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revelint - revue électronique internationale - Paris 2002-2005


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Olivier CAPPAROS " Les Aventures de Peg et Winnipeg ", pp. 48-79, in : Bury, J. (dir.), Art subcognitif, actes du colloque des 5e Rencontres Internationales d'Art de Katowice, Katowice, Pl. : Galeria Sztuki Wspolczesnej BWA Katowice, 2005.

 

 

Les Aventures de Peg et Winnipeg

 

Les dialogues de Peg et Winnipeg ont été recueillis, rassemblés et sont présentés ici au titre d'"aventures" (du latin populaire adventûra de la fin du XIe siècle qui signifie "ce qui doit arriver".) Peg et Winnipeg ont réellement existé, mais sous des identités multiples qu'il nous est impossible de révéler. La retranscription de leurs entretiens est restée en plusieurs endroits imparfaite et lacunaire. Les parenthèses (...) désignent une lacune, un texte manquant. Les bornes typographiques [...] encadrent des remarques, inserts ou commentaires de l'éditeur.

 

Préambule. Après un long exil volontaire en Irlande, Peg avait regagné Lyon, un peu dépité, sans avoir achevé la rédaction de son "Guide des égarés par gros temps entre le Palestre et le Portique dans la nécropole enfouie de la ville de Glanum (du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle de notre ère)", un peu fatigué d'avoir tant rêvé dans le sommeil comme dans la veille. Sitôt arrivé, il avait téléphoné à son vieux Winnipeg qui s'empressa de l'inviter boire un thé au citron chez lui, lui-même fatigué de n'avoir rien à faire, ou d'en avoir trop fait dans les matières qui l'occupent. Le rendez-vous fut promptement fixé.

 

 

Épisode 1
Où Peg et Winnipeg se rencontrent à la tombée du soir

 

Peg : - Il ne s'est presque rien passé tout ce temps. Comment vas-tu ? Le "cornet à dés"1 a-t-il sonné douze coups ?

Winnipeg : - J'y ai joué sans en jouer. Mais raconte-moi plutôt ton dernier voyage.

Peg : - J'ai rencontré à Dublin un jardinier paysagiste. Il avait conçu un vaste jardin, et tracé des lignes dans le sable à la manière des Orientaux, en suivant uniquement le plan qu'il avait dans l'esprit - plan qu'il qualifia lui-même d'imprécis. Dédales labyrinthiques de bosquets taillés, fontaines, cours d'eau irréguliers, collines basses, canevas à l'anglaise. Et tout en même temps, géométrie à la française (il me répétait la phrase de Lenôtre : "L'œil crée la perspective. La marche la fait vivre.") Quand l'œuvre dut être achevée, il le sut par une sorte de sentiment, de croyance en une adéquation entre l'esquisse dans l'esprit et l'ouvrage réalisé au dehors. Commanditaires et ingénieurs du cadastre prirent une vue photographique aérienne du jardin. Lorsqu'on lui montra l'image de son œuvre, il fut stupéfait, constatant que la réalisation n'avait presque aucune similarité avec le projet qu'il avait conçu en esprit. Il se mit à rechercher les points d'adéquation, ou simplement de ressemblance, singuliers, entre l'art irréel dans son esprit et l'art réalisé dans son jardin.

Un temps.

En sachant bien que la photographie aérienne n'est qu'une analogie de l'œuvre-jardin.

Winnipeg, pensif : - Étrange paysagiste kantien...

Peg, amusé : - L'architectonique du jardin pur ne connaît pas encore de philosophe jardinier.

Winnipeg : - Est-il possible qu'il ait cru en son plan ?

Peg : - Qu'il puisse se réaliser ? Impossible. C'est le problème des figures qu'on a (ou qu'on se fait) dans l'esprit.

Winnipeg : - Ne sont-elles jamais adéquates ?

Peg : - Non.

Winnipeg : - Mais... même pour un carré, un triangle ?

Peg : - Non. Le portrait phénoménologique n'existe pas. Considère durablement le triangle dans ton esprit qui figure. (Chuchotements) Il bouge.

Winnipeg : - Ça n'a pas de sens. Nous parlons de l'entité "triangle" que nous nous efforçons de ne pas bouger. Nous l'avons dans l'esprit, c'est une fiction immobile.

Peg : - C'est vrai. Mais peux-tu tenir ensemble les deux cas ? Tu as le fictum vrai du triangle fixé et en même temps l'expérience phénoménale du triangle infixé, seulement approximatif.

Winnipeg : - Oui... enfin, je le conçois. Et alors ?

Peg : - Alors la réalité de ce que tu nommes "triangle" est bâtie sur les deux cas, les deux modalités intrinsèques à ton esprit.

Winnipeg : - Quelle est la vision rationnelle par laquelle je puisse concevoir les deux ?

Peg : - Ah... voilà ! Pour concevoir, il te faut un "calcul des figures".

Winnipeg : - Je ne comprends pas. Tes "figures" s'opposent simplement.

Peg : - Il y a un art caché... qui fait correspondre les figures que ton esprit a à ton esprit même et plus, aux choses qui prennent figure dans le monde.

Winnipeg : - Le triangle, selon la modalité de l'expérience phénoménologique, peut être rectifié de proche en proche vers une estimation conceptuelle-réelle correcte.

Peg : - Tiens, voilà l'entité-triangle...

Winnipeg : - Bien sûr. Mais la nature du mouvement même de la rectification requiert en lui une rectification des affects que n'épuise à ce jour aucune méthode. Quand tu déclares "l'entité-triangle", n'exprimes-tu pas un sentiment ? Ce point d'arrêt qui est le triangle, n'est-il pas le fruit d'un sentiment ? Husserl parlerait d'une "certitude de croyance".

Peg : - Ne te faut-il pas le fictum vrai du triangle pour que l'expérience soit seulement possible ? Pour qu'un "sentiment" puisse survenir...?

(...)

 

 

Épisode 2
Où Peg et Winnipeg s'interrogent sur la formation des images

 

Winnipeg : - À la différence de l'idéal de la raison pure ce que Kant dit des créations de l'imagination c'est qu'elles ne sont pas fixées.

Peg : - Par quoi, ou comment sont-elles ou ne sont-elles pas fixées ?

Winnipeg : - Elles ne sont pas fixées par des règles qui les détermineraient ou par un concept.

Peg : - Pas des règles à partir desquelles une représentation sensible (des phénomènes) pourrait découler d'une représentation pure (de la catégorie). On ne peut pas les déduire. Ça veut dire qu'elles n'ont pas des principes formateurs de la sensibilité comme sont l'espace et le temps. On ne peut pas faire découler des conditions a priori synthétiques l'imagination, du moins une partie de l'imagination, pour Kant. Mais en tout cas il y a une partie qui est de l'ordre de la genèse même des images qu'on ne peut pas faire découler de conditions a priori de la sensibilité.

Winnipeg : - On ne dit pas comment on passe de traits isolés à un dessin.

Peg : - Parce que Kant ne le sait pas lui-même.

Winnipeg : - Comment se forme dans l'imagination ce dessin, qui n'est pas une image arrêtée ?

Peg : - Kant dit que précisément ce point-là n'est pas du domaine de l'intelligible et, qu'un peu à la Goethe, l'homme n'est pas fait pour résoudre les énigmes de l'univers mais il est là simplement pour se tenir à travers ses questions dans les limites posées par l'intelligible. Kant, de bon droit, au sens fort du mot dans la première Critique, a absolument raison de se refuser à explorer ce point-là — il dit que c'est un "art caché" dans les profondeurs de l'âme. C'est complètement au-delà même de ses capacités de droit, comme philosophe, à cette époque-là. Rien n'empêche cependant de se demander, et c'est la question la plus importante : Qu'est-ce qui forme l'image ? Il se moque un peu des peintres, des artistes, "Maler und Physiognomen" qui prétendent avoir des images dans l'esprit qui se réalisent dans la réalité. Qu'en penses-tu ? Est-ce que, par exemple, pour toi, le peintre a une image avant de la faire ?

Winnipeg : - Oui, parfois, mais il n'y a pas systématiquement d'images qui président à la réalisation d'une œuvre.

