chaque méthode les différencie nettement. La photographie a longtemps essayer de ressembler à la peinture ou au graphisme. Mais la photographie qui peut être considérée comme art na commencé quau moment où elle a avoué sa spécificité.
- Comme dans la peinture cest cette spécificité qui tintéresse particulièrement.
Z. D. - A part la fonction dinformation, de reportage au sens large, la photographie possède une qualité : une possibilité de nous faire voir le monde de façon semblable à notre possibilité de perception, et en même temps de jeter un doute sur nos capacités de voir par le fait que cette image du monde est légèrement différente. Par la capacité de création de doute et aussi en exigeant de nous une participation active, elle mérite déjà beaucoup dattention et ouvre un large champ dinvestigation. Mais existent dautres facteurs qui ne sont pas moins intéressants...
- La photographie nest pas "transparente" ?
Z. D. - Évidement, elle joue un rôle très important en tant que vecteur dinformation - le monde est plus connu aujourdhui à travers limage photographique quà travers lexpérience - mais il a fallu apprendre à la considérer ainsi. Elle nen est pas pour autant transparente. Elle produit des traces matérielles, saisissables du réel, des traces bien embarrassantes...
- La notion de trace implique une liaison avec un objet réel, contrairement à la peinture qui dans bien des cas ce passe de cette condition.
Z. D. - La peinture traite le problème réel de perception mais nest pas forcément liée à une situation extérieure. Dans le cas de la photographie cette polarité - dun côté une situation extérieure et de lautre un dispositif optico-chimique qui produit une image, trace de cette situation extérieure - est sa principale caractéristique.
- Où est donc la photographie-art?
Z. D. - Lensemble des problèmes quelle pose aussi bien par sa capacité à produire des images du monde, que par sa méthode, et les questionnements qui en résultent, permet déjà de la ranger aux côtés des arts.
- Lacceptation de la photographie dans lart nest pourtant pas uniquement liée au problème de sa définition propre mais également au problème de sa redéfinition dans ce que lon était habitué à appeler Art.
Z. D. -Évidement lart nest pas un système rigide et imperméable. Les changements formels dans lart saccompagnent de changements dans la façon de voir et comprendre lart , ainsi quune redéfinition de sa place dans lhistoire. En ce sens lart est un ensemble de formes, objets, actions, opinions. Cet ensemble est complété en permanence et subi des changements. Par ces ajouts, non seulement des oeuvres mais aussi des opinions, et de nouvelles sensibilités, la quantité mais aussi la qualité et les règles de lensemble changent. Jappelle cela un "Ensemble dynamique". Je pense que la photographie fait partie de cet ensemble, mais les problèmes quelle pose sont à peine abordés. La place quelle commence à occuper dans cet ensemble peut avoir pour conséquence le changement de celui-ci, mais aussi des répercussions philosophiques importantes. Jai essayer de cerner le problème dans le texte qui a accompagné lexposition "Tautologie" (25). Le texte nest évidement pas de rigueur philosophique, car préoccupé par laspect visuel du problème, jai plutôt poursuivi ma recherche au niveau pratique, donc à travers la photographie même.
- Quels sont selon toi les aspects à explorer de la photographie?
Z. D. - La photographie comme possibilité de voir, parallèle de loeil mais techniquement indépendante, donnant un résultat similaire mais non identique, comparable mais différent. Dans les années 40, je me suis aperçu que dans limage photographique faite avec le système optique capable de restituer une profondeur de champ très limitée, on obtient une sorte de contour - zone de netteté - et un espace considérable rempli de formes que nous navons pas lhabitude de voir normalement. Intuitivement jai pressenti la gravité de ce constat et plus tard jai renouvelé ce type dexpérience pour observer plus précisément ce phénomène. Voilà un champ dinvestigation possible. Un autre problème résulte de lacceptation du fait que limage photographique est indissociable de lobjet extérieur au système optico-chimique. Tous ces objets extérieurs transportent dans limage photographique leurs aspects signifiants et symboliques enracinés dans la tradition et la culture, indépendamment de la façon de photographier. Les cycles des années 70 comme "Désymbolisation", "Gestes", témoignent de linvestigation de ces problématiques où la photographie était employée pour lanalyse de lobjet et sa signification.
- Cest à ce moment quest apparu la notion de "signe vide".
Z. D. - Le "signe vide" concerne plutôt le processus de formation de lidée artistique où le signe qui ne signifie pas encore de lart se transforme, se rempli et devient un fait dans cet ensemble dynamique. Le contexte de lart et de la culture trouve pour ce signe vide sa place dans lhistoire de lart en le remplissant de significations qui dépendent des autres idées et modèles qui fonctionnent déjà dans lart. Dans les "Désymbolisations", il sagissait de démontrer le caractère mobile des significations par rapport au signe, de toucher aux couches sémantiques de lobjet. Ceci est valable pour le cycle "Gestes" où le même geste change sa signification selon le contexte visuel.
