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- Paris
Józef Bury,
David Piotrowski, " À propos de l'expérience
chronophotographique ", pp. 13-17, in : BURY, J. (dir.), Art subcognitif. V Miedzynarodowe Spotkania
Sztuki Katowice 2004 / 5e Rencontres Internationales d'Art de Katowice -
Materialy sympozjum / Actes du colloque, Katowice:
Galeria Sztuki Wspolczesnej BWA Katowice 2005.
Józef Bury, David Piotrowski
À propos de
l'expérience chronophotographique
Ce
qui est étonnant avec les objets artistiques — tout du moins pour ceux qui
accomplissent leur dessein — c’est bien leur
" efficacité ". Sans doute, tout porte à croire que cet
étonnement devrait être réservé aux seules œuvres pionnières — puisque, quant
aux autres, s’inscrivant dans des perspectives esthétiques instituées ou
prenant appui sur des codifications symboliques stabilisées, leur pouvoir de
faire sens serait en quelque sorte hérité. Certes, pour les travaux novateurs,
ces travaux qui renouvellent l’horizon et la texture du sens, souvent sans
commune mesure avec les régimes de l’expression artistique auxquels ils
succèdent, il est incontestable que le fait de leur
" efficacité " ne laisse pas de surprendre. Comment ne pas
être frappé par ce pouvoir de l’acte artistique qui, jouant de procédés
matériels et symboliques divers, façonne de nouvelles règles du jeu perceptif
et de nouvelles modalités de présence — et ceci avec efficacité, au sens où les
formes significatives ainsi élaborées sont reconnues d’emblée comme effectives
par ceux vers qui elles sont tournées. Sans conteste, de telles œuvres qui,
simultanément, instituent et donnent à voir des régimes d’existence ou des
strates de valeurs nouvelles, posent sans concession la question de leur
advenance. Mais ce n’est pas tout. Car ce surprenant moment de génération, s’il
révèle des sphères inconnues, n’en délivre qu’une première reconnaissance. Sur
le terrain ainsi dégagé, on assiste ensuite à un perfectionnement des régimes
du " faire sens " : les codifications symboliques se
précisent, des palettes de nuances structurales se constituent, des
articulations de plus en plus ramifiées et complexes se mettent en place. Et se
soutenant d’une morphologie d’un plus haut degré d’élaboration, les œuvres
voient leur efficacité s’accroître. Ainsi, ce n’est pas seulement une nouvelle
matière visuelle que dévoilent les travaux pionniers, mais bien aussi les
germes d’une authentique légalité qui instaure une géométrie expressive
étonnamment ouverte et perfectible.
Ceci
étant, l’innovation artistique ne procède pas ex nihilo : elle
opère notamment par déstabilisation, redistribution, recontextualisation de
grandeurs signifiantes ou sensibles disponibles — par exemple, par
désagrégation de moments perceptifs pensés communément comme unitaires et par
recomposition des fragments ainsi acquis suivant des modalités intégratives
originales. Mais on comprend bien que de telles pratiques ne sont pas
entièrement libres : pour aboutir à des configurations réellement
" efficaces ", les distorsions apportées aux matériaux que
nous livre le sens commun ou la tradition doivent procéder de façon telle que
de nouvelles tensions ou de nouveaux équilibres sont effectivement produits. Ainsi,
l’activité artistique, dans son travail d’exploration des constituants du sens
ou de phénoménalités et, corrélativement, dans son travail de génération de
nouvelles matières de conscience, doit composer avec des objets et des
structures qui lui sont en quelque sorte imposés — soit par un environnement
socioculturel, soit par les schèmes régulateurs des systèmes sémiotiques, soit,
encore, à un niveau cognitif sous jacent, par les routines des traitements
perceptifs. Précisément, l’acte artistique se trouve régi par deux contraintes
intimement conjuguées, dont bien entendu aucune connaissance préalable n’est
disponible, mais dont l’efficacité de l’œuvre aboutie va révéler l’existence et
les articulations. D’une part, il y a les latitudes de dérèglement de l’objet
travaillé, et, d’autre part, fonctionnellement appariées, les dimensions
suivant lesquelles une recomposition conséquente en est possible. Travaillant
dans la conscience actuelle, quoique non distincte, des impératifs qu’impose
cette double contrainte, l’artiste s’applique à explorer les espaces qu’elle
structure et à en révéler l’existence — l’efficacité de l’œuvre ayant alors
valeur de preuve.