Peg : - Non, pas systématiquement. Est-ce que quand le peintre a l'image avant de la faire c'est l'image qu'il fait, quand il la fait ?

Winnipeg : - Rarement, je pense.

Peg : - Donc il n'a quasiment jamais l'image de ce qu'il va faire avant de le faire. Kant a tout à fait raison sur ce point même si son abord semble rigoureux.

Winnipeg : - Mais alors qu'est-ce que le peintre voit quand il voit dans l'esprit ?

Peg : - Voilà la question : qu'est-ce que le peintre, ou l'homme quelconque, voit en esprit ? Qu'est-ce que voit l'aveugle-né de Diderot qui se fait quand même selon lui une idée des symétries ? L'aveugle qui ne peut que toucher et qui sait reconnaître une sphère d'un carré, qu'est-ce qu'il voit ? D'où l'intérêt d'un Calcul des figures qui dise exactement comment se transforment et se déforment les figures dans l'esprit, sans aucun support matériel. Dans le livre Visual Thinking, Rudolph Arnheim se pose la même question. Il y a un chapitre qui s'appelle "Les images de la pensée" où il se demande à quoi ressemblent les images mentales. Il reprend très sagement Aristote et Locke. Et là le problème devient plus épineux pour moi parce que la question de l'idée générale d'une forme géométrique est cruciale. Introduire Locke tout de suite est un problème parce que Locke est un nominaliste. Ce qui n'est absolument pas traité pour moi par Arnheim c'est la Querelle des Universaux qui est au cœur de la question de la nature interne de la perception. (...)

[texte lacunaire : Peg et Winnipeg semblent avoir discuté les problèmes du nominalisme, du réalisme, de l'Espèce...

Peg note que "l'Espèce n'est pas une connaissance, mais une manière de NOMMER l'objet sous toutes ses formes connues." Il ajoute : "C'est un REGARD à l'ouverture d'un œil. "Des notations montrent plus loin que la question des Universaux porte sur Locke, Berkeley et jusque dans les Recherches logiques de Husserl.]

Winnipeg : - On ne peut pas non plus dire que le peintre n'a pas dans l'esprit l'image d'un tableau avant de le faire, mais qu'est-ce qui fait qu'on ne peut pas la reproduire (ce qui voudrait dire que ce n'est pas vraiment une image) ?

Peg : - Voilà une idée intéressante : non-reproductible veut dire non-image. Ce qu'on a dans l'esprit ce ne sont peut-être pas des images (Locke). C'est la question du jardinier paysagiste. C'est le même problème. Comment faire ? C'est pour cette raison que Kant dit des peintres qu'ils prétendent avoir dans l'esprit des images qui préfigurent alors que ce qu'ils ont dans l'esprit n'est pas la peinture. Il faut retenir l'idée, déjà pour caractériser l'image de la pensée, ou l'image dans la pensée, que celle-ci n'est pas reproductible et qu'elle n'est donc peut-être pas une image et qu'en réalité, nous-mêmes, par une sorte de retour sur soi de la conscience, par une sorte de feed-back instantané, nous la disons image alors qu'elle n'est pas de nature imagière. Peut-être devra-t-elle encore procéder d'une image non nécessairement visible, mais qu'on pourrait qualifier de conaturelle à l'être. Je reviens à Arnheim... "Est-ce qu'on peut penser sans les images ?". L'"image mentale", non nécessairement reproductible, celle requise pour la pensée, n'a pas à être une image "colorée", devant reproduire fidèlement quelque scène réelle ou visible.2

Winnipeg : - Je relis certains passages énigmatiques dans la Critique de la raison pure, progressant dans l'Analytique transcendantale où les Catégories et la déduction transcandentale dévoilent la possibilité des jugements synthétiques a priori. Survient la question de l'applicabilité des concepts de l'entendement à des objets. Nous entrons dans le "schématisme des concepts purs." Les problèmes qui sont dès lors soulevés trouveront des développements peut-être plus étranges encore plus loin, au cœur de la Dialectique transcendantale, dans les questions se rapportant à "l'Idéal de la Raison pure." Kant impose la nécessité d'un troisième terme qui soit homogène à la fois au phénomène et à la catégorie : le "schème transcendantal" qui rende possible l'application de la catégorie (pure représentation) au phénomène (représentation sensible). Il y a quelque chose d'extraordinaire dans ces extraits de Kant3 : c'est une insistance, qui n'est pas perceptible dans la version française. Il se pose la question des images (et c'est pour ça qu'il les dénigre) qui se forment dans l'esprit comme étant sans rapport avec des règles.

(...) [Discussion lacunaire autour des termes "Urbild", "Prototypae", "Monogrammen"...]

Ce qui veut dire qu'il y a des règles mais qu'il y a aussi une image originaire qui est donnée par là et qu'elle est celle du monde. Kant nous dit que quelque chose ne peut pas correspondre même à cette image originaire. Cette image originaire, j'ai tendance comme philosophe à me dire que c'est l'assentiment au monde et que c'est l'image du monde telle qu'elle est donnée, qui est une cohésion d'objets pré-donnée. C'est le phénomène tel qu'il peut être repris dans l'ordre des conditions dans l'esthétique transcendantale. Qu'en penses-tu ? Mais ça pourrait être autre chose : en allemand courant, Urbild peut désigner ces fameuses formations d'images qu'on appelle images du rêve...

Peg : - Il y a eu des écrits fameux sur le schématisme car c'est l'énigme chez Kant, traditionnelle, du schème comme étant une sorte d'acte : c'est l'acte qui fait que l'imagination produit la perception quasiment, que l'imagination sert de pont entre la pensée pure et la perception comme étant pure réception. La "synthèse figurée" produit l'image d'un ensemble de points qui a pour concept "5", par exemple. Mais il y a une fonction-image, le schème, qui produit l'image d'une relation formatrice entre le concept et son image (la spatialisation de 5 points dénombrables). Les questions que tu abordes doivent être prises comme des mises en garde de la part de Kant. Aucun concept, dit-il en substance, même sensible pur "n'a pour fondement des images des objets, mais des schèmes." Il y a un fondement sans fond de l'imagination transcendantale. Ni la psychologie (incapable d'étiologie et qui doit se borner à des descriptions) ni le dogmatisme métaphysique (qui dénie toute relation formelle entre concepts, images, et sensibles) ne sauraient ne serait-ce qu'envisager de déterminer une telle puissance de l'imagination. C'est peut-être une "psychologie des profondeurs" que ce "pouvoir de l'entendement même" comme opération de synthèse de la perception une. Le schème est une fonction, une pure activité du pouvoir de synthèse lui-même. C'est une "image" comme forme et mise en forme de relations. Certains ont cru voir ces périodes-là dans la Critique de la raison pure comme des moments négatifs d'un syllogisme, comme s'il y avait un syllogisme parfait et le moment négatif, de la mineure, c'était les moments du schème, de l'imagination productrice. C'est comme une revisitation à rebours post-hégélienne. C'est une erreur fondamentale. Les questions de l'intuition au-delà de l'unification du divers, de l'imagination au-delà d'une fonction fabulatrice sont esquissées, certes brièvement mais au moins clairement dans ce genre de passage chez Kant. Si on veut être kantien jusqu'au bout il ne faut pas traiter ça comme des mineures d'un syllogisme où nous ne serions que dans le passage, comme en apnée, avant de ressortir à la lumière de la déduction transcendantale.

Winnipeg : - Une parenthèse : quand tu dis que Kant dans ce passage dénigre l'image, il la dénigre par rapport à l'idéal de la raison c'est-à-dire par rapport à une fonction qui serait comme il le dit soit pour l'action soit pour le jugement. Alors est-ce qu'il dénigre l'image en tant qu'elle ne serait pas opérante ?

