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- revue électronique internationale - Paris 2002-2010Józef Bury, David Piotrowski, " À propos de l'expérience chronophotographique ", pp. 13-17, in : BURY, J. (dir.),
Art subcognitif. V Miedzynarodowe Spotkania Sztuki Katowice 2004 / 5e Rencontres Internationales d'Art de Katowice - Materialy sympozjum / Actes du colloque, Katowice: Galeria Sztuki Wspolczesnej BWA Katowice 2005.
Józef Bury, David Piotrowski
À propos de l'expérience chronophotographique
Ce qui est étonnant avec les objets artistiques tout du moins pour ceux qui accomplissent leur dessein cest bien leur " efficacité ". Sans doute, tout porte à croire que cet étonnement devrait être réservé aux seules uvres pionnières puisque, quant aux autres, sinscrivant dans des perspectives esthétiques instituées ou prenant appui sur des codifications symboliques stabilisées, leur pouvoir de faire sens serait en quelque sorte hérité. Certes, pour les travaux novateurs, ces travaux qui renouvellent lhorizon et la texture du sens, souvent sans commune mesure avec les régimes de lexpression artistique auxquels ils succèdent, il est incontestable que le fait de leur " efficacité " ne laisse pas de surprendre. Comment ne pas être frappé par ce pouvoir de lacte artistique qui, jouant de procédés matériels et symboliques divers, façonne de nouvelles règles du jeu perceptif et de nouvelles modalités de présence et ceci avec efficacité, au sens où les formes significatives ainsi élaborées sont reconnues demblée comme effectives par ceux vers qui elles sont tournées. Sans conteste, de telles uvres qui, simultanément, instituent et donnent à voir des régimes dexistence ou des strates de valeurs nouvelles, posent sans concession la question de leur advenance. Mais ce nest pas tout. Car ce surprenant moment de génération, sil révèle des sphères inconnues, nen délivre quune première reconnaissance. Sur le terrain ainsi dégagé, on assiste ensuite à un perfectionnement des régimes du " faire sens " : les codifications symboliques se précisent, des palettes de nuances structurales se constituent, des articulations de plus en plus ramifiées et complexes se mettent en place. Et se soutenant dune morphologie dun plus haut degré délaboration, les uvres voient leur efficacité saccroître. Ainsi, ce nest pas seulement une nouvelle matière visuelle que dévoilent les travaux pionniers, mais bien aussi les germes dune authentique légalité qui instaure une géométrie expressive étonnamment ouverte et perfectible.
Ceci étant, linnovation artistique ne procède pas ex nihilo : elle opère notamment par déstabilisation, redistribution, recontextualisation de grandeurs signifiantes ou sensibles disponibles par exemple, par désagrégation de moments perceptifs pensés communément comme unitaires et par recomposition des fragments ainsi acquis suivant des modalités intégratives originales. Mais on comprend bien que de telles pratiques ne sont pas entièrement libres : pour aboutir à des configurations réellement " efficaces ", les distorsions apportées aux matériaux que nous livre le sens commun ou la tradition doivent procéder de façon telle que de nouvelles tensions ou de nouveaux équilibres sont effectivement produits. Ainsi, lactivité artistique, dans son travail dexploration des constituants du sens ou de phénoménalités et, corrélativement, dans son travail de génération de nouvelles matières de conscience, doit composer avec des objets et des structures qui lui sont en quelque sorte imposés soit par un environnement socioculturel, soit par les schèmes régulateurs des systèmes sémiotiques, soit, encore, à un niveau cognitif sous jacent, par les routines des traitements perceptifs. Précisément, lacte artistique se trouve régi par deux contraintes intimement conjuguées, dont bien entendu aucune connaissance préalable nest disponible, mais dont lefficacité de luvre aboutie va révéler lexistence et les articulations. Dune part, il y a les latitudes de dérèglement de lobjet travaillé, et, dautre part, fonctionnellement appariées, les dimensions suivant lesquelles une recomposition conséquente en est possible. Travaillant dans la conscience actuelle, quoique non distincte, des impératifs quimpose cette double contrainte, lartiste sapplique à explorer les espaces quelle structure et à en révéler lexistence lefficacité de luvre ayant alors valeur de preuve.
Józef Bury, Anamnèse 1/6, 1995. Photographie n/b, 47 cm x 47 cm.
La chronophotographie (entendue ici comme prise de vue rendant lobjet dans son épaisseur temporelle et non par instantanéités successives) est un cas exemplaire dune telle procédure. Prenons une photographie dans ses qualités communes, et examinons la grossièrement sous quelques de ses principaux aspects. Platement, dabord, dans sa signification socioculturelle, elle est reconnue comme reflet dune réalité de choses existant par ailleurs. Ensuite, comme image, elle relève dun acte perceptif : nombre dindices visuels, notamment les distributions gestaltistes fond/forme qui y établissent des contours apparents, se trouvent impliqués dans un processus intentionnel qui vise un objet de lespace empirique, non pas bien évidemment comme résidant actuellement dans cet espace, mais comme y étant renvoyé par lintermédiaire de limage. Enfin, cet objet " photographie " ne renferme pas la dimension de la durée même sil la thématise, notamment par linterprétation référentielle des traces quil donne à voir ou des situations quil relate , limage rapporte une instantanéité. Voilà donc lobjet tel quil est communément fréquenté, et tel quil va être troublé et travaillé dans lexercice de la chronophotographie pour mettre au jour, comme on verra, un ordre insoupçonné dinteraction entre différentes modalités intentionnelles, chacune productrice de son ordre propre de phénoménalité, mais fusionnant néanmoins dans la plénitude dune totalité aboutie. Il sagira, usant des possibilités techniques de la photographie, de moduler des paramètres constitutifs dune donation dobjet " naturelle " : le dispositif photographique va permettre de " libérer " des paramètres dappréhension et d" épaissir " des propriétés de lobjet vers lequel la photographie dans ses formes communes oriente la conscience.
