art action anamnèse esthétique, histoire et théorie de l'art contemporain @ |
revelint - revue électronique internationale
- Paris
Olivier CAPPAROS " Les Aventures de Peg et Winnipeg ",
pp. 48-79, in : Bury, J. (dir.), Art subcognitif, actes du colloque des
5e Rencontres Internationales d'Art de Katowice, Katowice, Pl. :
Galeria Sztuki Wspolczesnej BWA Katowice, 2005.
Les Aventures de Peg et Winnipeg
Les
dialogues de Peg et Winnipeg ont été recueillis, rassemblés et sont présentés
ici au titre d'"aventures" (du latin populaire adventûra de la fin du XIe siècle qui signifie
"ce qui doit arriver".) Peg et Winnipeg ont réellement existé, mais
sous des identités multiples qu'il nous est impossible de révéler. La retranscription
de leurs entretiens est restée en plusieurs endroits imparfaite et lacunaire.
Les parenthèses (...) désignent une lacune, un texte manquant. Les bornes
typographiques [...] encadrent des remarques, inserts ou commentaires de
l'éditeur.
Préambule. Après un long exil volontaire en Irlande, Peg
avait regagné Lyon, un peu dépité, sans avoir achevé la rédaction de son
"Guide des égarés par gros temps entre le Palestre et le Portique dans la
nécropole enfouie de la ville de Glanum (du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle
de notre ère)", un peu fatigué d'avoir tant rêvé dans le sommeil comme
dans la veille. Sitôt arrivé, il avait téléphoné à son vieux Winnipeg qui
s'empressa de l'inviter boire un thé au citron chez lui, lui-même fatigué de
n'avoir rien à faire, ou d'en avoir trop fait dans les matières qui l'occupent.
Le rendez-vous fut promptement fixé.
Épisode 1
Où Peg et Winnipeg
se rencontrent à la tombée du soir
Peg :
- Il ne s'est presque rien passé tout ce temps. Comment vas-tu ? Le
"cornet à dés"1 a-t-il sonné douze coups ?
Winnipeg :
- J'y ai joué sans en jouer. Mais raconte-moi plutôt ton dernier voyage.
Peg :
- J'ai rencontré à Dublin un jardinier paysagiste. Il avait conçu un vaste
jardin, et tracé des lignes dans le sable à la manière des Orientaux, en
suivant uniquement le plan qu'il avait dans l'esprit - plan qu'il qualifia
lui-même d'imprécis. Dédales labyrinthiques de bosquets taillés, fontaines,
cours d'eau irréguliers, collines basses, canevas à l'anglaise. Et tout
en même temps, géométrie à la française (il me répétait la phrase de
Lenôtre : "L'œil crée la perspective. La marche la fait vivre.")
Quand l'œuvre dut être achevée, il le sut par une sorte de sentiment, de
croyance en une adéquation entre l'esquisse dans l'esprit et l'ouvrage réalisé
au dehors. Commanditaires et ingénieurs du cadastre prirent une vue
photographique aérienne du jardin. Lorsqu'on lui montra l'image de son œuvre,
il fut stupéfait, constatant que la réalisation n'avait presque aucune
similarité avec le projet qu'il avait conçu en esprit. Il se mit à rechercher
les points d'adéquation, ou simplement de ressemblance, singuliers, entre l'art
irréel dans son esprit et l'art réalisé dans son jardin.
Un
temps.
En
sachant bien que la photographie aérienne n'est qu'une analogie de
l'œuvre-jardin.
Winnipeg,
pensif : - Étrange paysagiste kantien...
Peg, amusé :
- L'architectonique du jardin pur ne connaît pas encore de philosophe
jardinier.
Winnipeg :
- Est-il possible qu'il ait cru en son plan ?
Peg :
- Qu'il puisse se réaliser ? Impossible. C'est le problème des figures
qu'on a (ou qu'on se fait) dans l'esprit.
Winnipeg :
- Ne sont-elles jamais adéquates ?
Peg :
- Non.
Winnipeg :
- Mais... même pour un carré, un triangle ?
Peg :
- Non. Le portrait phénoménologique n'existe pas. Considère durablement le
triangle dans ton esprit qui figure. (Chuchotements) Il bouge.
Winnipeg :
- Ça n'a pas de sens. Nous parlons de l'entité "triangle" que nous
nous efforçons de ne pas bouger. Nous l'avons dans l'esprit, c'est une fiction
immobile.
Peg :
- C'est vrai. Mais peux-tu tenir ensemble les deux cas ? Tu as le fictum
vrai du triangle fixé et en même temps l'expérience phénoménale du triangle
infixé, seulement approximatif.
Winnipeg :
- Oui... enfin, je le conçois. Et alors ?
Peg :
- Alors la réalité de ce que tu nommes "triangle" est bâtie sur les
deux cas, les deux modalités intrinsèques à ton esprit.
Winnipeg :
- Quelle est la vision rationnelle par laquelle je puisse concevoir les
deux ?
Peg :
- Ah... voilà ! Pour concevoir, il te faut un "calcul des figures".
Winnipeg :
- Je ne comprends pas. Tes "figures" s'opposent simplement.
Peg :
- Il y a un art caché... qui fait correspondre les figures que ton esprit a à
ton esprit même et plus, aux choses qui prennent figure dans le monde.
Winnipeg :
- Le triangle, selon la modalité de l'expérience phénoménologique, peut être
rectifié de proche en proche vers une estimation conceptuelle-réelle correcte.
Peg :
- Tiens, voilà l'entité-triangle...
Winnipeg :
- Bien sûr. Mais la nature du mouvement même de la rectification requiert en
lui une rectification des affects que n'épuise à ce jour aucune méthode. Quand
tu déclares "l'entité-triangle", n'exprimes-tu pas un sentiment ?
Ce point d'arrêt qui est le triangle, n'est-il pas le fruit d'un
sentiment ? Husserl parlerait d'une "certitude de croyance".
Peg :
- Ne te faut-il pas le fictum vrai du triangle pour que l'expérience
soit seulement possible ? Pour qu'un "sentiment" puisse
survenir...?
(...)
Épisode 2
Où Peg et Winnipeg
s'interrogent sur la formation des images
Winnipeg :
- À la différence de l'idéal de la raison pure ce que Kant dit des créations de
l'imagination c'est qu'elles ne sont pas fixées.
Peg :
- Par quoi, ou comment sont-elles ou ne sont-elles pas fixées ?
Winnipeg :
- Elles ne sont pas fixées par des règles qui les détermineraient ou par un
concept.
Peg :
- Pas des règles à partir desquelles une représentation sensible (des
phénomènes) pourrait découler d'une représentation pure (de la catégorie). On
ne peut pas les déduire. Ça veut dire qu'elles n'ont pas des principes
formateurs de la sensibilité comme sont l'espace et le temps. On ne peut pas
faire découler des conditions a priori synthétiques l'imagination, du moins une
partie de l'imagination, pour Kant. Mais en tout cas il y a une partie qui est
de l'ordre de la genèse même des images qu'on ne peut pas faire découler de
conditions a priori de la sensibilité.
Winnipeg :
- On ne dit pas comment on passe de traits isolés à un dessin.
Peg :
- Parce que Kant ne le sait pas lui-même.
Winnipeg :
- Comment se forme dans l'imagination ce dessin, qui n'est pas une image
arrêtée ?
Peg :
- Kant dit que précisément ce point-là n'est pas du domaine de l'intelligible
et, qu'un peu à la Goethe, l'homme n'est pas fait pour résoudre les énigmes de
l'univers mais il est là simplement pour se tenir à travers ses questions dans
les limites posées par l'intelligible. Kant, de bon droit, au sens fort
du mot dans la première Critique, a absolument raison de se refuser à explorer
ce point-là – il dit que c'est un "art caché" dans les profondeurs de
l'âme. C'est complètement au-delà même de ses capacités de droit, comme
philosophe, à cette époque-là. Rien n'empêche cependant de se demander, et
c'est la question la plus importante : Qu'est-ce qui forme l'image ?
Il se moque un peu des peintres, des artistes, "Maler und Physiognomen"
qui prétendent avoir des images dans l'esprit qui se réalisent dans la réalité.
Qu'en penses-tu ? Est-ce que, par exemple, pour toi, le peintre a une
image avant de la faire ?
Winnipeg :
- Oui, parfois, mais il n'y a pas systématiquement d'images qui président à la
réalisation d'une œuvre.
Peg :
- Non, pas systématiquement. Est-ce que quand le peintre a l'image avant de la
faire c'est l'image qu'il fait, quand il la fait ?
Winnipeg :
- Rarement, je pense.
Peg :
- Donc il n'a quasiment jamais l'image de ce qu'il va faire avant de le faire.
Kant a tout à fait raison sur ce point même si son abord semble rigoureux.
Winnipeg :
- Mais alors qu'est-ce que le peintre voit quand il voit dans l'esprit ?
Peg :
- Voilà la question : qu'est-ce que le peintre, ou l'homme quelconque,
voit en esprit ? Qu'est-ce que voit l'aveugle-né de Diderot qui se fait
quand même selon lui une idée des symétries ? L'aveugle qui ne peut que
toucher et qui sait reconnaître une sphère d'un carré, qu'est-ce qu'il
voit ? D'où l'intérêt d'un Calcul des figures qui dise exactement
comment se transforment et se déforment les figures dans l'esprit, sans aucun
support matériel. Dans le livre Visual Thinking, Rudolph Arnheim se pose
la même question. Il y a un chapitre qui s'appelle "Les images de la
pensée" où il se demande à quoi ressemblent les images mentales. Il
reprend très sagement Aristote et Locke. Et là le problème devient plus épineux
pour moi parce que la question de l'idée générale d'une forme géométrique est
cruciale. Introduire Locke tout de suite est un problème parce que Locke est un
nominaliste. Ce qui n'est absolument pas traité pour moi par Arnheim c'est la
Querelle des Universaux qui est au cœur de la question de la nature interne de
la perception. (...)
[texte
lacunaire : Peg et Winnipeg semblent avoir discuté les problèmes du
nominalisme, du réalisme, de l'Espèce...
Peg note
que "l'Espèce n'est pas une connaissance, mais une manière de
NOMMER l'objet sous toutes ses formes connues." Il ajoute :
"C'est un REGARD à l'ouverture d'un œil. "Des notations montrent plus
loin que la question des Universaux porte sur Locke, Berkeley et jusque dans
les Recherches logiques de Husserl.]
Winnipeg :
- On ne peut pas non plus dire que le peintre n'a pas dans l'esprit l'image
d'un tableau avant de le faire, mais qu'est-ce qui fait qu'on ne peut pas la reproduire
(ce qui voudrait dire que ce n'est pas vraiment une image) ?
Peg :
- Voilà une idée intéressante : non-reproductible veut dire non-image. Ce
qu'on a dans l'esprit ce ne sont peut-être pas des images (Locke). C'est la
question du jardinier paysagiste. C'est le même problème. Comment faire ?