Peg : - C'est la méthodologie kantienne. En fait, quelque chose qui n'est ni pour l'action ni pour le jugement n'a pas sa place dans une architectonique de la raison pure. Donc l'image en tant qu'elle se forme et en tant qu'elle n'a aucun sens autre que celui d'être présent à l'esprit n'a pas de sens pour Kant. Il n'est pas là-dessus dans un dialogue avec Locke ou Berkeley. Il en fait un passage, effectivement, mais ce n'est pas le seul moment dans la Critique de la raison pure où Kant est obligé d'avouer les limites du système. La question est moins naïve qu'il n'y paraît : le langage peut être au début et à la fin de cet épisode de l'imagier conscientiel. Très sérieux de penser qu'entre le faire et le penser il faut du langage. Comment rendre ce faire dans une culture (qui est un faire) sans langage ? Il n'y a peut-être pas de pur imagier de la conscience ?

Winnipeg : - Pas d'image originaire ?

Peg : - Plus qu'une image qui se forme confusément, c'est un signe, un chiffre, un monogramme au cœur de l'esprit, qui permet dans l'ordre des choses et sui generis qu'il y ait des conditions a priori. Disposition de l'esprit qui est une image qui a permis à l'homme d'être à l'image de Dieu, dirait-on avant Kant. Chez saint Augustin. Malgré l'ensemble des images qu'il a en esprit et l'ensemble des conduites qu'il a dans la vie, l'homme a un certain rapport d'image qui est un rapport à la vérité. L'image originaire, en ce sens essentiel, n'est pas celle du peintre. Mais il requiert un "art caché", peut-être indéchiffrable. C'est-à-dire : un principe formateur. Le schème comme fonction me pose un problème de double constitution : comment une image imageante peut-elle présider à la formation d'images (de représentations) et à la constitution de l'œil et de la conscience qui a des représentations et l'imagination ? (...)

[Lacune : des notations évoquent un débat comparatiste entre les "moments figuraux" de Husserl et la synthesis speciosa de Kant, et à propos des "Merkmale" de Kant et de Husserl (entre la Philosophie de l'arithmétique et la Critique de la raison pure.) Genres, signes, couleur, forme, propriété. De la composition des figures...]

Winnipeg : - Je m'intéresse plus prosaïquement à des images, des représentations factuelles... Des "images originaires" peuvent-elles être déjà des symboles ? De celles qui déterminent la pensée. Le point et l'œuf ?

Peg : - Sont-ce des images ? Premièrement ce ne sont pas les mêmes images. L'œuf se diffracte en nourriture marchandisée, forme géométrique, symbole cosmogonique, et j'en passe... Ce sont déjà des symboles, oui. Il faut penser deux choses ensemble : les images sont dans la culture et en même temps disposition contextuelle d'un imagier pour la conscience. Une forme ovalique veut-elle dire quelque chose de non-culturel ? Le jardin que je parcours est aussi un jardin dans la culture, quand je crois l'avoir seulement en esprit. Et ce n'est pas encore celui que je veux construire dans la réalité.

Winnipeg : - Que dire des images qui seraient à l'origine de la pensée, si on peut les nommer "images" ? Des symboles ?

Peg : - Que sont des symboles ? Des moitiés de sens. La moitié apparente est suffisamment généralement significative pour une collectivité. On a l'habitude culturelle, discursive, de ne pas mémoriser les formations naturelles d'images.

Winnipeg : - Assiste-t-on à la formation d'images factuelles ?

Peg : - Oui mais qui ne se traduit pas adéquatement dans un faire, encore moins dans un objet culturel.

Winnipeg : - Dès qu'elle passe du trouble au distinct, l'image exhibe-t-elle sa formation ? Son apparaître ?

Peg : - On accommoderait à partir d'un donné préalable ? On risque l'insignifiance. Une image SE crée. Peu importe si l'image floue est donnée ou si un sujet la fabrique. Sensorium commune comme membrane sensible qui donne et qui reçoit. Le problème de la réalité du donné n'a pas à être posé.

Winnipeg : - L'image de l'œuf, comment apparaît-elle ? Forme construite, ou apparition vers l'œuf cohéré ?

Peg : - Je peux avoir un cercle d'un seul coup devant moi. L'ai-je construit ? Et le "donné" est l'effet d'une synthèse.

Winnipeg : - Je le dessine selon un contour, quelque soit la vitesse de mon trait en imagination.

Peg : - Le cercle d'un seul coup n'a pas besoin de mains. Le cercle que tu construis a besoin de mains. Si on le varie dans l'espace, on a besoin de mains. Il y a une résistance dans toute construction. Il y a un non dans la perception et le constructivisme imaginatif. Tout cela est affaire de résistance et de résonance, d'obstacles et d'attracts... Conçois un cercle petit et fais-le croître de plus en plus. Vers la ligne... Sort-elle de la dimension que tu te fais de ton propre esprit ?

Winnipeg : - On ne peut visualiser un cercle indéfiniment grand.

Peg : - Perspective immanente à la pensée. L'angle de vision conditionne l'image possible. Tu t'es fié à ton œil pour te figurer. Mais toute figure n'est pas optique. Question de l'existant. Le point, c'est du non-existant.

(...)

Winnipeg - Le chiliogone ne peut être représenté. Mais on peut se représenter les lois mais non la figure. Idée et lois de compositions. On a une idée vague de l'océan en voyant des vagues. Une fois encore, on doit se tenir "entre les bornes de l'intelligible", dirait Goethe.

 

 

Épisode 3
Où la conversation tourne court (Winnipeg s'est endormi sur sa chaise)

 

"Comment disposer des points dans l'espace ? Doit-on assigner un point à un fond spatial, ou quelque qualité à un point ?", se demandait alors Peg, perplexe. Il se mit à disposer les cacahuètes qu'il était en train de picorer sur la petite table devant lui, les groupant, les écartant, méditant sérieusement devant la table parsemée de cacahuètes comme s'il avait engagé une partie de Go avec un partenaire invisible (ou seulement endormi.)

 

 

Épisode 4
Où le dialogue reprend après le réveil de Winnipeg

 

Peg : - Comment disposer un point dans l'espace ? Doit-on assigner un point à un fond spatial, ou quelque qualité à un point ? C'est la question de la catégoricité. C'est le catégorique séparé, à ce niveau, du catégoriel. Le jugement catégorique est une assignation, une abduction spatiale. Ce qui a à voir avec le fond perceptuel de la déixis. La catégorialité (le catégoriel) concerne les catégories qui président aux conditions du phénoménal. La catégorie (au sens de la catégoricité) c'est autre chose : c'est simplement s'assigner une sorte de cible, de but dans la vision. Pour qu'il y ait un point qui se détache sur un substrat spatial il faut assigner quelque chose. Assignation désigne une inférence perceptuelle, ce qui veut dire qu'on marque la place de quelque chose.

Winnipeg : - On ne peut pas trouver un point sans assignation à une place ?

Peg : - Il faut qu'un point ait sa place pour paraître.

Winnipeg : - Ce problème d'assignation est éminemment politique et juridique.

Peg : - Admettons. Mais j'ajoute que la catégoricité, c'est le processus d'abstraction lui-même. J'ai parlé d'assignation comme s'il y avait un acte unilatéral de positionnement, alors qu'en fait c'est aussi le moyen d'extraire de la réalité un point.

Winnipeg : - C'est ce que constate Hannah Arendt : pas de droits de l'homme pour les apatrides. Pour exister en tant que sujet de droits, encore faut-il exister en tant que citoyen, c'est-à-dire qu'une place (et donc un statut) nous soit reconnue et assignée quelque part.

Peg : - Est-ce que tu penses que dans la perception même quelque chose comme ce que tu viens de dire agit ? Est-ce que tu penses qu'on a besoin, pour faire exister un point ou un autre, d'avoir dans la pensée autre chose que des points et des lignes, c'est-à-dire une instance de créance supplémentaire ? Althusser a dit dans ce sens que l'idée du sujet est fondée sur l'appel : quand on appelle quelqu'un par son nom propre il se retourne. À partir de quoi il a suggéré une théorie de la culpabilité essentielle susceptible de définir ce qu'est un sujet.

Winnipeg : - Ça ne m'étonnerait pas que l'idée d'assignation, logée à l'intérieur de la catégoricité, ait quelque chose du fondement du droit naturel ou de la justice, même si tu parles d'ensembles mathématiques, de points géométriques.

Peg : - La question est celle du déterminable, du pensable. C'est cela qui est à l'intérieur de la catégoricité, de la désignation.