Sagissant dans notre cas de figure de la dimension temporelle, son " ouverture " va générer des images qui conservent partiellement les attributs par lesquels la photographie ancre son pouvoir de renvoyer à des présences du monde de lexpérience, alors même que ces images comportent des altérations parfois subreptices, souvent troublantes, toujours suspectes et en définitive invalidantes (la morphologie de la surface de la mer et lombre portée de la jetée ne correspondent à aucune expérience perceptive). Limage chronophotographique nourrit alors un conflit entre les actes qui tendent à impliquer les caractères de son apparaître dans un ordre de phénoménalité qui, par certains aspects, lui reviennent de droit (par exemple, de par son statut socioculturel dimage du monde), et les distorsions qui empêchent laccomplissement de tels actes. Dun côté, donc, un ensemble dindices de différents types : socioculturels, référentiels, morphologiques, qui légitiment certaines attitudes intentionnelles par lesquelles une présence phénoménale sinstitue sur la matière sensorielle résidant en limage photographique, de lautre, toute une série danomalies qui instillent une suspicion quant à la légitimité dappréhender une telle matière suivant un penchant perceptif " naturel ". Plus précisément encore, la chronophotographie est le théâtre dun antagonisme entre, dune part, des schémas normatifs qui portent et synthétisent en conscience des déterminations anticipées mais non données dune présence du monde externe, dont la photographie constitue alors une image, et, dautre part, un ensemble de signes qui invalident le pouvoir de limage de rapporter la conscience à une phénoménalité du monde tel que perçu.
Józef Bury, Mono-chrone 1/3, 2001. Photographie n/b, 47 cm x 47 cm.
Mais les facteurs de perturbation présents dans limage chronophotographique ne sont pas en tant que tels suffisants pour faire apparaître quelque texture de signification ou de perception encore inexplorée. En elle-même lentreprise de déstabilisation de lactivité perceptive ne produit rien qui soit à voir cest une vérité analytique. Un acte dappréhension complémentaire est donc requis, par lequel les obstacles au processus visant à établir la photographie en rapport à un référent externe se trouvent non pas éliminés, mais neutralisés par modification de leur statut et de façon telle quils sinscrivent alors dans une dynamique de construction globale, synthétique et réussie. L" efficacité " de limage est donc suspendue à une conversion des composantes perceptives " contrariantes " en grandeurs participant pleinement à lunité et à la cohérence de lensemble. Or une telle conversion ne va pas de soi, et il sera justement du ressort du travail chronophotographique de faire la preuve de sa possibilité : en exhibant des images effectivement " opérantes ".
Le principe dune telle conversion est bien évidemment celui dune " modification phénoménale " ( au sens de Husserl ). On conviendra bien, en effet, que ce qui fait obstruction aux régimes dune intentionnalité perceptive, laquelle vise donc à attribuer un référent à limage, ce ne sont pas les " data " de sensation en tant que tels, i.e. les données " antéphénoménales ", mais ces mêmes " data " en tant quils sont saisis dans une certaine dynamique de constitution qui les établit dans leur identité de composante phénoménale, et qui, sous cette nouvelle identité, ne satisfont pas aux contraintes globales du régime intentionnel à luvre. Aussi, pour déverrouiller cette situation, une " solution cognitive " pour autant quelle soit possible consistera à modifier la modalité intentionnelle sappliquant aux " data " sensibles à la source des problèmes. En dautres termes, il sagira de neutraliser en quelques endroits la dynamique perceptive et dy engager une intentionnalité autre dont laction établira les données de sensation concernées en constituants phénoménaux compatibles avec celle de lintentionnalité perceptive. À ce stade, rien ne permet daffirmer ou de dénier la possibilité dune telle solution. De fait, seule une démarche expérimentale peut apporter une réponse. Et le type de prospection qui la permet est justement le travail artistique dans notre cas de figure, lexercice de la chronophotographie.
Józef Bury, Mono-chrone 1/2, 2001. Photographie n/b, 47 cm x 47 cm.
Dans cette perspective, les images ici présentées peuvent être vues comme des preuves empiriques dune articulation entre modalités intentionnelles dont la motivation réside, dune part, dans une distorsion de certaines composantes et, dautre part, dans la nécessité daboutir à une image dont les parties " se tiennent ". En effet, les éléments " troublants " qui " refusent " de se laisser intégrer dans un rapport référentiel à limage, se trouvent déclencher des actes interprétatifs et, partant, voient leur identité phénoménale basculer du statut de composante référentielle à celui de composante signifiante.
Revenons à ce titre à la lecture des images. Sur nombre daspects, la référentialité de limage achoppe, ainsi : la morphologie étrangement lisse et opaque de la surface de la mer, la trame indécise de la masse aqueuse, ou encore, lindéfinissable épaississement de la ligne dhorizon, en fait inaccessibles à lexpérience visuelle. Pour remédier à ces obstructions référentielles, comme on a vu, les données sensibles sous-jacentes sont à instituer comme phénoménalités relevant dune autre dynamique intentionnelle. Ainsi, la surface de la mer se laisse lire comme profondeur pressentie, la trame de la masse aqueuse actualise l'action des courants et des tourbillons, et la ligne dhorizon matérialise les incertitudes de la frontière des éléments. À chaque fois, donc, les vécus dexpérience viennent donner sens aux composantes problématiques. On voit senclencher une dynamique intentionnelle " signitive " qui établit les dites composantes en qualité de signifiants orientant la conscience vers une matière de sens expérientielle laquelle, dans une interaction constructive avec la visée référentielle, participe pleinement de limage accomplie.