- Les derniers travaux photographiques, que tu nommes "asymétrie", font apparaître un champ "thématique" très restreint ; on dénombre le sexe et la bouche féminine et le tronc de larbre seul ou double. Quel était le critère de choix de ces sujets?
Z. Dlubak, Asymetria, 326A, 1989 (*) Z. Dlubak, Asymetria, 532AA, 1991 (*)
Z. D. - Il mest difficile de le dire précisément. Je ne choisis pas mes sujets expressément pour leurs qualités, jessaie de résoudre certains problèmes et ces "sujets" apparaissent en fonction de problématiques. Jai photographié des surfaces de toiles ou de cartons mis en situation par moi-même, mais je pense quen photographiant une réalité, qui de toute façon est incontournable dans la photographie avec toute sa richesse signifiante et symbolique, tout en gardant la spécificité de la photographie, je mapproche plus de lessence des problèmes quelle soulève. Je ne peux pas me débarrasser de cette réalité sinon au risque de me débarrasser de la photographie elle-même.
- Quels sont les aspects des dispositifs optico-chimiques que tu choisi?
Z. D. - Je photographie avec les objectifs dotés de louverture 2 ou 2,8 pour format de négatif 6X6 cm. en pleine ouverture, et jobtiens ainsi un plan net très réduit et des plans avant et arrière flous, ce qui varie encore selon la construction et la correction optique de lobjectif. Le temps de lexposition et la sensibilité des supports négatif noir & blanc en loccurrence, sont déterminés selon les conditions de léclairage et de la mobilité du sujet afin dobtenir une image fixe et bien exposée.
- Là aussi, un choix est fait entre toutes les possibilités que la photographie propose aujourdhui, dans toute son étendue technique de capacités de prise de vue, de vitesse dobturation, de diaphragme, mais aussi gamme de supports, tels les négatifs, positifs, sensibles aux infra-rouges et rayons X...
Z. D. - Il ne sagit pas ici de leffet démonstratif des possibilités de la photographie. Mon choix dévoile sa spécificité et la rend opérante. Mais les possibilités sont aujourdhui, en effet, considérables.
- Est-ce-que lexpérience tirée de la pratique de la photographie complète celle de la peinture?
Z. D. - Les deux pratiques sont nettement distinctes. Lexpérience de lune nest pas applicable à lautre. Jessaie de garder propres les spécificité de chaque disciplines.
- Mais tu les pratiques simultanément?
Z. D. - Chacune de ces disciplines utilise des matériaux différents et est régie par sa loi interne. La pratique simultanée constitue ma proposition déchapper à lemprisonnement formel dont tout le XXième siècle cherche la sortie. Une des propositions intéressante fut le dadaïsme ; la création surgissait chaque jour différente, nobéissant à aucune logique formelle, libre de toutes les contraintes disciplinaires. Moi, jessaye, tout en gardant les règles très strictes de chaque discipline, déchapper à cet enfermement.
- Dans les limites dune discipline, cet enfermement est-il vraiment inévitable?
Z. D. - Cest un paradoxe de lart. Le changement est similaire à la transgression dune proposition formelle par ladaptation dune autre. Ce mouvement est un acte de sortie dun champ fermé, vers un autre champ aussi fermé à travers une autre proposition. Lexercice parallèle des deux disciplines, sans les mélanger, me permet de garder un certain confort et une liberté daction. Dans chacune des disciplines je procède par la logique propre, interne de celle-ci, ce qui similaire à lacceptation de ses contraintes et limites, auxquelles je ne peux pas échapper sans quitter lobjet même de ma recherche. Mais la possibilité de changer la discipline toute entière me procure un sentiment de liberté. Le fait même de changer datelier - sortir du studio photo et rentrer dans latelier de peinture - me fait me transporter dans un monde différent et me permet déchapper au piège.
- Il est intéressant de voir que ces deux disciplines recouvrent aussi deux propositions formelles extrêmes : dun côté dans la peinture, une non-représentation totale ; de lautre, dans la photographie, une représentation de la réalité dans toute sa richesse.
Z. D. - Cette possibilité de représentation du réel dans la photographie est ici soulignée, mais fait partie, intrinsèquement, de sa spécificité. Dans la peinture la réalité est présente dune autre manière. Cest une réalité de lacte de réception visuelle, non une exemplification de lobjet concret mais une exemplification des phénomènes qui accompagnent cette réception active.
- La réalité possible est donc celle présente dans une relation avec lobjet?
Z. D. - Dans la relation du sujet avec lobjet, cest la seule réalité. Toute autre serait de la spéculation pure. Ces deux disciplines se rejoignent quant à lanalyse de notre possibilité de réception du monde et je voudrais les amener à converger vers ce point de la réflexion. Si je réussis, elles se retrouveront non dans le domaine de la forme, mais au niveau de lidée, de la philosophie concernant notre rapport au monde, et la participation de notre sensibilité à lacte de création du réel - et ce tout en rappelant ce que nous avons dit précédemment des processus de formation de lidée artistique.