Winnipeg : - Qui dit désigner une chose à une place, même un point géométrique, dit forcément le rendre susceptible de déplacement, de substitution, de toutes sortes de transformations. Comme le sujet de droit. Comme le point géométrique et la figure, même dans la géométrie plane, qui peuvent être soumis à une homothétie ou à une translation. Ce qui m'intéresse c'est qu'à ce stade-là on ne demande pas si c'est vrai ou faux. On est en-deçà, et quelque chose dans le droit naturel est en-deçà du vrai et du faux, dans la limitation de la corporéité propre comme de celle d'autrui.

Peg : - En-deçà... Mais tu impliques la nécessité pour des jugements d'être premiers, immédiats et vrais. Je suis de loin la logique d'Aristote. Ceci concerne des règles d'attribution, mais aussi des modes de la présencialité. Le perceptuel, comme le conceptuel (dans l'actuel et le nécessaire) sont, vrais ou faux, à rechercher dans le primitif, l'immédiat, la présence... (même si le vrai est toujours ressenti — ou même pressenti — comme un excès de présencialité).

Winnipeg : - Qu'est-ce que c'est que ce point géométrique qu'on rend symbole de toutes choses situables dans un univers physique ou mental ?

Peg : - C'est là où pour la pensée l'image et l'être sont co-naturels (c'est là où je suis platonicien).

Winnipeg : - Dans cette direction, si je te suis bien, je te vois plutôt schellingien ou baaderien. Est-ce que la catégoricité dit le choix ? Je suis partagé car je me souviens du vieux Husserl et je me demande quelle est la part de choix et de réception, de spontanéité réceptrice disait Husserl. Car une chose est d'avoir des images confuses dans l'esprit, autre chose est de désigner un point. Dans la réalité physique comme dans l'esprit.

Peg : - Est-ce qu'il y a déjà un choix ? Est-ce qu'on produit les images ou est-ce qu'on les choisit ? Nietzsche ne dissocie pas ces deux options. Il appelle ça la "double force artiste". Marcel Duchamp fait un CHOIX, il ne veut plus qu'il soit question pour lui de PRODUIRE.

Winnipeg : - Pour l'artiste épuisé, renouvelé, non rétinien... Est-ce qu'on produit les images qu'on assigne ? Est-ce qu'on choisit à travers un abîme de possibles ? Ou est-ce qu'on propose comme un jet des points sur une toile abstraite ? C'est là qu'interviennent les distinctions entre virtuel, idéel et réel.

Peg : - Qu'en penses-tu ?

Winnipeg : - J'ai du mal à concevoir que désigner un point revienne à en élire un parmi d'autres.

Peg : - C'est tout le problème. C'est pour cela que je l'ai modélisé dans une casuistique des prérogatives : je ne peux pas choisir un point car si je choisis un point c'est sur fond d'une multitude. S'il y a une multitude de points, c'est qu'il n'y a pas un point. Je dis donc : il y a un point et je dis en même temps - proposition deux, corrélée au niveau des prérogatives - il y a plusieurs points. Et je ne peux pas choisir. Ce n'est pas dans mon intelligence, impossible que je choisisse. Cela a son importance au sujet des intuitions cosmologiques.

Winnipeg : - Mais... Le rasoir ockhamien ne sait-il plus rien trancher ?

Peg : - Je ne parle pas d'ontologie distributive, mais d'évidence perceptive... Mais ne t'inquiète pas, Ockham nous sert copieusement pour un établissement futur de vérités nécessaires. Quand tu regardes une peinture, est-ce que tu vois un ensemble de points ou est-ce que tu vois un visage ? Qu'est-ce que tu vois ?

Winnipeg : - Je ne crois pas que je voie un ensemble de points.

Peg : - C'est vrai, on ne voit pas comme ça. Les artistes, traditionnellement, font tout pour montrer qu'il faut voir par étapes, mais sans trop le montrer. Ils font en sorte qu'on voit que la vision est par étapes et qu'ils ont compris cette vision ainsi organisée et, en même temps, il faut toujours saisir unitivement ce que propose cette vision. Pour l'artiste, l'arbre n'est pas le portrait au nom d'"arbre". Mais j'ai l'arbre dans la tête. Un schéma caché dans l'esprit, supérieur, plus "riche" que la détermination de l'arbre vu. Ceci ne ressortit pas à une quelconque symbolicité. Cet arbre est comme le minimum géométrique du point. Index, signe sans médiation. Certaines images dans mon esprit sont comme des lettres, des signes unitifs. Les points ne sont pas simplement des points, mais des lieux affectuels singuliers, chargés d'une certaine densité qualitative. La catégoricité ne se borne pas à déterminer une chose dans un espace, mais l'affecte d'un certain poids, une valeur... (...) [Note : le nominalisme de Berkeley. Existence du triangle. Point géométrique. "Axiologie immanente à l'ontologie de la perception."]

Winnipeg : - Mais tu as vu pourtant dans la catégoricité (une accusation de l'objet) le pas initial d'un mouvement d'objectivation. Il faut donc d'une part qu'un objet soit désigné dans sa nudité ponctuelle, d'autre part qu'un point de vue particulier représente le sujet de cette objectivation.

Peg : - Tes questions et déclarations soulèvent bien des difficultés.

 

 

Épisode 5
Où Peg et Winnipeg forment des figures

 

Peg : - Tu peux construire un ensemble de points entourés par une ligne courbe...

Un temps.

L'ensemblisme repose sur un intuitionnisme fondamental. L'intuition ensembliste "guide", pour ainsi dire "pilote" l'axiomatisation et les structures qui la satisferont. De même que de l'axiomatisation d'une théorie dépendra d'une récursivité efficace d'un ensemble clos d'énoncés sur un domaine d'expériences, d'énoncés hypothétiques, etc. C'est ce qu'on nomme je crois l'énumérabilité récursive. La théorie des ensembles est en elle-même une très forte critique des fondements de toute construction axiomatique.

(...) [Théorie des Catégories MacLane-Eilenberg est bien davantage "nihiliste". Mais Peg souligne un "avantage" : de la double négation des fondements logiques et des fondements axiomatiques jaillit une "phénoménologie" des concepts structuraux de la mathématique (qui s'"auto-fonde" à travers ses "manifestations"). (?)]

Mais encore, on ne pose pas, dans Zermelo-Fraenkel par exemple, "un ensemble U", car l'ensemble est déjà ses objets (l'ensemble est la collection d'objets qu'on appelle ici un univers (U).) L'appartenance constitue la matière de la relation binaire dont est munie une collection. On la note C, d'un élément à un ensemble, d'un ensemble à un ensemble... "Élément" doit être ici entendu comme métaphore définitionnelle d'un "objet". "Être dans" définit la relation. "Appartenir" exprime, par métaphore, la relation. Je vais préférer une nature prototypique de relation que j'appellerai inhérence, "appartenance" et "être-dans" en représentant deux modalités. La théorie des ensembles réfute l'infinité de l'espace absolu, mais ce qu'elle réfute plus encore c'est, du point de vue des Universaux, le réalisme d'une telle conception.

Winnipeg : - Mais l'échec de la mathématique, des catégories, de la cosmologie tient en une nécessité : il faut toujours un fond sur lequel inscrire des points et des figures, des relations entre les points, et qui n'a rien d'empirique. (Cette certitude que j'ai n'est pas apodictique mais elle emporte ma conviction.)

Peg : - Je t'ai déjà parlé de la controverse Leibniz-Clarke, de mon ébauche d'un examen du "conflit des facultés" du point de vue des principes métaphysiques entre sensorium Dei et sensorium commune. (...)

Winnipeg : - D'autre part et toujours concernant les manquements essentiels au cœur de la pensée géométrique contemporaine, comment résoudre deux axiomes kantiens sans faire de cette géométrie une mathématique kantienne qui s'ignore ? Que la géométrie procède par intuition sensible synthétiquement ; que la géométrie procède a priori, de façon apodictique. On doit penser que la synthèse intuitive ne devient jamais un concept empirique... Encore le schématisme...?

Peg : - C'est très proche de l'adjonction réelle dans le Calcul des ingrédients de Leibniz...