C'est pour cette raison que Kant dit des peintres qu'ils prétendent
avoir dans l'esprit des images qui préfigurent alors que ce qu'ils ont
dans l'esprit n'est pas la peinture. Il faut retenir l'idée, déjà pour caractériser
l'image de la pensée, ou l'image dans la pensée, que celle-ci n'est pas
reproductible et qu'elle n'est donc peut-être pas une image et qu'en réalité,
nous-mêmes, par une sorte de retour sur soi de la conscience, par une sorte de
feed-back instantané, nous la disons image alors qu'elle n'est pas de nature
imagière. Peut-être devra-t-elle encore procéder d'une image non nécessairement
visible, mais qu'on pourrait qualifier de conaturelle à l'être. Je reviens à
Arnheim... "Est-ce qu'on peut penser sans les images ?".
L'"image mentale", non nécessairement reproductible, celle requise
pour la pensée, n'a pas à être une image "colorée", devant reproduire
fidèlement quelque scène réelle ou visible.2
Winnipeg :
- Je relis certains passages énigmatiques dans la Critique de la raison pure,
progressant dans l'Analytique transcendantale où les Catégories et la déduction
transcandentale dévoilent la possibilité des jugements synthétiques a priori.
Survient la question de l'applicabilité des concepts de l'entendement à des
objets. Nous entrons dans le "schématisme des concepts purs." Les
problèmes qui sont dès lors soulevés trouveront des développements peut-être
plus étranges encore plus loin, au cœur de la Dialectique transcendantale, dans
les questions se rapportant à "l'Idéal de la Raison pure." Kant
impose la nécessité d'un troisième terme qui soit homogène à la fois au
phénomène et à la catégorie : le "schème transcendantal" qui
rende possible l'application de la catégorie (pure représentation) au phénomène
(représentation sensible). Il y a quelque chose d'extraordinaire dans ces
extraits de Kant3 : c'est une insistance, qui n'est pas
perceptible dans la version française. Il se pose la question des images (et
c'est pour ça qu'il les dénigre) qui se forment dans l'esprit comme étant sans
rapport avec des règles.
(...)
[Discussion lacunaire autour des termes "Urbild",
"Prototypae", "Monogrammen"...]
Ce qui
veut dire qu'il y a des règles mais qu'il y a aussi une image originaire qui
est donnée par là et qu'elle est celle du monde. Kant nous dit que quelque
chose ne peut pas correspondre même à cette image originaire. Cette image
originaire, j'ai tendance comme philosophe à me dire que c'est l'assentiment au
monde et que c'est l'image du monde telle qu'elle est donnée, qui est une
cohésion d'objets pré-donnée. C'est le phénomène tel qu'il peut être repris
dans l'ordre des conditions dans l'esthétique transcendantale. Qu'en
penses-tu ? Mais ça pourrait être autre chose : en allemand courant,
Urbild peut désigner ces fameuses formations d'images qu'on appelle images du
rêve...
Peg :
- Il y a eu des écrits fameux sur le schématisme car c'est l'énigme chez Kant,
traditionnelle, du schème comme étant une sorte d'acte : c'est l'acte qui
fait que l'imagination produit la perception quasiment, que l'imagination sert
de pont entre la pensée pure et la perception comme étant pure réception. La
"synthèse figurée" produit l'image d'un ensemble de points qui a pour
concept "5", par exemple. Mais il y a une fonction-image, le schème,
qui produit l'image d'une relation formatrice entre le concept et son image (la
spatialisation de 5 points dénombrables). Les questions que tu abordes doivent
être prises comme des mises en garde de la part de Kant. Aucun concept, dit-il
en substance, même sensible pur "n'a pour fondement des images des objets,
mais des schèmes." Il y a un fondement sans fond de l'imagination
transcendantale. Ni la psychologie (incapable d'étiologie et qui doit se borner
à des descriptions) ni le dogmatisme métaphysique (qui dénie toute relation
formelle entre concepts, images, et sensibles) ne sauraient ne serait-ce
qu'envisager de déterminer une telle puissance de l'imagination. C'est
peut-être une "psychologie des profondeurs" que ce "pouvoir de
l'entendement même" comme opération de synthèse de la perception une. Le
schème est une fonction, une pure activité du pouvoir de synthèse lui-même.
C'est une "image" comme forme et mise en forme de relations. Certains
ont cru voir ces périodes-là dans la Critique de la raison pure comme
des moments négatifs d'un syllogisme, comme s'il y avait un syllogisme parfait
et le moment négatif, de la mineure, c'était les moments du schème, de
l'imagination productrice. C'est comme une revisitation à rebours
post-hégélienne. C'est une erreur fondamentale. Les questions de l'intuition
au-delà de l'unification du divers, de l'imagination au-delà d'une fonction
fabulatrice sont esquissées, certes brièvement mais au moins clairement dans ce
genre de passage chez Kant. Si on veut être kantien jusqu'au bout il ne faut
pas traiter ça comme des mineures d'un syllogisme où nous ne serions que dans
le passage, comme en apnée, avant de ressortir à la lumière de la déduction
transcendantale.
Winnipeg :
- Une parenthèse : quand tu dis que Kant dans ce passage dénigre l'image,
il la dénigre par rapport à l'idéal de la raison c'est-à-dire par rapport à une
fonction qui serait comme il le dit soit pour l'action soit pour le jugement.
Alors est-ce qu'il dénigre l'image en tant qu'elle ne serait pas opérante ?
Peg :
- C'est la méthodologie kantienne. En fait, quelque chose qui n'est ni pour
l'action ni pour le jugement n'a pas sa place dans une architectonique de la
raison pure. Donc l'image en tant qu'elle se forme et en tant qu'elle n'a aucun
sens autre que celui d'être présent à l'esprit n'a pas de sens pour Kant. Il
n'est pas là-dessus dans un dialogue avec Locke ou Berkeley. Il en fait un
passage, effectivement, mais ce n'est pas le seul moment dans la Critique de
la raison pure où Kant est obligé d'avouer les limites du système. La
question est moins naïve qu'il n'y paraît : le langage peut être au début
et à la fin de cet épisode de l'imagier conscientiel. Très sérieux de penser
qu'entre le faire et le penser il faut du langage. Comment rendre ce faire dans
une culture (qui est un faire) sans langage ? Il n'y a peut-être pas de
pur imagier de la conscience ?
Winnipeg :
- Pas d'image originaire ?
Peg :
- Plus qu'une image qui se forme confusément, c'est un signe, un chiffre, un
monogramme au cœur de l'esprit, qui permet dans l'ordre des choses et sui
generis qu'il y ait des conditions a priori. Disposition de l'esprit qui est
une image qui a permis à l'homme d'être à l'image de Dieu, dirait-on avant
Kant. Chez saint Augustin. Malgré l'ensemble des images qu'il a en esprit et
l'ensemble des conduites qu'il a dans la vie, l'homme a un certain rapport
d'image qui est un rapport à la vérité. L'image originaire, en ce sens
essentiel, n'est pas celle du peintre. Mais il requiert un "art
caché", peut-être indéchiffrable. C'est-à-dire : un principe
formateur. Le schème comme fonction me pose un problème de double
constitution : comment une image imageante peut-elle présider à la
formation d'images (de représentations) et à la constitution de l'œil et
de la conscience qui a des représentations et l'imagination ? (...)
[Lacune :
des notations évoquent un débat comparatiste entre les "moments
figuraux" de Husserl et la synthesis speciosa de Kant, et à propos
des "Merkmale" de Kant et de Husserl (entre la Philosophie
de l'arithmétique et la Critique de la raison pure.) Genres, signes,
couleur, forme, propriété. De la composition des figures...]
Winnipeg :
- Je m'intéresse plus prosaïquement à des images, des représentations
factuelles... Des "images originaires" peuvent-elles être déjà des
symboles ? De celles qui déterminent la pensée. Le point et l'œuf ?
Peg :
- Sont-ce des images ? Premièrement ce ne sont pas les mêmes images. L'œuf
se diffracte en nourriture marchandisée, forme géométrique, symbole cosmogonique,
et j'en passe... Ce sont déjà des symboles, oui. Il faut penser deux choses
ensemble : les images sont dans la culture et en même temps disposition
contextuelle d'un imagier pour la conscience. Une forme ovalique veut-elle dire
quelque chose de non-culturel ? Le jardin que je parcours est aussi un
jardin dans la culture, quand je crois l'avoir seulement en esprit. Et ce n'est
pas encore celui que je veux construire dans la réalité.
Winnipeg :
- Que dire des images qui seraient à l'origine de la pensée, si on peut les
nommer "images" ? Des symboles ?
Peg :
- Que sont des symboles ? Des moitiés de sens. La moitié apparente est
suffisamment généralement significative pour une collectivité. On a l'habitude
culturelle, discursive, de ne pas mémoriser les formations naturelles d'images.
Winnipeg :
- Assiste-t-on à la formation d'images factuelles ?
Peg :
- Oui mais qui ne se traduit pas adéquatement dans un faire, encore moins dans
un objet culturel.
Winnipeg :
- Dès qu'elle passe du trouble au distinct, l'image exhibe-t-elle sa
formation ? Son apparaître ?
Peg :
- On accommoderait à partir d'un donné préalable ? On risque
l'insignifiance. Une image SE crée. Peu importe si l'image floue est donnée ou
si un sujet la fabrique. Sensorium commune comme membrane sensible qui donne et
qui reçoit. Le problème de la réalité du donné n'a pas à être posé.
Winnipeg :
- L'image de l'œuf, comment apparaît-elle ? Forme construite, ou
apparition vers l'œuf cohéré ?
Peg :
- Je peux avoir un cercle d'un seul coup devant moi. L'ai-je construit ?
Et le "donné" est l'effet d'une synthèse.
Winnipeg :
- Je le dessine selon un contour, quelque soit la vitesse de mon trait en
imagination.
Peg :
- Le cercle d'un seul coup n'a pas besoin de mains. Le cercle que tu construis
a besoin de mains. Si on le varie dans l'espace, on a besoin de mains. Il y a
une résistance dans toute construction. Il y a un non dans la perception et le
constructivisme imaginatif. Tout cela est affaire de résistance et de
résonance, d'obstacles et d'attracts... Conçois un cercle petit et fais-le
croître de plus en plus. Vers la ligne... Sort-elle de la dimension que tu te
fais de ton propre esprit ?
Winnipeg :
- On ne peut visualiser un cercle indéfiniment grand.
Peg :
- Perspective immanente à la pensée. L'angle de vision conditionne l'image
possible. Tu t'es fié à ton œil pour te figurer. Mais toute figure n'est pas
optique. Question de l'existant. Le point, c'est du non-existant.
(...)