Józef Bury, Anamnèse 1/6, 1995.
Photographie n/b, 47 cm x 47 cm.
La
chronophotographie (entendue ici comme prise de vue rendant l’objet dans son
épaisseur temporelle et non par instantanéités successives) est un cas
exemplaire d’une telle procédure. Prenons une photographie dans ses qualités
communes, et examinons la grossièrement sous quelques
de ses principaux aspects. Platement, d’abord, dans sa signification
socioculturelle, elle est reconnue comme reflet d’une réalité de choses
existant par ailleurs. Ensuite, comme image, elle relève d’un acte
perceptif : nombre d’indices visuels, notamment les distributions
gestaltistes fond/forme qui y établissent des contours apparents, se trouvent
impliqués dans un processus intentionnel qui vise un objet de l’espace
empirique, non pas bien évidemment comme résidant actuellement dans cet espace,
mais comme y étant renvoyé par l’intermédiaire de l’image. Enfin, cet objet
" photographie " ne renferme pas la dimension de la durée —
même s’il la thématise, notamment par l’interprétation référentielle des traces
qu’il donne à voir ou des situations qu’il relate —, l’image rapporte une
instantanéité. Voilà donc l’objet tel qu’il est communément fréquenté, et tel
qu’il va être troublé et travaillé dans l’exercice de la chronophotographie —
pour mettre au jour, comme on verra, un ordre insoupçonné d’interaction entre
différentes modalités intentionnelles, chacune productrice de son ordre propre
de phénoménalité, mais fusionnant néanmoins dans la plénitude d’une totalité
aboutie. Il s’agira, usant des possibilités techniques de la photographie, de
moduler des paramètres constitutifs d’une donation d’objet
" naturelle " : le dispositif photographique va
permettre de " libérer " des paramètres d’appréhension et
d’" épaissir " des propriétés de l’objet vers lequel la
photographie dans ses formes communes oriente la conscience.
S’agissant
dans notre cas de figure de la dimension temporelle, son
" ouverture " va générer des images qui conservent
partiellement les attributs par lesquels la photographie ancre son pouvoir de
renvoyer à des présences du monde de l’expérience, alors même que ces images
comportent des altérations parfois subreptices, souvent troublantes, toujours
suspectes et en définitive invalidantes (la morphologie de la surface de la mer
et l’ombre portée de la jetée ne correspondent à aucune expérience perceptive).
L’image chronophotographique nourrit alors un conflit entre les actes qui
tendent à impliquer les caractères de son apparaître dans un ordre de
phénoménalité qui, par certains aspects, lui reviennent de droit (par exemple,
de par son statut socioculturel d’image du monde), et les distorsions qui
empêchent l’accomplissement de tels actes. D’un côté, donc, un ensemble
d’indices de différents types : socioculturels, référentiels,
morphologiques, qui légitiment certaines attitudes intentionnelles par
lesquelles une présence phénoménale s’institue sur la matière sensorielle
résidant en l’image photographique, de l’autre, toute une série d’anomalies qui
instillent une suspicion quant à la légitimité d’appréhender une telle matière
suivant un penchant perceptif " naturel ". Plus précisément
encore, la chronophotographie est le théâtre d’un antagonisme entre, d’une
part, des schémas normatifs qui portent et synthétisent en conscience des
déterminations anticipées mais non données d’une présence du monde externe,
dont la photographie constitue alors une image, et, d’autre part, un ensemble
de signes qui invalident le pouvoir de l’image de rapporter la conscience à une
phénoménalité du monde tel que perçu.
Józef Bury, Mono-chrone
1/3, 2001. Photographie n/b, 47 cm x 47 cm.