Winnipeg : - Du point de vue de la mathématique transcendantale, le schème serait-il assimilable à un topos où la "créativité" du faire intuitif et de la catégorialité apodictique cohabitent ?

Peg : - Dans une lettre de septembre 1789 à Kosmann, Kant interdit toute déduction psychologique de nos représentations quant à l'espace. C'est quand la déduction transcendantale même est impossible qu'on doit avoir recours au schème. Le concept d'espace n'est pas hypothétique (les concepts ne sont pas innés mais acquis) et il ne peut se produire sur le mode propre de la nécessité que par un acte de synthèse de l'imagination qui a pour nom schème.

Winnipeg : - Dans une autre lettre de la même année il dit que le mathématicien ne peut avoir d'objet "sans exposer dans l'intuition cet objet même". Et ce n'est pas parce que la mathématique est le meilleur exemple de la raison synthétique qu'il doit manquer d'intuitions. Alors comment peux-tu expliquer maintenant les distinctions que tu as proposées entre "être-dans" et "appartenir" ou, encore, les différents degrés de la catégoricité selon des degrés de "dramatisation"...?

Peg : - C'est le "in" de l'inesse4 qui compte, le "dans" qui est susceptible de nier l'espace ou le temps comme Urbilde des phénomènes. Nous rejoignons le problème de la forme-réceptacle dans la théorie de la composition. Le cas prérogatif de cette question enveloppe en même temps la question de l'espace-substrat. Pour la conscience positionnelle, intuitionnelle, il y va du point du signe entre concept et objet. Ici, le nom d'Image est donné à cet espace-substrat (champ virtuel) qui prédique et s'attribue comme qualités les positions et les places qu'on dit de sujets, objets... Etendue intensive de l'espace, successivité du temps, étendues limitées de ce qu'on dit des corps, etc... Quand je dis "limites", je dis précisément qu'une théorie des ensembles a pu avoir lieu. L'erreur, l'aporie ultime est d'avoir considéré le synthétique a priori kantien sous le mode du "prédicable" alors que la recherche d'un substrat amodal y était inscrite. Kant lui-même s'en est prémuni. Nicolas de Cues (à la suite de Damascius et des Néoplatoniciens) avait posé le participable, par exemple de la rotondité idéelle dans tous les ronds approchés dans la nature, de la rotondité vraie de tous les ronds imagés naturellement et artificiellement. Le "prédicable" ne dit pas tout en lui du "participable"... Il le MONTRE. L'attribution est évidente. L'évidence du synthétique a priori n'est pas propositionnelle. Nous devons dès lors aller au-delà. Au-delà de ce qui est déjà dans la conscience et qui se donne indépendamment de l'expérience... Si cette synthèse est aussi pour ainsi dire le miroir ou le reflet d'une autre "synthèse" — condition — dans laquelle serait déjà la conscience. Ceci est tout différent d'une production ad libitum et infinitum de conditions, concepts ou catégories... mais la représentation de l'espace ne suffit pas à la condition d'une perception possible, de même que la "pensée mathématique" ne peut suffire dans ce rapport a priori de la condition à la "pensée physique", ou — plus discutable et sujet à des polémiques profondes — la condition de la logique vis-à-vis des lois mathématiques. Tout cela serait absurde. Car l'autorité — méthodologique — n'est pas la condition, ni même le fondement. La tendance demeure à nier l'autonomie des ontologies régionales (autonomie qui n'est pas soluble dans un particularisme). Toute "mise en ordre", qu'elle soit mathématique, physique, perceptuelle (cohésion d'un plan d'objets à partir de conditions) du monde suppose un acte et un substrat qui la rendent "possible". Aussi, la réduction de cette mise en ordre à un acte de la conscience est tout simplement impossible, c'est-à-dire non seulement irrecevable, antinomique, mais aussi condamnable comme effet de sens quasi littéraire. Comme si un "Deus ex machina", une nuit orphique ou un bain primitif primordial avaient pu rendre la vie possible. C'est une mythologie. Peut-être verra-t-on ailleurs que c'est l'ensemble de ces propos philosophiques sans racines dans une acception de l'expérience (comme celle d'avoir objet dans la conscience) qui se situe hors des limites de la vérité. D'apparence de mythographie tout autant, parce qu'invoquant des fonctions, éléments ou causes non perceptibles, la recherche qui nous occupe combat pourtant toute prolifération créationniste de concepts, de causes indicibles, etc...

Winnipeg : - Une première question guide notre démarche : Comment l'esprit se fait une idée qui est une figure ? Mais cette question ne saurait à elle seule masquer la question pour l'esprit d'être lui-même figure, ou : En quoi l'esprit dans son essence est figural ? Dans le regard croisé de ces questions s'imisce la nature, sinon les règles, de la pensée, ici et dès lors questionnée. Cassirer nous dit que "le concept n'affronte pas la réalité sensible à la manière d'un élément qui lui serait étranger ; il constitue, au contraire, une partie de cette même réalité, un extrait de ce qui se trouve contenu immédiatement en elle." Du noyau conceptuel, et par exemple du concept mathématique, semble devoir se dégager une science descriptive (et c'est ce que l'on voit se déployer chez un Husserl) qui guidera une classification. La hiérarchie de la connaissance conceptuelle en est ainsi bien établie. Il y a un concept d'arbre dégagé de la pluralité des chênes, hêtres, bouleaux, etc... Mais Cassirer, dans son exposé, est bien le premier à souligner la contrainte de cette construction symbolique, et qui est la nécessité même de l'abstraction. Il faut réduire un contenu pour atteindre l'ordre d'un ensemble d'objets. Comme s'il y avait une fonction positive de la négation, où nier l'expressivité d'une chose servait à affirmer l'expressivité de la relation entre les choses, comme si rendre un contenu exprimable demandait à ce contenu d'être étouffé au profit de sa place dans un système de relations entre contenus. Mais quid de l'"être du sujet concret" ?... Si son existence ne dépend pas tout à fait de la "relation dans le jugement" ? Or, une philosophie du concept, étant une philosophie des synthèses de relations, n'en est pas à son premier trébuchement quand elle marque de telles difficultés. L'exactitude recherchée est trop "intégrative" sans certaines précautions modalisant les prérogatives. Se pourrait-il qu'une géométrie norme ce qui n'a plus besoin d'être assenti comme pure perception ? Doit-on encore poser un percept immédiatement sans lequel la géométrie ne saurait figurer ? En vérité, la question est : Sur quoi devons-nous prendre appui pour que certaines questions peut-être trop "a posteriori" ne puissent plus être posées ? Une question de premier plan, de premier ordre, ne choisit pas, elle expose dans sa primitivité la totalité des problèmes sur lesquels il se doit de pratiquer des choix.

Peg : - Que dire ainsi d'une position, des problèmes concernant les lois des figures, en regard de cette tension inapaisable entre géométrie et expérience ? Le géomètre de Husserl n'atteindra jamais le fond de l'intuition et de la pensée géométrales — touchant à l'essence géométrique — s'il s'appuye sur le dessin, le geste de dessiner, l'expérience de dessiner une figure. Il lui faut une faculté spéciale qui est COMME un mode d'avoir des figures en songe mais qui ne saurait être entâchée de la confusion pathogène de croire que des figures en songe, ou que des figures dessinées au tableau, puissent être des essences géométriques. Mais cette faculté spéciale requiert une attention toute particulière. Il faut peut-être à la fois "tirer une ligne" dans l'esprit COMME ON LA DESSINERAIT AU TABLEAU pour qu'elle soit déterminable et pensable, et penser dans toute formulation, dans tout langage des figures, une relation entre le réel et l'idéel, entre la langue formulaire réellement inscrite dont les seuls symboles sont sa propre idéographie et une figuration, ou bien plutôt une figurabilité, qui puisse en être l'extension figurée, ou la précognition de ce qui ne peut être vu, perçu. Mais peut-être que "tirer une ligne" dans l'esprit n'est pas tracer du geste une ligne au tableau, et qu'un schématisme pur d'une figure purement pensée ne souscrit pas à une langue réellement inscrite... Or, une difficulté paraît aussitôt : que les lois des figures ne portent pas sur des figures tracées, mais sur des figures que l'on est en train de tracer. La géométrie, comme on semble le savoir aujourd'hui, doit aussi être une science des déformations et transformations des figures. Un segment borné ("déjà tracé") paraît-il être une figure ? Une ligne en mouvement est-elle une figure, et une figure se donnant en une ponctualité d'espace pour la perception ? Car il n'y a pas de bien grande différence entre ce que l'expérience muette nous donne et ce que l'intelligence sourde des lois veut nous donner. L'imagination transcendantale, si l'on suit Kant, ne se résout pas au rôle d'une fonction médiatrice, mais exige la légalité d'une faculté originale et autonome de synthèse, force productrice d'images et de symboles, légalité équivalente à celle des concepts purs de l'entendement. On a pu voir les positions qui, désormais, semblaient devoir s'affronter. La spontanéité de l'imagination productrice annonce-t-elle celle de l'entendement ? (position de Cassirer). Le speciosum de la synthèse de l'imagination reconduit-il toute synthèse (incluant celle de l'entendement pur) à la facticité d'une "réception originaire" ? (position de Heidegger). Toute l'ambition intellectuelle légitime d'une synthesis speciosa repose sur la volonté ou l'intuition d'un horizon conciliatif de ces positions, lesquelles, par ailleurs, peuvent être exposées à d'autres degrés de clarté et de détermination.