Winnipeg
- Le chiliogone ne peut être représenté. Mais on peut se représenter les lois
mais non la figure. Idée et lois de compositions. On a une idée vague de
l'océan en voyant des vagues. Une fois encore, on doit se tenir "entre les
bornes de l'intelligible", dirait Goethe.
Épisode 3
Où la conversation
tourne court (Winnipeg s'est endormi sur sa chaise)
"Comment
disposer des points dans l'espace ? Doit-on assigner un point à un fond
spatial, ou quelque qualité à un point ?", se demandait alors Peg,
perplexe. Il se mit à disposer les cacahuètes qu'il était en train de picorer
sur la petite table devant lui, les groupant, les écartant, méditant
sérieusement devant la table parsemée de cacahuètes comme s'il avait engagé une
partie de Go avec un partenaire invisible (ou seulement endormi.)
Épisode 4
Où le dialogue
reprend après le réveil de Winnipeg
Peg :
- Comment disposer un point dans l'espace ? Doit-on assigner un point à un
fond spatial, ou quelque qualité à un point ? C'est la question de la catégoricité.
C'est le catégorique séparé, à ce niveau, du catégoriel. Le jugement
catégorique est une assignation, une abduction spatiale. Ce qui a à voir avec
le fond perceptuel de la déixis. La catégorialité (le catégoriel)
concerne les catégories qui président aux conditions du phénoménal. La
catégorie (au sens de la catégoricité) c'est autre chose : c'est
simplement s'assigner une sorte de cible, de but dans la vision. Pour qu'il y
ait un point qui se détache sur un substrat spatial il faut assigner quelque
chose. Assignation désigne une inférence perceptuelle, ce qui veut dire qu'on marque
la place de quelque chose.
Winnipeg :
- On ne peut pas trouver un point sans assignation à une place ?
Peg :
- Il faut qu'un point ait sa place pour paraître.
Winnipeg :
- Ce problème d'assignation est éminemment politique et juridique.
Peg :
- Admettons. Mais j'ajoute que la catégoricité, c'est le processus
d'abstraction lui-même. J'ai parlé d'assignation comme s'il y avait un acte
unilatéral de positionnement, alors qu'en fait c'est aussi le moyen d'extraire
de la réalité un point.
Winnipeg :
- C'est ce que constate Hannah Arendt : pas de droits de l'homme pour les
apatrides. Pour exister en tant que sujet de droits, encore faut-il exister en
tant que citoyen, c'est-à-dire qu'une place (et donc un statut) nous soit
reconnue et assignée quelque part.
Peg :
- Est-ce que tu penses que dans la perception même quelque chose comme ce que
tu viens de dire agit ? Est-ce que tu penses qu'on a besoin, pour faire
exister un point ou un autre, d'avoir dans la pensée autre chose que des points
et des lignes, c'est-à-dire une instance de créance supplémentaire ?
Althusser a dit dans ce sens que l'idée du sujet est fondée sur l'appel :
quand on appelle quelqu'un par son nom propre il se retourne. À partir de quoi
il a suggéré une théorie de la culpabilité essentielle susceptible de définir
ce qu'est un sujet.
Winnipeg :
- Ça ne m'étonnerait pas que l'idée d'assignation, logée à l'intérieur de la
catégoricité, ait quelque chose du fondement du droit naturel ou de la justice,
même si tu parles d'ensembles mathématiques, de points géométriques.
Peg :
- La question est celle du déterminable, du pensable. C'est cela qui est à
l'intérieur de la catégoricité, de la désignation.
Winnipeg :
- Qui dit désigner une chose à une place, même un point géométrique, dit
forcément le rendre susceptible de déplacement, de substitution, de toutes
sortes de transformations. Comme le sujet de droit. Comme le point géométrique
et la figure, même dans la géométrie plane, qui peuvent être soumis à une
homothétie ou à une translation. Ce qui m'intéresse c'est qu'à ce stade-là on
ne demande pas si c'est vrai ou faux. On est en-deçà, et quelque chose dans le
droit naturel est en-deçà du vrai et du faux, dans la limitation de la
corporéité propre comme de celle d'autrui.
Peg :
- En-deçà... Mais tu impliques la nécessité pour des jugements d'être premiers,
immédiats et vrais. Je suis de loin la logique d'Aristote. Ceci concerne des
règles d'attribution, mais aussi des modes de la présencialité. Le perceptuel,
comme le conceptuel (dans l'actuel et le nécessaire) sont, vrais ou
faux, à rechercher dans le primitif, l'immédiat, la présence... (même si le
vrai est toujours ressenti – ou même pressenti – comme un excès de présencialité).
Winnipeg :
- Qu'est-ce que c'est que ce point géométrique qu'on rend symbole de toutes
choses situables dans un univers physique ou mental ?
Peg :
- C'est là où pour la pensée l'image et l'être sont co-naturels (c'est là où je
suis platonicien).
Winnipeg :
- Dans cette direction, si je te suis bien, je te vois plutôt schellingien ou
baaderien. Est-ce que la catégoricité dit le choix ? Je suis partagé car
je me souviens du vieux Husserl et je me demande quelle est la part de choix et
de réception, de spontanéité réceptrice disait Husserl. Car une chose
est d'avoir des images confuses dans l'esprit, autre chose est de désigner un
point. Dans la réalité physique comme dans l'esprit.
Peg :
- Est-ce qu'il y a déjà un choix ? Est-ce qu'on produit les images ou
est-ce qu'on les choisit ? Nietzsche ne dissocie pas ces deux options.
Il appelle ça la "double force artiste". Marcel Duchamp fait un
CHOIX, il ne veut plus qu'il soit question pour lui de PRODUIRE.
Winnipeg :
- Pour l'artiste épuisé, renouvelé, non rétinien... Est-ce qu'on produit les
images qu'on assigne ? Est-ce qu'on choisit à travers un abîme de
possibles ? Ou est-ce qu'on propose comme un jet des points sur une toile
abstraite ? C'est là qu'interviennent les distinctions entre virtuel,
idéel et réel.
Peg :
- Qu'en penses-tu ?
Winnipeg :
- J'ai du mal à concevoir que désigner un point revienne à en élire un parmi
d'autres.
Peg :
- C'est tout le problème. C'est pour cela que je l'ai modélisé dans une
casuistique des prérogatives : je ne peux pas choisir un point car si je
choisis un point c'est sur fond d'une multitude. S'il y a une multitude de
points, c'est qu'il n'y a pas un point. Je dis donc : il y a un point et
je dis en même temps - proposition deux, corrélée au niveau des prérogatives -
il y a plusieurs points. Et je ne peux pas choisir. Ce n'est pas dans mon
intelligence, impossible que je choisisse. Cela a son importance au sujet des
intuitions cosmologiques.
Winnipeg :
- Mais... Le rasoir ockhamien ne sait-il plus rien trancher ?
Peg :
- Je ne parle pas d'ontologie distributive, mais d'évidence perceptive... Mais
ne t'inquiète pas, Ockham nous sert copieusement pour un établissement futur de
vérités nécessaires. Quand tu regardes une peinture, est-ce que tu vois un
ensemble de points ou est-ce que tu vois un visage ? Qu'est-ce que tu
vois ?
Winnipeg :
- Je ne crois pas que je voie un ensemble de points.
Peg :
- C'est vrai, on ne voit pas comme ça. Les artistes, traditionnellement, font
tout pour montrer qu'il faut voir par étapes, mais sans trop le montrer. Ils
font en sorte qu'on voit que la vision est par étapes et qu'ils ont compris
cette vision ainsi organisée et, en même temps, il faut toujours saisir
unitivement ce que propose cette vision. Pour l'artiste, l'arbre n'est pas le
portrait au nom d'"arbre". Mais j'ai l'arbre dans la tête. Un schéma
caché dans l'esprit, supérieur, plus "riche" que la détermination de
l'arbre vu. Ceci ne ressortit pas à une quelconque symbolicité. Cet arbre est
comme le minimum géométrique du point. Index, signe sans médiation. Certaines
images dans mon esprit sont comme des lettres, des signes unitifs. Les points
ne sont pas simplement des points, mais des lieux affectuels singuliers,
chargés d'une certaine densité qualitative. La catégoricité ne se borne pas à
déterminer une chose dans un espace, mais l'affecte d'un certain poids, une
valeur... (...) [Note : le nominalisme de Berkeley. Existence du triangle.
Point géométrique. "Axiologie immanente à l'ontologie de la
perception."]
Winnipeg :
- Mais tu as vu pourtant dans la catégoricité (une accusation de l'objet) le
pas initial d'un mouvement d'objectivation. Il faut donc d'une part qu'un objet
soit désigné dans sa nudité ponctuelle, d'autre part qu'un point de vue
particulier représente le sujet de cette objectivation.
Peg :
- Tes questions et déclarations soulèvent bien des difficultés.
Épisode 5
Où Peg et Winnipeg
forment des figures
Peg :
- Tu peux construire un ensemble de points entourés par une ligne courbe...
Un
temps.
L'ensemblisme
repose sur un intuitionnisme fondamental. L'intuition ensembliste
"guide", pour ainsi dire "pilote" l'axiomatisation et les
structures qui la satisferont. De même que de l'axiomatisation d'une théorie
dépendra d'une récursivité efficace d'un ensemble clos d'énoncés sur un domaine
d'expériences, d'énoncés hypothétiques, etc. C'est ce qu'on nomme je crois l'énumérabilité
récursive. La théorie des ensembles est en elle-même une très forte
critique des fondements de toute construction axiomatique.
(...)
[Théorie des Catégories MacLane-Eilenberg est bien davantage
"nihiliste". Mais Peg souligne un "avantage" : de la
double négation des fondements logiques et des fondements axiomatiques jaillit
une "phénoménologie" des concepts structuraux de la mathématique (qui
s'"auto-fonde" à travers ses "manifestations"). (?)]
Mais
encore, on ne pose pas, dans Zermelo-Fraenkel par exemple, "un
ensemble U", car l'ensemble est déjà ses
objets (l'ensemble est la collection d'objets qu'on appelle ici un
univers (U).) L'appartenance constitue la matière de la
relation binaire dont est munie une collection. On la note C,
d'un élément à un ensemble, d'un ensemble à un ensemble... "Élément"
doit être ici entendu comme métaphore définitionnelle d'un "objet".
"Être dans" définit la relation. "Appartenir" exprime,
par métaphore, la relation. Je vais préférer une nature prototypique de
relation que j'appellerai inhérence, "appartenance" et
"être-dans" en représentant deux modalités. La théorie des ensembles
réfute l'infinité de l'espace absolu, mais ce qu'elle réfute plus encore c'est,
du point de vue des Universaux, le réalisme d'une telle conception.
Winnipeg :
- Mais l'échec de la mathématique, des catégories, de la cosmologie tient en
une nécessité : il faut toujours un fond sur lequel inscrire des
points et des figures, des relations entre les points, et qui n'a rien d'empirique.