Mais
les facteurs de perturbation présents dans l’image chronophotographique ne sont
pas en tant que tels suffisants pour faire apparaître quelque texture de
signification ou de perception encore inexplorée. En elle-même l’entreprise de
déstabilisation de l’activité perceptive ne produit rien qui soit à voir —
c’est une vérité analytique. Un acte d’appréhension complémentaire est donc
requis, par lequel les obstacles au processus visant à établir la photographie
en rapport à un référent externe se trouvent non pas éliminés, mais neutralisés
par modification de leur statut — et de façon telle qu’ils s’inscrivent alors
dans une dynamique de construction globale, synthétique et réussie.
L’" efficacité " de l’image est donc suspendue à une
conversion des composantes perceptives " contrariantes " en
grandeurs participant pleinement à l’unité et à la cohérence de l’ensemble. Or
une telle conversion ne va pas de soi, et il sera justement du ressort du
travail chronophotographique de faire la preuve de sa possibilité : en
exhibant des images effectivement " opérantes ".
Le
principe d’une telle conversion est bien évidemment celui d’une
" modification phénoménale " ( au
sens de Husserl ). On conviendra bien, en effet, que ce qui fait obstruction
aux régimes d’une intentionnalité perceptive, laquelle vise donc à attribuer un
référent à l’image, ce ne sont pas les " data " de
sensation en tant que tels, i.e. les données
" antéphénoménales ", mais ces mêmes
" data " en tant qu’ils sont saisis dans une certaine
dynamique de constitution qui les établit dans leur identité de composante
phénoménale, et qui, sous cette nouvelle identité, ne satisfont pas aux
contraintes globales du régime intentionnel à l’œuvre. Aussi, pour
déverrouiller cette situation, une " solution cognitive " —
pour autant qu’elle soit possible — consistera à modifier la modalité
intentionnelle s’appliquant aux " data " sensibles à la
source des problèmes. En d’autres termes, il s’agira de neutraliser en quelques
endroits la dynamique perceptive et d’y engager une intentionnalité autre dont
l’action établira les données de sensation concernées en constituants
phénoménaux compatibles avec celle de l’intentionnalité perceptive. À ce stade,
rien ne permet d’affirmer ou de dénier la possibilité d’une telle solution. De
fait, seule une démarche expérimentale peut apporter une réponse. Et le type de
prospection qui la permet est justement le travail artistique — dans notre cas
de figure, l’exercice de la chronophotographie.
Józef Bury, Mono-chrone
1/2, 2001. Photographie n/b, 47 cm x 47 cm.
Dans
cette perspective, les images ici présentées peuvent être vues comme des
preuves empiriques d’une articulation entre modalités intentionnelles dont la
motivation réside, d’une part, dans une distorsion de certaines composantes et,
d’autre part, dans la nécessité d’aboutir à une image dont les parties
" se tiennent ". En effet, les éléments
" troublants " qui " refusent " de se
laisser intégrer dans un rapport référentiel à l’image, se trouvent déclencher
des actes interprétatifs et, partant, voient leur identité phénoménale basculer
du statut de composante référentielle à celui de composante signifiante.
Revenons
à ce titre à la lecture des images. Sur nombre d’aspects, la référentialité de
l’image achoppe, ainsi : la morphologie étrangement lisse et opaque de la
surface de la mer, la trame indécise de la masse aqueuse, ou encore,
l’indéfinissable épaississement de la ligne d’horizon, en fait inaccessibles à
l’expérience visuelle. Pour remédier à ces obstructions référentielles, comme
on a vu, les données sensibles sous-jacentes sont à instituer comme
phénoménalités relevant d’une autre dynamique intentionnelle. Ainsi, la surface
de la mer se laisse lire comme profondeur pressentie, la trame de la masse
aqueuse actualise l'action des courants et des tourbillons, et la ligne
d’horizon matérialise les incertitudes de la frontière des éléments. À chaque
fois, donc, les vécus d’expérience viennent donner sens aux composantes
problématiques. On voit s’enclencher une dynamique intentionnelle
" signitive " qui établit les dites composantes en qualité
de signifiants orientant la conscience vers une matière de sens expérientielle
— laquelle, dans une interaction constructive avec la visée référentielle,
participe pleinement de l’image accomplie.