(...) [Rôle du sens commun, sens commun en quoi l'imagination implique sensations, voir, toucher. Descartes. Règle 12.]

Winnipeg : - Je veux te parler du cas de la réunion (axiome de la somme dans la théorie des ensembles) comme projection, ou mieux : propagation d'un amas de points. Ce cas de la réunion m'intrigue, car nous sommes, me semble-t-il, très proche d'un concept synthétique de nombrement et de spatialisation à partir d'une multiplicité indéfinie. La réunion rejette en point de fuite le x-élément considéré comme ensemble dans la conversion presque immédiate de l'ensemble en un élément. Ces rejets ou mises à distance sont liés à l'assignation catégorique qui dessine les mouvements de l'abstraction elle-même. Qu'un élément puisse être pensé comme ensemble, c'est ce que je dis être dramatisation. N'y a-t-il pas un seuil où tout montage figuratif de points produit par récursivité interne une forme ?

Peg : - Mais il y a une force de mise en forme et une force qui décohère.

Winnipeg : - Quand je dis "dramatisation", je ne veux pas dire quelque chose qui outrepasserait le langage en sa discursivité, mais qu'une opération occasionne des transformations qualitatives du-dit donné.

Peg : - Quand je dis : réunion, relations, désunion, séparation, cela provoque un sentiment. Je dis aussi (par implication) que : invariance, stabilité structurelle, équilibre, symétrie axiale et centrale, etc, provoquent le sentiment dont l'attrait même a suscité la recherche... ce qui veut dire qu'il y a inscription dans l'esprit de cette satisfaction obtenue ou seulement escomptée. (Je ne parle pas d'analyse du langage !). J'appelle relation le mode incomplet de la coexistence d'une paire d'existants.

Winnipeg : - L'existant... soit l'épiphénomène résultant de l'adjonction réelle d'une présence et d'un individuel (étant)...

Peg : - Prends l'exemple d'une équation stochiométrique. L'idéel est l'expérimentation chimique, "ethos" que l'on "voit" dans la formulation réelle, scripturale. Le réel de l'idéographie n'est pas une "empreinte", une simple "représentation symbolique" en retard sur l'événement supposé originel, ou original. Toujours protensif. Puissance du virtuel. (...)

Winnipeg : - Tu parles des rapports figuraux entre réel et idéel ?

Peg : - Il y a une même proportion qui dit l'un longitudinalement et l'autre transversalement. Une première voie est une perception dans la représentation, une seconde voie exige une pratique (la démonstration...). Tu me demandes s'il existe un concept de "réunion" ou de "séparation" qui subsumerait les concepts de "réunion réelle" et "réunion idéelle", de "séparation réelle"... etc. Dans mon langage figural, il y a toujours une double projection des figures. Si je dis R1 "relation réelle", linéaire, je dis aussi R2 "relation idéelle", sous ce rapport de représentation.

Fig. 1

 

En un sens, je parle de représentation "internaliste" quand je parle de l'idéel. "Ça se voit"... c'est l'analytique kantien. Wittgenstein dirait que les relations internes se "voient" toujours, tandis que les relations externes demandent une description. N'est-ce pas là le point de départ d'une bonne ontologie formelle et différentielle entre théorie de la prédication et théorie des signes ? La relation complète, dans le cas que j'ai énoncé, se trace ainsi :

            

Fig. 2, Fig. 3

 

J'aurais tellement d'exemples à te fournir concernant la relation complète ou incomplète entre la figuration idéelle et la proposition scripturaire réelle... Si je dis : f(x)=sinx-tgx, j'inscris en "réel" quelque chose de non perceptible de la relation complète. D'une part, et si l'on trace approximativement dans un repère orthonormé la fonction, on voit qu'il y a un point d'inflexion (O) dont la tangente est Ox.

Fig. 4

 

(Une habitude de l'analyste amène bien sûr le mathématicien à estimer presque immédiatement la domanialité de la fonction.... Je ne parle pas de ce cas spécial, et pratique, où réel et idéel peuvent se confondre.)

Winnipeg : - À travers ton déambulatoire tu sembles me parler de toute la cohésion de donné. "Knowledge by acquaintance", dirait Russell. Puisque tout repose sur des rapports tensifs entre attract et contact, résonance et résistance... Je dirais que le fusionnement est le nom de l'image pathique d'un axiome de continuité qui pourrait saisir, dans une espèce de morphisme continu, le sujet qui connaît et l'objet qui est connu.

Peg : - Une singularité initiale, ou l'unité d'instant gravitationnel zéro (dans le temps et l'espace) ?

Winnipeg : - Tu veux me proposer des réseaux d'automates cellulaires à partir d'un presque rien de règles ?

Peg : - Je ne prétends pas à une telle généricité initiale. Je ne veux pas discuter maintenant des erreurs fondamentales de la cosmologie actuelle.

(...) [Notes concernant la théorie des ensembles qualitatifs, les homéoméries, la Physique d'Aristote et l'intuition cosmologique comme intuition de l'unité de la génération du multiple... Avec un schéma :

Fig. 5… ]

 

Un temps.

Je reviens à mon plan de construction. Tu peux construire un ensemble de points entourés par une ligne courbe, disais-je. Soit un premier ensemble d'éléments E1 : {x1,x2,xn...} J'enveloppe à l'aide d'une seconde courbe fermée (E0) le premier ensemble de points. Si je saisis le premier ensemble de points, est-ce que je peux saisir les éléments contenus dans l'ensemble premier ? Cet ensemble un est une frontière, ou une limite dans son contour. Il offre une résistance.

             

Fig. 6. Fig. 7.

 

Winnipeg : - Pourquoi l'ensemble E0 comme collection d'objets ne peut pas inclure les éléments de l'ensemble premier ?

Peg : - À cause des attracts, au premier coup d'œil. Il faut nécessairement trouver une fonction pour la "complétion amodale" de Kanisza. (...) Il y a des propriétés-frontières, qui ont des seuils de densité d'ordre zéro ou un. C'est en cela que le deuxième ensemble (E0) n'est pas le possesseur des éléments du premier (E1). Le premier ne se reconnaît pas dans le second, et réciproquement. Je note une proposition P1 qui est une forme de relation. Je suis un peu carnapien, car le terme "proposition" inclut l'objet visé comme "état de chose" et le substrat qui le "vise" (attitude propositionnelle).
P1 : E1 = E0 = Ø - 1(E1 )
Sans intériorité. Résistance... L'attract comme résistance nécessitera une déduction formelle. La densité y est d'ordre un. Et, au même moment, nous avons :

P2 : E1 = E0 = {x1,x2,xn...}
C'est le type même d'une abduction spatiale, au sens de Peirce. La catégoricité accompagne l'inférence perceptuelle et le point de vue. La densité-seuil est d'ordre zéro. On pourrait écrire, pour le coup : E1 = E0 .

Winnipeg : - C'est une sorte de synthèse figurée ?