(Cette certitude que j'ai n'est pas apodictique mais elle emporte ma
conviction.)
Peg :
- Je t'ai déjà parlé de la controverse Leibniz-Clarke, de mon ébauche d'un
examen du "conflit des facultés" du point de vue des principes
métaphysiques entre sensorium Dei et sensorium commune. (...)
Winnipeg :
- D'autre part et toujours concernant les manquements essentiels au cœur de la
pensée géométrique contemporaine, comment résoudre deux axiomes kantiens sans
faire de cette géométrie une mathématique kantienne qui s'ignore ? Que la
géométrie procède par intuition sensible synthétiquement ; que la géométrie
procède a priori, de façon apodictique. On doit penser que la synthèse
intuitive ne devient jamais un concept empirique... Encore le schématisme...?
Peg :
- C'est très proche de l'adjonction réelle dans le Calcul des
ingrédients de Leibniz...
Winnipeg :
- Du point de vue de la mathématique transcendantale, le schème serait-il
assimilable à un topos où la "créativité" du faire intuitif et de la
catégorialité apodictique cohabitent ?
Peg :
- Dans une lettre de septembre 1789 à Kosmann, Kant interdit toute déduction
psychologique de nos représentations quant à l'espace. C'est quand la
déduction transcendantale même est impossible qu'on doit avoir recours au
schème. Le concept d'espace n'est pas hypothétique (les concepts ne sont
pas innés mais acquis) et il ne peut se produire sur le mode propre de la
nécessité que par un acte de synthèse de l'imagination qui a pour nom schème.
Winnipeg :
- Dans une autre lettre de la même année il dit que le mathématicien ne peut
avoir d'objet "sans exposer dans l'intuition cet objet même". Et ce
n'est pas parce que la mathématique est le meilleur exemple de la raison
synthétique qu'il doit manquer d'intuitions. Alors comment peux-tu
expliquer maintenant les distinctions que tu as proposées entre
"être-dans" et "appartenir" ou, encore, les différents
degrés de la catégoricité selon des degrés de "dramatisation"...?
Peg :
- C'est le "in" de l'inesse4 qui compte, le
"dans" qui est susceptible de nier l'espace ou le temps comme Urbilde
des phénomènes. Nous rejoignons le problème de la forme-réceptacle dans la
théorie de la composition. Le cas prérogatif de cette question enveloppe en
même temps la question de l'espace-substrat. Pour la conscience positionnelle,
intuitionnelle, il y va du point du signe entre concept et objet. Ici, le nom
d'Image est donné à cet espace-substrat (champ virtuel) qui prédique et
s'attribue comme qualités les positions et les places qu'on dit de sujets,
objets... Etendue intensive de l'espace, successivité du temps, étendues
limitées de ce qu'on dit des corps, etc... Quand je dis "limites", je
dis précisément qu'une théorie des ensembles a pu avoir lieu. L'erreur, l'aporie
ultime est d'avoir considéré le synthétique a priori kantien sous le
mode du "prédicable" alors que la recherche d'un substrat amodal y
était inscrite. Kant lui-même s'en est prémuni. Nicolas de Cues (à la suite de
Damascius et des Néoplatoniciens) avait posé le participable, par exemple de la
rotondité idéelle dans tous les ronds approchés dans la nature, de la rotondité
vraie de tous les ronds imagés naturellement et artificiellement. Le
"prédicable" ne dit pas tout en lui du "participable"... Il
le MONTRE. L'attribution est évidente. L'évidence du synthétique a priori n'est
pas propositionnelle. Nous devons dès lors aller au-delà. Au-delà de ce
qui est déjà dans la conscience et qui se donne indépendamment de
l'expérience... Si cette synthèse est aussi pour ainsi dire le miroir ou le
reflet d'une autre "synthèse" – condition – dans laquelle
serait déjà la conscience. Ceci est tout différent d'une production ad libitum
et infinitum de conditions, concepts ou catégories... mais la représentation de
l'espace ne suffit pas à la condition d'une perception possible, de même que la
"pensée mathématique" ne peut suffire dans ce rapport a priori de la
condition à la "pensée physique", ou – plus discutable et sujet à des
polémiques profondes – la condition de la logique vis-à-vis des lois
mathématiques. Tout cela serait absurde. Car l'autorité – méthodologique
– n'est pas la condition, ni même le fondement. La tendance demeure à
nier l'autonomie des ontologies régionales (autonomie qui n'est pas
soluble dans un particularisme). Toute "mise en ordre", qu'elle soit
mathématique, physique, perceptuelle (cohésion d'un plan d'objets à partir de
conditions) du monde suppose un acte et un substrat qui la
rendent "possible". Aussi, la réduction de cette mise en ordre à un
acte de la conscience est tout simplement impossible, c'est-à-dire non
seulement irrecevable, antinomique, mais aussi condamnable comme effet de sens
quasi littéraire. Comme si un "Deus ex machina", une nuit orphique ou
un bain primitif primordial avaient pu rendre la vie possible. C'est une
mythologie. Peut-être verra-t-on ailleurs que c'est l'ensemble de ces propos
philosophiques sans racines dans une acception de l'expérience (comme celle
d'avoir objet dans la conscience) qui se situe hors des limites de la vérité.
D'apparence de mythographie tout autant, parce qu'invoquant des fonctions,
éléments ou causes non perceptibles, la recherche qui nous occupe combat
pourtant toute prolifération créationniste de concepts, de causes indicibles,
etc...
Winnipeg :
- Une première question guide notre démarche : Comment l'esprit se fait
une idée qui est une figure ? Mais cette question ne saurait à elle
seule masquer la question pour l'esprit d'être lui-même figure, ou : En
quoi l'esprit dans son essence est figural ? Dans le regard croisé de ces
questions s'imisce la nature, sinon les règles, de la pensée, ici et dès lors
questionnée. Cassirer nous dit que "le concept n'affronte pas la réalité
sensible à la manière d'un élément qui lui serait étranger ; il constitue, au
contraire, une partie de cette même réalité, un extrait de ce qui se trouve
contenu immédiatement en elle." Du noyau conceptuel, et par exemple du
concept mathématique, semble devoir se dégager une science descriptive (et
c'est ce que l'on voit se déployer chez un Husserl) qui guidera une classification.
La hiérarchie de la connaissance conceptuelle en est ainsi bien établie. Il y a
un concept d'arbre dégagé de la pluralité des chênes, hêtres, bouleaux, etc...
Mais Cassirer, dans son exposé, est bien le premier à souligner la contrainte
de cette construction symbolique, et qui est la nécessité même de
l'abstraction. Il faut réduire un contenu pour atteindre l'ordre d'un ensemble
d'objets. Comme s'il y avait une fonction positive de la négation, où nier
l'expressivité d'une chose servait à affirmer l'expressivité de la relation
entre les choses, comme si rendre un contenu exprimable demandait à ce contenu
d'être étouffé au profit de sa place dans un système de relations entre
contenus. Mais quid de l'"être du sujet concret" ?... Si son
existence ne dépend pas tout à fait de la "relation dans le
jugement" ? Or, une philosophie du concept, étant une philosophie des
synthèses de relations, n'en est pas à son premier trébuchement quand elle marque
de telles difficultés. L'exactitude recherchée est trop "intégrative"
sans certaines précautions modalisant les prérogatives. Se pourrait-il qu'une
géométrie norme ce qui n'a plus besoin d'être assenti comme pure
perception ? Doit-on encore poser un percept immédiatement sans lequel
la géométrie ne saurait figurer ? En vérité, la question est : Sur
quoi devons-nous prendre appui pour que certaines questions
peut-être trop "a posteriori" ne puissent plus être posées ? Une
question de premier plan, de premier ordre, ne choisit pas, elle expose dans sa
primitivité la totalité des problèmes sur lesquels il se doit de pratiquer
des choix.
Peg :
- Que dire ainsi d'une position, des problèmes concernant les lois des
figures, en regard de cette tension inapaisable entre géométrie et expérience ?
Le géomètre de Husserl n'atteindra jamais le fond de l'intuition et de la
pensée géométrales – touchant à l'essence géométrique – s'il s'appuye sur le
dessin, le geste de dessiner, l'expérience de dessiner une figure. Il lui faut
une faculté spéciale qui est COMME un mode d'avoir des figures en songe mais
qui ne saurait être entâchée de la confusion pathogène de croire que des
figures en songe, ou que des figures dessinées au tableau, puissent être des
essences géométriques. Mais cette faculté spéciale requiert une
attention toute particulière. Il faut peut-être à la fois "tirer une
ligne" dans l'esprit COMME ON LA DESSINERAIT AU TABLEAU pour qu'elle soit
déterminable et pensable, et penser dans toute formulation, dans tout langage
des figures, une relation entre le réel et l'idéel, entre
la langue formulaire réellement inscrite dont les seuls symboles sont sa
propre idéographie et une figuration, ou bien plutôt une figurabilité, qui
puisse en être l'extension figurée, ou la précognition de ce qui ne peut être
vu, perçu. Mais peut-être que "tirer une ligne" dans l'esprit n'est
pas tracer du geste une ligne au tableau, et qu'un schématisme pur d'une figure
purement pensée ne souscrit pas à une langue réellement inscrite... Or, une
difficulté paraît aussitôt : que les lois des figures ne portent pas sur
des figures tracées, mais sur des figures que l'on est en train de
tracer. La géométrie, comme on semble le savoir aujourd'hui, doit aussi
être une science des déformations et transformations des figures. Un segment
borné ("déjà tracé") paraît-il être une figure ? Une ligne en
mouvement est-elle une figure, et une figure se donnant en une ponctualité
d'espace pour la perception ? Car il n'y a pas de bien grande différence
entre ce que l'expérience muette nous donne et ce que l'intelligence sourde des
lois veut nous donner. L'imagination transcendantale, si l'on suit Kant, ne se
résout pas au rôle d'une fonction médiatrice, mais exige la légalité d'une
faculté originale et autonome de synthèse, force productrice d'images et de
symboles, légalité équivalente à celle des concepts purs de l'entendement. On a
pu voir les positions qui, désormais, semblaient devoir s'affronter. La
spontanéité de l'imagination productrice annonce-t-elle celle de l'entendement ?
(position de Cassirer). Le speciosum de la synthèse de l'imagination
reconduit-il toute synthèse (incluant celle de l'entendement pur) à la
facticité d'une "réception originaire" ? (position de
Heidegger). Toute l'ambition intellectuelle légitime d'une synthesis
speciosa repose sur la volonté ou l'intuition d'un horizon conciliatif de
ces positions, lesquelles, par ailleurs, peuvent être exposées à d'autres
degrés de clarté et de détermination.
(...)
[Rôle du sens commun, sens commun en quoi l'imagination implique sensations,
voir, toucher. Descartes. Règle 12.]