3.
Entretien avec Jerzy BERES, Cracovie, Décembre 1995.4.
Entretien avec Wlodzimierz BOROWSKI, Brwinow, Novembre 1995, Janvier 1996.5.
Entretien avec Jozef ROBAKOWSKI, Lodz, Varsovie, Novembre 1995, Mars 1996.6.
Conclusion.NOTES :
(*) Source de l'iconographie : Fototapeta http://fototapeta.art.pl/2003/zdz.php - reproduction avec l'accord de l'artiste.
(9) Marian BOGUSZ (1920, Pleszow-1980, Varsovie). Artiste peintre, plasticien, initiateur de plusieurs événements importants de la vie artistique en Pologne. Directeur de la Galerie "Krzywe Kolo" de 1956 à 1965.
(10) "Klub Mlodych Artystow i Naukowcow", (Club des jeunes artistes et scientifiques), actif de 1947 à 1949 à Varsovie.
(11) Henryk STAZEWSKI (1894, Varsovie-1988, Varsovie). Artiste peintre polonais, issu du constructivisme.
(12) Alfred LENICA (1899, Pabianice-1977, Varsovie). Artiste peintre polonais, dorientation cubiste et expressionniste, et, plus tard, surréaliste. Co-créatuer du groupe 4F+R (1947).
(13) Participation au soulèvement de Varsovie, séjours aux camps de concentration, fonction de chef du cabinet du Vice-Ministre de la Défense Nationale...
(14) Galerie Krzywe Kolo (Le Cercle Vicieux), première galerie avant-gardiste polonaise d'après-guerre, issue de l'expérience du Club de jeunes artistes et scientifiques, et du Groupa 55, dont Marian BOGUSZ et DLUBAK furent les principaux protagonistes. La galerie Krzywe Kolo a élaboré un modèle de salon expérimental dans lart visuel.
(15) Un des plus importants groupes artistiques polonais initié en 1933 par les étudiants de lAcadémie des Beaux-Arts de Cracovie, inspiré de la tradition de lavant-garde des années 20. Tadeusz KANTOR, BERES en furent membres. Le groupe poursuit toujours ses activités à Cracovie.
(16) Le texte "Uwagi o sztuce nowoczesnej" (Remarques sur l'art moderne) prononcé lors du vernissage de l'exposition est accessible dans le recueil : Zbigniew DLUBAK, Wybrane teksty o sztuce,1948-1977. (Textes choisis sur lart) (Varsovie: Galeria Remont, 1977). pp. 13-18.
(17) Leon CHWISTEK (1884, Cracovie-1944, Barwiszek). Artiste, philosophe, mathématicien polonais. Protagoniste de l'avant-garde de l'entre-deux-guerre, aux côtés de Strzeminski et Witkacy, avec qui il a mené une vive polémique théorique.
(18) Stefan- Jakub ZOLKIEWSKI (1911, Varsovie). Docteur es philosophie en 1952, professeur ordinaire en 1954, membre de l'Académie des Sciences en 1961, Ministre de l'Education supérieure de 1956 à 1959, spécialiste en théorie de la littérature.
(19) STRZEMINSKI a été privé de toutes ressources par l'interdiction de réaliser des commandes publiques (suite à son éviction du Z.P.A.P. (Association des Artistes Plasticiens Polonais), et, renvoyé de son poste de professeur de l'Ecole de Lodz le 19 Janvier 1950 par le Ministère de l'Art et de la Culture. Déjà amputé dune jambe et dun bras, monoculaire, il meurt en 1952, dans la misère et loubli.
(20) Juliusz KRAJEWSKI (né en 1905), Wlodzimirz ZAKRZEWSKI (né en 1916), Mieczyslaw BERMAN (1903-1975); artistes peintres associés à l'époque à la politique culturelle officielle.
(21) Jan CYBIS (1897-1972). Artiste peintre, membre du mouvement coloriste polonais.
(22) Bronislaw MALINOWSKI (1884, Cracovie-1942, New Haven). Anthropologue et ethnologue d'origine polonaise.
(23) La reproduction photographique de ces tableaux est quasi impossible.
(24) Titre du tableau de Jan MATEJKO (1838-1893) , représentant le triomphe des troupes polonaises et lituaniennes sur les chevaliers teutoniques, tableau peut-être le plus célèbre en Pologne pour sa valeur patriotique.
(25) "Ce n'est qu'apparement, que je mets en rapport les objets avec leurs aspects visuels enregistrés photographiquement. En réalité, je mets en rapport deux types daspects visuels. Je me méfie de lidentité de laspect visuel et de lobjet. La mise en rapport des deux types daspects visuels dun même objet a un caractère tautologique. A partir de deux segments incertains, je bâtis la confiance en lexistence réelle des objets". in: Leszek BROGOWSKI "Du sens constitué à la constitution du sens", in Dlubak, catalogue dexposition. (Genas: Maison des Expositions de Genas,1994.) p. 8.