Peg : - Oui. Le degré de l'attribution simple. Soit : l'idéel, sans le réel. (Le réel est l'inscription qui parvient à ton intelligence.)

Winnipeg : - Comment représenter la catégoricité de x, "x ?

Peg : - x C E1 , densité un. X C E1 = E0 , densité zéro. Pour SAISIR l'intériorité élémentaire de E1, il faut un degré d'exercice de la capture et de la catégoricité haptique : que la résistance d'être touché devienne résonance de toucher-être touché. L'idéel est déjà changement de l'ordre de l'attribution. Le réel, c'est le scriptural de ma formulation.

Winnipeg : - À P1 s'arrête la prédication possible.

Peg : - Oui. Mais comprends avec nuance ces différences de degré. Ce que je perçois c'est un rejet sur un attract. On se soustrait à un ensemble unitif à prétention d'enveloppement. Je ne perçois pas des points isolés, mais des attracts, des résistances, des propriétés-frontières... par quoi est toujours désigné un noyau comme centre organisateur.

Winnipeg : - Tu ne perçois pas non plus de figure dans la multiplicité des points ?

Peg : - Saut hors de l'amas. Je l'ai peut-être entrevue. Elle n'est plus.

Fig. 8

 

Je te formule, différemment mais dans la même recherche initiant ma théorie de la connaissance ce que j'ai déjà dit :
1/ J'attire X dans la capture (le piège). "Je contracte" en
A0 .
2/ X entre en "contact" avec le piège que je forme avec le montage figuratif. (Mais cela n'est pas la capture.) J'entre en contact analogisant.
3/ La capture est effective : on pourrait parler d'une résonance totale et complète en un point.
En somme, je "contracte" X pour le réduire à une unité particulière. Je discerne un noyau. Et à un dernier moment, "je perçois" et suis individué dans ma perception.

Winnipeg : - La capture effective, c'est le "je suis". L'attirance dans le piège c'est le "je vois"... N'y a-t-il jamais de spontanéité réceptrice au commencement d'un jugement ?

Peg : - L'objet X est l'objet de ma réception en tant que je suis acteur de cette réception. L'estimation, ou l'anticipation de la capture repose sur un sentiment de DISTANCE. Le contact entre la proie et le moi-même correspond à une ANALOGIE. L'effectuation de la capture est une FUSION.

Winnipeg : - Résonance ou résistance ? Qu'est-ce qui pourrait abolir tes structures d'attracts ? Et ce que tu appelles "capture", est-ce résonance des points ou du visage-un ? N'y a-t-il pas imitation d'une première expérience qui fait la détermination comme jugement, attribution ? L'inférence perceptuelle est un principe tout actif, tandis que dans le jugement prédicatif, il y a un aspect actif (la capture de l'attribut) et un aspect passif (le substrat qui se "colore" — c'est le conceptus médiéval). Inférence et prédication assurent la construction des concepts.

Peg : - Laisse-moi t'exposer différents degrés de la catégoricité. Je la dis "pure", et le seul moyen que j'ai de l'approcher est de recourir à une métaphoricité heuristique qui au premier chef confond les plans.
1/ f(x)=1. Ce degré de catégoricité "protège" la cohésion spatio-temporelle de l'unicité d'un point (souviens-toi du cas de la détermination d'un point géométrique).
2/ f(x)=x+1, où l'assignation est une transformation. Mais c'est une contagion faible, une image du réel inclusif de toutes les dimensions initialement dramatiques.

Winnipeg : - Mais nous sommes toujours dans les limites du prédicable, n'est-ce pas ?

Peg : - Tu as tout à fait raison. Je rechercherai pour toi une image correcte pour le participable qui ne peut être du prédicable.

Winnipeg : - Veux-tu dire que tout objet se présente de cette façon ?

Peg : - En un sens, oui. Une parure masque un noyau d'où émane la radiance même de la forme.

Winnipeg : - Tu parles de l'origine même, à chaque instant initiale, de la perception d'une forme ?

Peg : - La "prégnance" perceptuelle du lion est différente de la pré-conception pré-cohérée du lion : il n'y a qu'un mouvement d'ensemble, un champ unitaire de kinesthèses qui correspond à une sphère des tendances. On ne voit pas le flambeau mais on sent la chaleur, toute différente de l'unité numérique du sujet. Plus si le mouvement et l'indistinction des bords fermes d'une forme (qui en garantissaient l'identité) jouent un rôle déterminant dans les prégnances qui régulent la récognition — graduelle dans l'ontogenèse de l'individu sujet de la perception — c'est que :
1/ Le récepteur éprouve la reconnaissance tacite de la virtualité du mouvement, d'un mouvement type ou d'un mouvement spécial, origine même du perceptuel (comme la virtualité kinesthésique est une condition virtuelle de la perception). C'est une première réponse idéelle, fonction de l'idée soit idéation.

2/ Une possibilité "idéelle" d'imitation générative de son propre mouvement. L'imitation possède une propre généricité interne qui est à la base de toute théorie de la connaissance.

(...) ["Cf. Husserl." (?)]

3/ Une adéquation à l'objet dans une participation fusionnelle pré-critique voire pré-consciente.
C'est là que les problèmes commencent. Le participable ne peut être seulement l'exercice de fonctions non thétisables, sinon nous ne serions même plus dans l'élaboration d'une théorie de la connaissance. Il faut encore une participation noétique...

(...) [Fragments. "VOIR et TOUCHER participés dans une auto-affection primordiale"... "pré-concept"...(?)]

Nous approchons l'"image adéquate" — la conformitas ? —, ou l'"identité de champ" qui est la vraie pierre de fondation de l'adaequatio ad rem.

(...) [Reprise inintelligible d'un débat sur les Universaux.]

Winnipeg : - Est-cela que tu appelles "calcul des figures" ?

Peg : - Non, pas du tout. C'est une symbolisation, un schéma, une image multinivelée selon moi correcte des problèmes. Métaphore, analogie, modèle intuitif... L'intérêt de mon plan de construction c'est qu'y soit intégrés ab initio les registres et instances de l'affection primaire, de la dramatisation originaire... Et c'est cela qui forme les images originaires. Et cela, peut-être, pour te convaincre que toute construction formelle prétendant à un tel degré de généralité qui omettrait les aspects initialement irreprésentables est tout bonnement impossible, vaine, et vouée à l'échec.

Winnipeg : - Tu parles d'une mémoire de l'avenir, d'une théorie au risque de la pensée qui est toujours un geste suspendu, un monde en attente, hypothéqué tant que nul événement, nulle découverte ou invention ne survienne pour la déployer et par là la vérifier. La justifier.

Un temps.

Tu sais bien que l'intellectuel (et surtout le philosophe) passe son temps à justifier ses passions et ses penchants.

Rires.

Après ces sages et savantes paroles, ils entreprirent la cuisine du gracabulamine aux cèpes.
(...) [C'est une recette très savante dont nous n'avons recueillis que des éléments parcellaires. Radis et radis noir agrémentés de cumin, sel, et curcuma moulu. Pour le plat lui-même : une purée de pois accompagnant un jarret de porc ou une belle côte d'agneau, sauce au poivre et tomates cuites. Oignons, ails et raisins frits par-dessus.] (...)

 

 

Épisode 6
Où l'on dîne

 

Peg inspiré improvise des tableaux au crayon. Le brouillon, annonce-t-il à Winnipeg, des principes d'une axiomatisation "nova methodo".

Fig. 9

 

Fig. 10

 

 

Épisode 7
Où le premier venu est aussi le premier connu. (On s'entretient des dispositions initiales des figures.)

 

"H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E....H.C.E...., dit le petit lapin blanc qui vient d'entrer dans la pièce. Here comes everybody... Here comes everybody... Here comes everybody... Here comes everybody..."

Peg : - De quoi parle-t-il ?

Winnipeg : - C'est dans le Finnegans Wake de Joyce... Il parle de la connaissance du "premier venu" chez Thomas d'Aquin.

Peg : - Tu veux parler du "premier connu" ?

Winnipeg : - C'est un jouet mécanique que j'ai déniché à Londres.

Peg : - Il ne sait pas ce qu'il dit.