Winnipeg :
- Je veux te parler du cas de la réunion (axiome de la somme dans la théorie
des ensembles) comme projection, ou mieux : propagation d'un amas de
points. Ce cas de la réunion m'intrigue, car nous sommes, me semble-t-il, très
proche d'un concept synthétique de nombrement et de spatialisation à partir
d'une multiplicité indéfinie. La réunion rejette en point de fuite le x-élément
considéré comme ensemble dans la conversion presque immédiate de l'ensemble en
un élément. Ces rejets ou mises à distance sont liés à l'assignation
catégorique qui dessine les mouvements de l'abstraction elle-même. Qu'un
élément puisse être pensé comme ensemble, c'est ce que je dis être dramatisation.
N'y a-t-il pas un seuil où tout montage figuratif de points produit par
récursivité interne une forme ?
Peg :
- Mais il y a une force de mise en forme et une force qui décohère.
Winnipeg :
- Quand je dis "dramatisation", je ne veux pas dire quelque chose qui
outrepasserait le langage en sa discursivité, mais qu'une opération occasionne
des transformations qualitatives du-dit donné.
Peg :
- Quand je dis : réunion, relations, désunion, séparation, cela provoque
un sentiment. Je dis aussi (par implication) que :
invariance, stabilité structurelle, équilibre, symétrie axiale et centrale,
etc, provoquent le sentiment dont l'attrait même a suscité la
recherche... ce qui veut dire qu'il y a inscription dans l'esprit de
cette satisfaction obtenue ou seulement escomptée. (Je ne parle pas d'analyse
du langage !). J'appelle relation le mode incomplet de la coexistence
d'une paire d'existants.
Winnipeg :
- L'existant... soit l'épiphénomène résultant de l'adjonction réelle d'une
présence et d'un individuel (étant)...
Peg :
- Prends l'exemple d'une équation stochiométrique. L'idéel est
l'expérimentation chimique, "ethos" que l'on "voit" dans la
formulation réelle, scripturale. Le réel de l'idéographie n'est pas une
"empreinte", une simple "représentation symbolique" en
retard sur l'événement supposé originel, ou original. Toujours protensif.
Puissance du virtuel. (...)
Winnipeg :
- Tu parles des rapports figuraux entre réel et idéel ?
Peg :
- Il y a une même proportion qui dit l'un longitudinalement et l'autre
transversalement. Une première voie est une perception dans la représentation,
une seconde voie exige une pratique (la démonstration...). Tu me demandes s'il
existe un concept de "réunion" ou de "séparation" qui
subsumerait les concepts de "réunion réelle" et "réunion
idéelle", de "séparation réelle"... etc. Dans mon langage
figural, il y a toujours une double projection des figures. Si je dis R1
"relation réelle", linéaire, je dis aussi R2
"relation idéelle", sous ce rapport de représentation.
Fig. 1
En un
sens, je parle de représentation "internaliste" quand je parle de
l'idéel. "Ça se voit"... c'est l'analytique kantien. Wittgenstein
dirait que les relations internes se "voient" toujours, tandis que
les relations externes demandent une description. N'est-ce pas là le
point de départ d'une bonne ontologie formelle et différentielle entre théorie
de la prédication et théorie des signes ? La relation complète, dans le cas
que j'ai énoncé, se trace ainsi :
Fig. 2, Fig. 3
J'aurais
tellement d'exemples à te fournir concernant la relation complète ou incomplète
entre la figuration idéelle et la proposition scripturaire réelle... Si je
dis : f(x)=sinx-tgx, j'inscris en "réel"
quelque chose de non perceptible de la relation complète. D'une part, et si
l'on trace approximativement dans un repère orthonormé la fonction, on voit
qu'il y a un point d'inflexion (O) dont la tangente est Ox.
Fig. 4
(Une
habitude de l'analyste amène bien sûr le mathématicien à estimer presque
immédiatement la domanialité de la fonction.... Je ne parle pas de ce cas
spécial, et pratique, où réel et idéel peuvent se confondre.)
Winnipeg :
- À travers ton déambulatoire tu sembles me parler de toute la cohésion de
donné. "Knowledge by acquaintance", dirait Russell. Puisque tout
repose sur des rapports tensifs entre attract et contact, résonance et
résistance... Je dirais que le fusionnement est le nom de l'image pathique d'un
axiome de continuité qui pourrait saisir, dans une espèce de morphisme continu,
le sujet qui connaît et l'objet qui est connu.
Peg :
- Une singularité initiale, ou l'unité d'instant gravitationnel zéro (dans le
temps et l'espace) ?
Winnipeg :
- Tu veux me proposer des réseaux d'automates cellulaires à partir d'un presque
rien de règles ?
Peg :
- Je ne prétends pas à une telle généricité initiale. Je ne veux pas discuter
maintenant des erreurs fondamentales de la cosmologie actuelle.
(...)
[Notes concernant la théorie des ensembles qualitatifs, les homéoméries, la Physique
d'Aristote et l'intuition cosmologique comme intuition de l'unité de la
génération du multiple... Avec un schéma :
Fig. 5… ]
Un
temps.
Je
reviens à mon plan de construction. Tu peux construire un ensemble de points
entourés par une ligne courbe, disais-je. Soit un premier ensemble d'éléments E1 : {x1,x2,xn...} J'enveloppe
à l'aide d'une seconde courbe fermée (E0) le premier ensemble de points. Si je saisis le
premier ensemble de points, est-ce que je peux saisir les éléments contenus
dans l'ensemble premier ? Cet ensemble un est une frontière, ou une limite
dans son contour. Il offre une résistance.
Fig. 6. Fig. 7.
Winnipeg :
- Pourquoi l'ensemble E0 comme collection d'objets ne peut pas inclure les éléments de
l'ensemble premier ?
Peg :
- À cause des attracts, au premier coup d'œil. Il faut nécessairement trouver
une fonction pour la "complétion amodale" de Kanisza. (...) Il
y a des propriétés-frontières, qui ont des seuils de densité d'ordre zéro ou
un. C'est en cela que le deuxième ensemble (E0) n'est pas le possesseur des éléments du premier
(E1). Le premier ne se reconnaît pas dans le second, et réciproquement.
Je note une proposition P1 qui est une forme de relation. Je suis un peu carnapien, car
le terme "proposition" inclut l'objet visé comme "état de
chose" et le substrat qui le "vise" (attitude propositionnelle).
P1 : E1 = E0 = Ø - 1(E1 )
Sans intériorité. Résistance... L'attract comme résistance nécessitera une
déduction formelle. La densité y est d'ordre un. Et, au même moment, nous
avons :
P2 : E1 = E0 = {x1,x2,xn...}
C'est le type même d'une abduction
spatiale, au sens de Peirce. La catégoricité accompagne l'inférence
perceptuelle et le point de vue. La densité-seuil est d'ordre zéro. On pourrait
écrire, pour le coup : E1 = E0
.
Winnipeg :
- C'est une sorte de synthèse figurée ?
Peg :
- Oui. Le degré de l'attribution simple. Soit : l'idéel, sans le réel. (Le
réel est l'inscription qui parvient à ton intelligence.)
Winnipeg :
- Comment représenter la catégoricité de x, "x ?
Peg :
- x C E1 , densité
un. X C E1 = E0 , densité
zéro. Pour SAISIR l'intériorité élémentaire de E1, il faut un degré
d'exercice de la capture et de la catégoricité haptique : que la
résistance d'être touché devienne résonance de toucher-être touché. L'idéel est
déjà changement de l'ordre de l'attribution. Le réel, c'est le scriptural de ma
formulation.
Winnipeg :
- À P1 s'arrête la prédication possible.
Peg :
- Oui. Mais comprends avec nuance ces différences de degré. Ce que je perçois
c'est un rejet sur un attract. On se soustrait à un ensemble unitif à
prétention d'enveloppement. Je ne perçois pas des points isolés, mais des
attracts, des résistances, des propriétés-frontières... par quoi est toujours
désigné un noyau comme centre organisateur.
Winnipeg :
- Tu ne perçois pas non plus de figure dans la multiplicité des points ?
Peg :
- Saut hors de l'amas. Je l'ai peut-être entrevue. Elle n'est plus.
Fig. 8
Je te
formule, différemment mais dans la même recherche initiant ma théorie de la
connaissance ce que j'ai déjà dit :
1/ J'attire X dans la capture (le piège). "Je contracte" en A0 .
2/ X entre en "contact" avec le piège que je forme avec le montage
figuratif. (Mais cela n'est pas la capture.) J'entre en contact analogisant.
3/ La capture est effective : on pourrait parler d'une résonance totale et
complète en un point.
En somme, je "contracte" X pour le réduire à une unité particulière.
Je discerne un noyau. Et à un dernier moment, "je perçois" et
suis individué dans ma perception.
Winnipeg :
- La capture effective, c'est le "je suis". L'attirance dans le piège
c'est le "je vois"... N'y a-t-il jamais de spontanéité réceptrice au
commencement d'un jugement ?
Peg :
- L'objet X est l'objet de ma réception en tant que je suis acteur de cette
réception. L'estimation, ou l'anticipation de la capture repose sur un
sentiment de DISTANCE. Le contact entre la proie et le moi-même correspond à
une ANALOGIE. L'effectuation de la capture est une FUSION.
Winnipeg :
- Résonance ou résistance ? Qu'est-ce qui pourrait abolir tes structures
d'attracts ? Et ce que tu appelles "capture", est-ce résonance
des points ou du visage-un ? N'y a-t-il pas imitation d'une première
expérience qui fait la détermination comme jugement, attribution ?
L'inférence perceptuelle est un principe tout actif, tandis que dans le
jugement prédicatif, il y a un aspect actif (la capture de l'attribut) et un
aspect passif (le substrat qui se "colore" – c'est le conceptus
médiéval). Inférence et prédication assurent la construction des concepts.
Peg :
- Laisse-moi t'exposer différents degrés de la catégoricité. Je la dis
"pure", et le seul moyen que j'ai de l'approcher est de recourir à
une métaphoricité heuristique qui au premier chef confond les plans.
1/ f(x)=1. Ce degré de catégoricité "protège" la cohésion
spatio-temporelle de l'unicité d'un point (souviens-toi du cas de la
détermination d'un point géométrique).
2/ f(x)=x+1, où l'assignation est une transformation. Mais c'est une contagion faible,
une image du réel inclusif de toutes les dimensions initialement dramatiques.
Winnipeg :
- Mais nous sommes toujours dans les limites du prédicable, n'est-ce pas ?
Peg :
- Tu as tout à fait raison. Je rechercherai pour toi une image correcte pour le
participable qui ne peut être du prédicable.
Winnipeg :
- Veux-tu dire que tout objet se présente de cette façon ?
Peg :
- En un sens, oui. Une parure masque un noyau d'où émane la radiance même de la
forme.
Winnipeg :
- Tu parles de l'origine même, à chaque instant initiale, de la perception
d'une forme ?
Peg :
- La "prégnance" perceptuelle du lion est différente de la
pré-conception pré-cohérée du lion : il n'y a qu'un mouvement d'ensemble,
un champ unitaire de kinesthèses qui correspond à une sphère des tendances. On
ne voit pas le flambeau mais on sent la chaleur, toute différente de l'unité
numérique du sujet. Plus si le mouvement et l'indistinction des bords fermes
d'une forme (qui en garantissaient l'identité) jouent un rôle déterminant dans
les prégnances qui régulent la récognition – graduelle dans l'ontogenèse de
l'individu sujet de la perception – c'est que :
1/ Le récepteur éprouve la reconnaissance tacite de la virtualité du mouvement,
d'un mouvement type ou d'un mouvement spécial, origine même du perceptuel
(comme la virtualité kinesthésique est une condition virtuelle de la
perception). C'est une première réponse idéelle, fonction de l'idée soit
idéation.
2/ Une
possibilité "idéelle" d'imitation générative de son propre mouvement.
L'imitation possède une propre généricité interne qui est à la base de
toute théorie de la connaissance.
(...)
["Cf. Husserl." (?)]
3/ Une
adéquation à l'objet dans une participation fusionnelle pré-critique voire
pré-consciente.
C'est là que les problèmes commencent. Le participable ne peut être seulement
l'exercice de fonctions non thétisables, sinon nous ne serions même plus dans
l'élaboration d'une théorie de la connaissance. Il faut encore une participation
noétique...
(...)
[Fragments. "VOIR et TOUCHER participés dans une auto-affection
primordiale"... "pré-concept"...(?)]
Nous
approchons l'"image adéquate" – la conformitas ? –, ou
l'"identité de champ" qui est la vraie pierre de fondation de l'adaequatio
ad rem.
(...)
[Reprise inintelligible d'un débat sur les Universaux.]
Winnipeg :
- Est-cela que tu appelles "calcul des figures" ?
Peg :
- Non, pas du tout. C'est une symbolisation, un schéma, une image multinivelée
selon moi correcte des problèmes. Métaphore, analogie, modèle intuitif...
L'intérêt de mon plan de construction c'est qu'y soit intégrés ab initio
les registres et instances de l'affection primaire, de la dramatisation
originaire... Et c'est cela qui forme les images originaires. Et cela,
peut-être, pour te convaincre que toute construction formelle prétendant à un
tel degré de généralité qui omettrait les aspects initialement irreprésentables
est tout bonnement impossible, vaine, et vouée à l'échec.
Winnipeg :
- Tu parles d'une mémoire de l'avenir, d'une théorie au risque de la pensée qui
est toujours un geste suspendu, un monde en attente, hypothéqué tant que nul
événement, nulle découverte ou invention ne survienne pour la déployer et par
là la vérifier. La justifier.
Un
temps.
Tu sais
bien que l'intellectuel (et surtout le philosophe) passe son temps à justifier
ses passions et ses penchants.
Rires.
Après
ces sages et savantes paroles, ils entreprirent la cuisine du gracabulamine aux
cèpes.
(...) [C'est une recette très savante dont nous n'avons recueillis que des
éléments parcellaires. Radis et radis noir agrémentés de cumin, sel, et curcuma
moulu. Pour le plat lui-même : une purée de pois accompagnant un jarret de
porc ou une belle côte d'agneau, sauce au poivre et tomates cuites. Oignons,
ails et raisins frits par-dessus.] (...)
Épisode 6
Où l'on dîne
Peg
inspiré improvise des tableaux au crayon. Le brouillon, annonce-t-il à
Winnipeg, des principes d'une axiomatisation "nova methodo".
Fig. 9
Fig. 10
Épisode 7
Où le premier venu
est aussi le premier connu. (On s'entretient des dispositions initiales des
figures.)
"H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....,
dit le petit lapin blanc qui vient d'entrer dans la pièce. Here comes
everybody... Here comes everybody... Here comes everybody... Here comes
everybody..."
Peg :
- De quoi parle-t-il ?
Winnipeg :
- C'est dans le Finnegans Wake de Joyce... Il parle de la connaissance
du "premier venu" chez Thomas d'Aquin.
Peg :
- Tu veux parler du "premier connu" ?
Winnipeg :
- C'est un jouet mécanique que j'ai déniché à Londres.
Peg :
- Il ne sait pas ce qu'il dit.
Winnipeg :
- Comme le jardinier paysagiste s'il avait cru accomplir son projet ?
Peg :
- Tout homme. Le "projet" lui demeure inconnu.
Winnipeg :
- Il peut composer un programme.
Peg :
- Pas le lapin mécanique, et non pas l'homme qui ânonne péniblement entre
possible et réel. Et puis... un programme, c'est un parcours de mini-golf à
étapes qu'on donne à des forces et des processus en devenir.
Le
lapin tombe en panne. Silence.
Peg :
- Ah... L'idéal de la démocratie... Et les lumières entravées, ou rentrées dans
une mécanique de mauvais horloger. Ici un jouet imparfait.
Winnipeg :
- Je te poserai une question d'apparence faussement dramaturgique :
comment une image-monde est-elle constituée ? Ou simplement
possible ? Comment le restaurant où nous avons dîné il y a quelques mois –
tu t'en souviens – "fonctionne-t-il" dans le temps et la durée vécue ?
Peg :
- Le vent dans les arbres, les toiles tendues en parasols, une équipe technique
(comportant des éclairagistes) peut le faire. Un ensemble de figurants, des
acteurs peuvent incarner les convives.
Winnipeg :
- Et le mouvement des vaguelettes, et l'eau du lac, et les flancs des montagnes
à quelques centaines de mètres ?
Peg :
- C'est le rôle du chef décorateur et de ses assistants. Mais la vie qui anime
les corps, mais la sève dans l'arbre...? C'est l'objet d'une mise en scène, et
non d'une création. Que fait une "image vivante", qu'est-ce qui fait
une image vivante ? (Non comme représentation mais comme Image-substrat
qui informe et façonne jusqu'au moindre détail de toutes nos représentations.)
Mais encore : comment cette interrogation a-t-elle pu surgir dans
l'esprit ?
Winnipeg,
rêveur : - Au commencement, l'image...
Un
temps.
Peg :
- Souviens-toi des trois instances conditionnant la beauté dans le langage des
philosophes médiévaux et tout spécialement de saint Thomas.
Peg
fait un schéma.
Fig. 11
Peg :
- Le virtuel pourrait être l'inhibition de fonctions dotées d'efficience et
d'effets manifestes, figuratifs... (J'entends aussi "inhibition" au
sens psycho-physiologique, au sens de l'ontogenèse.) La "radiance"
est le point de l'objet qui s'exprime par soi. Tu te souviens des conditions de
la beauté ("pulchritudo") dans la métaphysique de saint Thomas ?
La "Proportion" est une forme de perfection primaire qui fait
correspondre chaque partie et chaque rapport entre les parties à un tout
organique. "Integritas" est une puissance de la forme à sa limite.
Et la "Claritas" désigne ce qui provient du cœur de la chose.
Fernando Gil5 a parfaitement explicité les concordances entre ces
termes traditionnels et ceux dont Joyce use dans Stephen Hero, en
pointant les wholeness, symmetry, radiance. Si la pensée nominaliste a
"converti" toute ontologie en logique (définie hors de toute
ontologie des modes et propriétés de l'être), si la pensée n'est conçue que
comme l'énoncé d'une chose qui n'appartient qu'à sa propre réalité, mais qui
n'est définissable dans l'énoncé que selon les modes et propriétés des termes
logiques qui sont en fait des termes grammaticaux, nous chevauchons armés du
nominalisme vers l'élucidation des règles du penser comme un poisson se jette
et se noie dans une mer de l'insignifiance. Sujets, prédicats se composent en
propositions et fondent toute théorie de la science, soi-disant immanente aux
règles du penser. J'affirme d'un objet qu'il existe, in voce, in
scripto, ou in mente. Si cela suffit alors toute idée est une
connotation de l'être d'un individuel ou d'un ensemble d'individuels, et
l'intellect lui-même n'est qu'un signe... Seulement voila où le nominalisme
achoppe comme en lui-même et sur sa propre pierre de touche : c'est qu'il
faut bien trouver entre les idées qui sont des signes et les intellections qui
sont des perceptions sensibles une certaine forme de relation. Il faut
bien trouver un rapport – et c'est peut-être un rapport de fondation - entre la
connaissance expérimentale et la détermination ontologique (abstraite) de
plusieurs individuels et la détermination universelle de ce qui est existant ou
non-existant. Ockham n'a pas négligé cette participation entre l'intelligence
abstractive (idées-signes) et intelligence intuitive (joie,
tristesse, volonté...). Il y a des lieux affectuels, qui sont comme les
conditions de la perception et de la compréhension.
Winnipeg :
- Les questions se bousculent en moi. La radiance d’une forme, d’une image,
exprime l’extension, l’excroissance inclusive de sa ponctualité locale.
Inclusive car enveloppant le présumé sujet d’une perception. Je veux dire que
des relations dans les images entre des "points" sont corrélées à des
relations entre une image comme point et des "points" composant
l’identité formelle d’un dit sujet (un individu). "Point", ou
ponctualité de l’image est l’expression d’un minimum de quantité de matière, ou
idéelle, d’un point géométrique symbolisant l’unicité d’un élément. L’acte
de conformation – je repense au sens scolastique de la conformitas – ou
bien de relation tensive dans, par exemple les images de l’art, convoque le
statut des infigurables visibles (lumière, nuit noire...), de leur sens
iconologique en rapport à l’infigurable imperceptible qu’ils peuvent symboliser
(ou serait-ce, d'une façon encore indécidable, montrer ?) et en rapport à l’ensemble
de figures, traits, formes qui s’emploie à les réguler. Quel est le sens
figural, en ce cas, de la matière envahissante, des épanchements de couleurs,
et plus, des rythmes, mouvements, tracés organisateurs ou perturbateurs ?
Ressortirait-il, ce sens, aux contagions faible ou forte d’un
point-sujet par un point-image ? Cet ensemble de raisons conflue vers une
science, une logique de l’image comme science et logique des relations, dans
les termes esquissés auparavant. Tentant de dire une genèse des images à
travers une genèse de l’image, comment elle vient à nous, comment elle se lève
en nous ou d’un "dehors" (encore deux postures présomptives qui
habitent notre langue), j’aimerais interroger son "aura" qui nous
plie en elle, l’image, et qui plie l’image en nous. Est-ce que les notions de
forme, de fonction, de relation... et les fonctions de d’attribution, de
transformation, de conformation... (et nous aurions à élargir ce champ
pré-conceptuel) nous permettent d’entrevoir un langage figural qui appartienne
en propre, par soi, à l’image ? Un langage figural comme grammaire du
visible comprenant ses franges imperceptibles...
Peg :
- Une grammaire cognitive à la Langacker ?
Winnipeg :
- Oui, pour la partie de ce langage qui se bornerait au savoir-faire décisionnel
cognitif dans les langues naturelles et la logique formelle. Non pour le
pré-verbal ou l'infra-langagier dont l'image est pour ainsi dire... tuteur.
Peg :
- Une "grammaire cognitive" de l'expérience en langage
n'accuse-t-elle pas les richesses de la figurativité et de la physicalité
infra-langagière fructifiant dans tout langage ?
Winnipeg :
- Oui, pour la part "limitatrice" de l'action et de la figurativité naturelles,
non pour leur nature infrastructurelle (la part "limitative" étant la
structure globale d'une telle "grammaire".) Mais là encore, tu me
reprocheras d'être un peu trop essentialiste...
Un
temps.
Peg, se
levant : - Elargissons le champ des figures, de notre expérience... et
de notre imagination.
Épisode 8
Où l'on forme la
fiction du pays d'Eidolie
Peg :
- Je vais essayer de te donner une image d'un pays qui est un espace
territorialisé de la pensée.
En
moins d'une heure, Peg s'employa à disposer la pièce entière selon une carte
volumétrique de son pays imaginaire, ou réel. Les murs, sol et plafond se
trouvèrent tapissés de cartes, images, tracés et schémas graphiques étranges.
Hors des images, point de porte de sortie.
Winnipeg,
amusé et inquiet : - Comment s'échapper ?
Peg :
- Entre d'abord.
Winnipeg :
- Est-ce un nouveau système de représentation qui inclura toutes les dimensions
cachées ? Attracts, lieux affectuels, résonances et résistances...?
Peg :
- Pour une part, oui. Pour une part, un mode unique d'auto-présentation du
sens. Une présentation sous conditions, toutefois. Un schéma, non, a
schedule, un emploi du temps comme surface de la discipline.
Winnipeg :
- Surface de la discipline ? Qu'est-ce que c'est que ça ?
Du
fond de la cuisine, le lapin mécanique se met à battre des cymbales.
Peg :
- Un plan de composition (une représentation) d'une discipline transcendantale
de la conscience imagière dans le temps. Quel nom as-tu donné à ce lapereau
mécanique ?
Winnipeg :
- Fodor. C'est ma petite effigie à moi de la causalité. Sans nominalisme, ni
réalisme aucun.
Un
temps.
Winnipeg
semble de plus en plus inquiet. "Surface de la discipline...",
ressasse-t-il en pensée.
Peg :
- Je dis seulement que nous avons besoin d'idées pour voir. Que l'art et
la langue que je recherche composent une théorie qui sert à voir (si tu
veux bien me pardonner le pléonasme)... Une théorie de l'adéquation
fabuleuse des représentations du monde qui sont toutes autant de promesses
d'expériences, d'individuation et de transformations...
Fig. 12, Fig. 13, Fig. 14
Peg :
- Le Sefer Ietsira est le Livre de la création, ou de la
formation, d'où j'ai tiré quelques uns de ces arbres, qu'on dit justement arbres
des Séphiroths, et qui représentent les trente-deux modes d'intelligibilité
du monde et de Dieu. Je crois que cela vient du VIème siècle. C'est une
spatialisation combinant les vingt-deux lettres hébraïques et les dix nombres
primordiaux.
Fig. 15, Fig. 16, Fig. 17
Winnipeg :
- Mais à quoi tiennent les rapports possibles entre homme et Dieu, entre le
monde et l'homme ? L'ensemble des sphères, mis à part... Malkuth et Kether
semble représenter des vertus.
Peg :
- C'est le problème des noms divins et des attributs essentiels qui fait de
cette image une synthèse de relations, comme dans des gnoses innombrables.
Parce qu'il n'y a pas de proportion entre la finitude de l'homme et
l'infinitude de Dieu. Il semble que dans le participable absolu on ait besoin
de médiations, et d'une combinatoire efficiente d'essences simples.
Winnipeg :
- C'est aussi un schéma cosmogonique, une image de la création, et une
hiérarchie dans la création. Je comprends bien que Dieu agisse, et que, caché,
il se fasse connaître par ses œuvres (ses attributs quand il se manifeste, le
monde quand il crée). Mais dans une telle spatialisation de la pensée, où est
l'être ?
Peg :
- L'être est une notion qui enveloppe l'image comme synthèse des formes de
relations et l'activité qui vit ou anime cette image. Le nom de l'être, dans
l'idéal du participable absolu, est : l'Image.
Winnipeg :
- La substance est voyageuse. Il y a donc un montage figuratif fixé,
reproductible, et une force qui active ou non la représentation. Je pense à la
nature du chant et de l'écoute. La lettre est corps, la vocale irreprésentable
est âme. Le chant réveille l'image représentationnelle, et la résonance de
l'image est sa réponse et son message.
Peg :
- Oui, à condition de renverser la perspective. Voir depuis l'intérieur de la
représentation. Il y a un dépassement de l'Integritas (dépassement que réalise
à l'instant l'aveugle-né dans une pré-cohésion d'objets initiale). Reformule
pour toi-même un faux problème fameux... S'il voit la symétrie sur un fond
comme sur une surface d'inscription ?... Non, lui-même n'existe que par la
radiance d'une forme. Il est à l'intérieur de la symétrie.
Winnipeg :
- C'est peut-être le sens profond de l'"esse est percipi" de
Berkeley6, mot d'ordre fameux de l'immatérialisme associé à son nom.
Je ferme les yeux, la chose peut ne pas exister, mais je suis le cheval
dans l'étable, et je suis les livres qui reposent sur ma table.
Peg :
- Point de vue absolu et intériorité de l'objet chez Bergson évoquent la même inversion
phénoménologique. Enfin, pour revenir à ces images qui disent à la fois la
Création du point de vue de Dieu et la connaissance de Dieu du point de vue de
l'homme, nous sommes en présence d'une intuition de l'expérience qui est une
intuition cosmologique. Ce n'est pas une simple correspondance entre des
possibilités d'expérience pour l'individu et des structures de génération et
d'engendrement d'un cosmos, c'est l'accord synchrone de deux mouvements de
création ou, devrai-je mieux dire, d'individuation et de transformation.
C'est que l'image que j'ai dite "relation" est nourrie de la
virtualité d'une surestimation de cette relation. C'est la virtualité du tout
participable de l'Image. Regarde ce qu'on nous montre de
l'expérience possible... Le sommet couronné de l'arbre séphirotique est le
sommet de l'expérience humaine en sa finitude (comme limite de la vérité.)
C'est l'équanimité de la joie et de la terreur, de la rigueur et de la
miséricorde.
Winnipeg :
- Mais l'homme ne peut connaître Dieu qu'en ne pouvant jamais s'y
confondre... ?
Peg :
- Sauf inversion et installation du regard à l'intérieur d'une telle synthèse.
Souviens-toi, il existe des points, il existe un point qui est un univers U, et il existe un fond d'émergence de points et il
n'y en a pas... Il y a un seul chemin pour aller au plus vite d'un point à un
autre, et il y a une multitude de chemins... Peux-tu tenir ensemble dans ton
esprit toutes ces positions ?
Winnipeg :
- Je... Je ne le crois pas.
Peg :
- Il n'existe qu'une seule voie pour aller à Dieu, mais Dieu a créé 32 voies...
Elles ne sont pas possiblement praticables, mais virtuellement
co-présentes. Peut-être dans le regard que nous abandonnons et qui nous
revient de l'image...
Winnipeg :
- Ne procédons-nous pas, une fois encore, dans un ordre, certes discursif, mais
en opposition à toute rationalité ?
Peg :
- Le rationnel tel que je l'ai posé dès mes premières approches de la
catégoricité et de la schématisation la plus intégrative inclut ce qu'il
prétend rejeter. C'est la mort dans l'âme que j'envisage le fruit pourri de la
rationalité une fois celui-ci passé entre les mains de tous les
réductionnistes. Encore aujourd'hui, le scientisme n'est que la mauvaise
conscience du philosophe sans principes qui aurait tellement aimé être le scientifique
aux discours rassurants du prédictif et du quantitatif sans jamais être capable
de se tenir à la négativité souveraine d'une recherche de la vérité. Nous aussi
recherchons une langue formulaire, un "ars magna", un langage
premier et une table de correspondances des concepts fondamentaux, définitifs,
dont les relations combinatoires et les synthèses des formes de ces relations
devraient épuiser tous les problèmes et tous les possibles de l'homme. Mais
s'il y a une volonté de dire une langue complète dans une langue complète, il y
a une volonté d'en dire une autre qui accuserait peut-être cette même langue
comme étant issue de la mienne, dite "propre", ou encore maternelle.
Mais l'analyse du langage propitiatoire à l'élaboration d'un tel langage n'a pas
encore eu lieu. Je me déplace et m'aliène souvent bénéfiquement depuis ce que
je me semble être, avec ma pensée, mon caractère, mon corps... mais je ne sais
ce que veux dire le langage de mes expériences, si je dois penser par exemple
"déplacement" à l'intérieur de mon langage. La nécessité d'une langue
formulaire, d'une Caractéristique, est une œuvre de dépouillement incluant la
propre générativité du langage et plus encore, selon moi, intégrant tous les
soutènements affectuels qui conditionnent la singularité, l'erreur,
l'irrégularité, le foisonnement incompréhensible des signes et des
significations... La rationalité est une soumission à de plus amples exigences
que celles d'un rationalisme étroit. Le Naturforscher de la fin du
XVIIIe siècle (et du début XIXe) ne s'y est pas trompé. Les Alexander von
Humboldt et Karl Ritter de la "géographie universelle comparée" qui
prétendaient révéler la base d'un enseignement des sciences physiques et
historiques, et instaurer une nouvelle approche de la nature humaine, ont
condamné les "théories abstraites", les idéalités sans promesse
d'expériences comme les rêves exotiques du voyageur (critique reprise et
intensifiée par Claude Lévi-Strauss), mais parce qu'ils avaient compris que des
théories et méthodologies rationalistes étaient les meilleurs masques du
matérialisme et du scientisme (et, sommes toutes, d'un certain nominalisme
excessif et selon moi déviant.) Le comble d'une "science de la
conscience", c'est de réaliser historiquement le mythe fallacieux d'une
rationalité suprême, où le mythème de la conscience (et de l'expérience de la
conscience) représente la caution intermédiaire entre non-thématisable et
objectité, irrationnel et rationnel... Je ne prône ni une théorétique
rationnelle idéelle, ni une philosophie rationnelle, mais molle, de la
conscience. Je ne cherche pas une image, ou des images, mais un lieu
d'apparition des images, depuis quoi elles LUISENT, ou rendent des ombres.
Winnipeg :
- La Claritas...
Peg :
- Certainement.
Un
temps.
Le LUIRE
est en quelque sorte un attract premier.
Un
temps.
Regarde
ces autres images. Exerce-toi en imagination aux jeux du très près-très loin,
comme à ceux du très lent-très vite. Les jeux de la permutation, de la
projection, de l'INVERSION, dans l'imagination active et dans la pensée
spatialisée et spatialisante. Toute carte, tout diagramme est en même temps
représentation et image naissante. C'est, en un sens que tu entendras, un
regard...
Winnipeg :
- "Un lieu ne peut capter l'attention de l'homme qu'à partir du moment où,
à l'abri de tout "intérêt" empirique et pragmatique, s'établit une
connivence entre les formes extérieures du terrain et les forces intérieures
d'un psychisme, individuel ou collectif."
Peg :
- "En ouvrant les yeux sur les choses nous sommes déjà dotés d'un atlas
intérieur qui va servir de gyroscope pour nous orienter au milieu d'elles, de
guide pour déchiffrer leurs formes."
Winnipeg :
- "L'appropriation active et perceptive de l'espace met au contraire en
jeu la totalité de ce que nous sommes : nous n'accueillons pas des états
d'âme, mais nous sommes nous-mêmes le centre d'"animation" (au sens
de donner une âme) de l'espace."7
Un
temps.
Winnipeg :
- Nous entrons dans la Sphère armillaire de 1707 de Tobias Cohn et dans le Geosphere
Project, de 1990, de Tom Van Sant. Dans la spirale du Jeu de la boule
de Nicolas de Cues8, et dans le Donut, en 2003, d'Ann
Veronica Janssens... Nous entrons dans le théâtre des schémas de capture.
Fig. 18
Peg
et Winnipeg se remémorèrent avec émotion leur ami Gaspard Viola Santos, car
plusieurs de ses cartes et ouvrages de l'imagination figuraient sur un pan de
mur.
Fig. 19, Fig. 20
Peg :
- Lorsque Gaspard découpait dans son atlas les cartes géographiques du vaste
monde, ses mains tremblaient peut-être, et une cigarette achevait de se
consumer au bout de ses lèvres. Je ne sus jamais quelle sorte de hantise
(tempérée par une évidente jubilation perverse) l'habitait. Il prolongeait
indéfiniment l'attente et l'observation studieuse de ces lambeaux d'empires et
de déserts, ces États et ces océans de papier. Puis il assemblait l'un et
l'autre de ces extraits du monde, recomposant avec beaucoup de sérieux le
puzzle d'un continent lacéré. Que je fusse présent à l'observer ou non, peu lui
importait. Bag ou Dagobag quand ils étaient là se voyaient réduits à l'appareil
silencieux et monotone des objets et des meubles dans la pénombre de sa
chambre.
Fig. 21, Fig. 22, Fig. 23
Winnipeg :
- Gaspard et moi avions parcouru bien des domaines de terre crevassée,
retournée et piétinée, bien des routes goudronnées et des sentiers balisés
avant l’orée de nouvelles terres, de terres incultes, de domaines oubliés, de
jardins suspendus. Nous nous arrêtions aux endroits de ces séparations, de ces
douloureuses limites, dans ces micro-climats où l’air était raréfié. Nous
pensions devenir les cartographes des nouvelles terres, et ainsi les nouveaux
cartographes de nos anciens domaines. À aucun moment nous n’avions la
présomption de penser pouvoir relever avec la plus entière exactitude les
moindres inflexions de la morphologie de ces contrées ou d’épuiser les chemins
et les routes qui les sillonnaient, mais du moins souhaitions-nous du fil de la
plume en esquisser les grands traits.
Fig. 24, Fig. 25, Fig. 26
Rien
d'exceptionnel n'apparaissait à la surface d'un continent rapiécé. Il se
plaisait seulement à laisser bâiller d'une fêlure blanche la frontière entre le
Congo et le Burkina Fasso, deux pièces mal mises. Ces simples dilatations, ces
petits effets de surface suscitaient en lui les plus extraordinaires
bouleversements.
Un
temps.
Peg :
- Attracts, contacts, schémas de capture, seuils de densité,
propriété-frontière, dilatation, contraction d'espace... feraient peut-être une
typologie heureuse à la base de l'histoire et de la géographie politiques... Et
il y a l'abîme de l'action... Prends le "Jeu de la boule" de Nicolas
de Cues ou les cartes de Santos... Sans action, toute pensée est impossible, en
elle-même – elle est imaginaire, en un sens. Je n'ai cessé de dire au cours de
nos causeries que la composition d'un ensemble de points, que l'existence même
d'un point perceptible... étaient un ACTE qui faisait collaborer beaucoup de
ressources que nous avons peine à bien définir.
Un
temps.
C'est
une action toujours initiale et toujours perpétuable qui nous prive de la
certitude de la mort. De notre mort. Les effets de l'action perdurent après le
coup de sonde. Après de luire, l'image IRRADIE dans le temps. Le
"moi", le "sujet" des philosophes et des psychologues n'est
qu'une hypothèse narrative greffée sur une image flottante, déformable,
errante, fait divers ou "bateau ivre" dérivant sans boussole dans
l'espace.
Un
temps.
Winnipeg :
- N'est-ce pas le fait de prendre au sérieux chaque chiquenaude initiale et
chaque résultat durable qui rende la vie si peu soucieuse de la mort ?
Peg :
- Ce serait une vue comme en surplomb, et forcément figée. Tout dans la
perception que tu essayes de décrire n'est qu'affaire de vitesses,
d'accélérations, de ralentissements... L'action dont on voit le coup initial et
les conséquences qui durent est prise en compte seulement dans la mesure où le
prochain coup sera toujours initiateur de nouvelles conséquences. Mais il y a
des coups et des hommes qui sont comme des fous à taillader et creuser à coups
de poignard la maille du temps et du récit qu'on se fera de leur vie. Je frappe
du couteau et voici que la nappe se plisse et que l'événement que j'avais
d'abord cru lointain est désormais tout proche, étrangement proche... Le
sérieux de la vie en ses actions implique ses amplifications tragiques. Le
héros tragique creuse toujours chaque instant et en fait le dévidoir de
l'avenir, de ses événements proches, de ses coups, de ses conséquences. C'est
en ce sens qu'on ne peut dire que l'action justifie la vie et qu'elle repousse
la mort.
Winnipeg :
- Tu m'as trouvé une raison qui puisse faire de moi ni un vivant ni un mort.
Victime de la causalité que tu as si expressément condamnée, je suis mort.
Victime de cette force de l'imagination capable de tout créer, je suis vivant,
mais je ne saurai jamais la connaître.
Peg :
- L'histoire de nous autres humains est bien faite de continents rapiécés, de
faits divers absurdes, d'aspirations à la pureté et à la beauté dont on ne peut
rien dire. Voilà ma consolation. Ce que tu ne peux connaître, c'est ce que je
ne peux pas connaître moi-même et que je vis.
Un
temps.
Ce qu'il
nous reste ? Le jeu. Le jeu qui dans la veille nous fait confondre le
sommeil et la veille, et nous fait dire comme le Prospero de Shakespeare :
"We are such stuff as dreams are made of. And our little lives are rounded
with a sleep"...
Un
temps.
Tous
fruits de l'imagination en action.
Un
temps.
Winnipeg,
étourdi : - Mais que... Mais que... Qu’a-t-il à réaliser, ce jeu
qui n’a d’autre nécessité que lui-même... que d’être ?
Épisode 9
Où Winnipeg meurt.
Ce qui doit arriver arrive. La conversation doit prendre fin
Winnipeg
pleure, mais quand il pense à la matière des larmes qui l'aveugle, il rit au
dedans de lui. Peg en est affligé, mais il doit consoler autant que faire se
peut son ami en présence de l'inéluctable. Il y a une façon humaine de mourir
sans lieu ni raison à la merci de l'image.
Peg :
- Hélas, l'image du jardin est née d'une image où le jardinier était
représenté.
Un
temps.
Tu te
souviens du Phédon de Platon ? Cébès, le pythagoricien thébain, de
loin le plus perspicace des interlocuteurs de Socrate avait demandé à celui-ci
ce qu'était une âme sans corps sinon une fumée condamnée à la dispersion, parce
qu'elle est sans lieu.
Winnipeg :
- Et Socrate avait répondu que son lieu était l'Hadès où les âmes revivent.
Un
temps.
Est-elle
encore capable d'activité noétique si elle n'est plus rassemblée en
elle-même ?
Un
temps.
Peg :
- La vision à laquelle tu succombes ne t'a pas proposé de "lieu", ni
de géographie physique où tu puisses te tenir. Peut-être est-ce cela, voir la
force productrice des figures, qui n'a pas de figure...
S'élève
le chant grave et dérisoire de Winnipeg – son "Todeslied", pour ainsi
dire...
ni
oui, ni Peg
il ne
lui restait rien
somni
portae
énigme
intérieure
tracées
sur la table
la
luisance et l'ombre
l'image
naît
qui
fit de moi
le
Roi du Monde
ni
oui, ni Peg
il ne
lui restait rien
je
complique mes dimensions
et
meurs
comme
on meurt
d'avoir
trop vu
ni
ceci, ni cela
ni
oui ni Peg
il ne
me reste rien
Un
temps.
Winnipeg :
- Infelix ego homo ! Quis me liberabit de corpore mortis huius ?9
Tels
furent ses derniers mots après quoi il s'éteignit dans un souffle.
Il s'éteignit à la lumière de l'actuel, et je suis sûr qu'il rêva encore en
mourant de la vie qui le passe.
Notes
1 Le "cornet à dés" – convention complice – a-t-il
fait douze points aux dés ? Et : a-t-il de nouveau joué du cornet
dodécaphonique ? "Cornet à dés" signifie dans ce cas :
"à désespérer", "à désenchanter"... Selon l'intonation
donnée à l'expression.
2 R. Arnheim, Visual Thinking, University of California
Press, 1969, p. 104.
3 Kritik der Reinen Vernunft, Reclam, 1966/1993, B
597/A 569 - B 599/A 571. Voir, concernant toute cette discussion, Ibid. B 151 -
B 154, A 140 - A 142, B 176 - B 187.
4 Cf. Leibniz, Discours de métaphysique, §8... Du
participable dans le prédicable...
5 F. Gil, Traité de l'évidence, Millon, 1993. pp. 79,
80...
6 Un jour de 1708, le jeune Berkeley griffonne en marge de l'un
de ses carnets : "Existere is percepi or percipere. The horse is in the stable, the books are in the study as before."
7 Citations empruntées à J.-J. Wunenburger, Habiter l'espace,
in Cahiers de Géopoétique, N° 2, Automne 1991, p. 129...
8 La première représentation figurée date de 1514. Voir fig.
18.
9 "Malheureux homme que je suis. Qui me délivrera du corps
de cette mort ?". Épître aux Romains, 7,24.