Winnipeg : - Comme le jardinier paysagiste s'il avait cru accomplir son projet ?

Peg : - Tout homme. Le "projet" lui demeure inconnu.

Winnipeg : - Il peut composer un programme.

Peg : - Pas le lapin mécanique, et non pas l'homme qui ânonne péniblement entre possible et réel. Et puis... un programme, c'est un parcours de mini-golf à étapes qu'on donne à des forces et des processus en devenir.

Le lapin tombe en panne. Silence.

Peg : - Ah... L'idéal de la démocratie... Et les lumières entravées, ou rentrées dans une mécanique de mauvais horloger. Ici un jouet imparfait.

Winnipeg : - Je te poserai une question d'apparence faussement dramaturgique : comment une image-monde est-elle constituée ? Ou simplement possible ? Comment le restaurant où nous avons dîné il y a quelques mois — tu t'en souviens — "fonctionne-t-il" dans le temps et la durée vécue ?

Peg : - Le vent dans les arbres, les toiles tendues en parasols, une équipe technique (comportant des éclairagistes) peut le faire. Un ensemble de figurants, des acteurs peuvent incarner les convives.

Winnipeg : - Et le mouvement des vaguelettes, et l'eau du lac, et les flancs des montagnes à quelques centaines de mètres ?

Peg : - C'est le rôle du chef décorateur et de ses assistants. Mais la vie qui anime les corps, mais la sève dans l'arbre...? C'est l'objet d'une mise en scène, et non d'une création. Que fait une "image vivante", qu'est-ce qui fait une image vivante ? (Non comme représentation mais comme Image-substrat qui informe et façonne jusqu'au moindre détail de toutes nos représentations.) Mais encore : comment cette interrogation a-t-elle pu surgir dans l'esprit ?

Winnipeg, rêveur : - Au commencement, l'image...

Un temps.

Peg : - Souviens-toi des trois instances conditionnant la beauté dans le langage des philosophes médiévaux et tout spécialement de saint Thomas.

Peg fait un schéma.

Fig. 11

 

Peg : - Le virtuel pourrait être l'inhibition de fonctions dotées d'efficience et d'effets manifestes, figuratifs... (J'entends aussi "inhibition" au sens psycho-physiologique, au sens de l'ontogenèse.) La "radiance" est le point de l'objet qui s'exprime par soi. Tu te souviens des conditions de la beauté ("pulchritudo") dans la métaphysique de saint Thomas ? La "Proportion" est une forme de perfection primaire qui fait correspondre chaque partie et chaque rapport entre les parties à un tout organique. "Integritas" est une puissance de la forme à sa limite. Et la "Claritas" désigne ce qui provient du cœur de la chose. Fernando Gil5 a parfaitement explicité les concordances entre ces termes traditionnels et ceux dont Joyce use dans Stephen Hero, en pointant les wholeness, symmetry, radiance. Si la pensée nominaliste a "converti" toute ontologie en logique (définie hors de toute ontologie des modes et propriétés de l'être), si la pensée n'est conçue que comme l'énoncé d'une chose qui n'appartient qu'à sa propre réalité, mais qui n'est définissable dans l'énoncé que selon les modes et propriétés des termes logiques qui sont en fait des termes grammaticaux, nous chevauchons armés du nominalisme vers l'élucidation des règles du penser comme un poisson se jette et se noie dans une mer de l'insignifiance. Sujets, prédicats se composent en propositions et fondent toute théorie de la science, soi-disant immanente aux règles du penser. J'affirme d'un objet qu'il existe, in voce, in scripto, ou in mente. Si cela suffit alors toute idée est une connotation de l'être d'un individuel ou d'un ensemble d'individuels, et l'intellect lui-même n'est qu'un signe... Seulement voila où le nominalisme achoppe comme en lui-même et sur sa propre pierre de touche : c'est qu'il faut bien trouver entre les idées qui sont des signes et les intellections qui sont des perceptions sensibles une certaine forme de relation. Il faut bien trouver un rapport — et c'est peut-être un rapport de fondation - entre la connaissance expérimentale et la détermination ontologique (abstraite) de plusieurs individuels et la détermination universelle de ce qui est existant ou non-existant. Ockham n'a pas négligé cette participation entre l'intelligence abstractive (idées-signes) et intelligence intuitive (joie, tristesse, volonté...). Il y a des lieux affectuels, qui sont comme les conditions de la perception et de la compréhension.

Winnipeg : - Les questions se bousculent en moi. La radiance d’une forme, d’une image, exprime l’extension, l’excroissance inclusive de sa ponctualité locale. Inclusive car enveloppant le présumé sujet d’une perception. Je veux dire que des relations dans les images entre des "points" sont corrélées à des relations entre une image comme point et des "points" composant l’identité formelle d’un dit sujet (un individu). "Point", ou ponctualité de l’image est l’expression d’un minimum de quantité de matière, ou idéelle, d’un point géométrique symbolisant l’unicité d’un élément. L’acte de conformation — je repense au sens scolastique de la conformitas — ou bien de relation tensive dans, par exemple les images de l’art, convoque le statut des infigurables visibles (lumière, nuit noire...), de leur sens iconologique en rapport à l’infigurable imperceptible qu’ils peuvent symboliser (ou serait-ce, d'une façon encore indécidable, montrer ?) et en rapport à l’ensemble de figures, traits, formes qui s’emploie à les réguler. Quel est le sens figural, en ce cas, de la matière envahissante, des épanchements de couleurs, et plus, des rythmes, mouvements, tracés organisateurs ou perturbateurs ? Ressortirait-il, ce sens, aux contagions faible ou forte d’un point-sujet par un point-image ? Cet ensemble de raisons conflue vers une science, une logique de l’image comme science et logique des relations, dans les termes esquissés auparavant. Tentant de dire une genèse des images à travers une genèse de l’image, comment elle vient à nous, comment elle se lève en nous ou d’un "dehors" (encore deux postures présomptives qui habitent notre langue), j’aimerais interroger son "aura" qui nous plie en elle, l’image, et qui plie l’image en nous. Est-ce que les notions de forme, de fonction, de relation... et les fonctions de d’attribution, de transformation, de conformation... (et nous aurions à élargir ce champ pré-conceptuel) nous permettent d’entrevoir un langage figural qui appartienne en propre, par soi, à l’image ? Un langage figural comme grammaire du visible comprenant ses franges imperceptibles...

Peg : - Une grammaire cognitive à la Langacker ?

Winnipeg : - Oui, pour la partie de ce langage qui se bornerait au savoir-faire décisionnel cognitif dans les langues naturelles et la logique formelle. Non pour le pré-verbal ou l'infra-langagier dont l'image est pour ainsi dire... tuteur.

Peg : - Une "grammaire cognitive" de l'expérience en langage n'accuse-t-elle pas les richesses de la figurativité et de la physicalité infra-langagière fructifiant dans tout langage ?

Winnipeg : - Oui, pour la part "limitatrice" de l'action et de la figurativité naturelles, non pour leur nature infrastructurelle (la part "limitative" étant la structure globale d'une telle "grammaire".) Mais là encore, tu me reprocheras d'être un peu trop essentialiste...

Un temps.

Peg, se levant : - Elargissons le champ des figures, de notre expérience... et de notre imagination.

 

 

Épisode 8
Où l'on forme la fiction du pays d'Eidolie

 

Peg : - Je vais essayer de te donner une image d'un pays qui est un espace territorialisé de la pensée.

En moins d'une heure, Peg s'employa à disposer la pièce entière selon une carte volumétrique de son pays imaginaire, ou réel. Les murs, sol et plafond se trouvèrent tapissés de cartes, images, tracés et schémas graphiques étranges. Hors des images, point de porte de sortie.

Winnipeg, amusé et inquiet : - Comment s'échapper ?

Peg : - Entre d'abord.

Winnipeg : - Est-ce un nouveau système de représentation qui inclura toutes les dimensions cachées ? Attracts, lieux affectuels, résonances et résistances...?

Peg : - Pour une part, oui. Pour une part, un mode unique d'auto-présentation du sens. Une présentation sous conditions, toutefois. Un schéma, non, a schedule, un emploi du temps comme surface de la discipline.

Winnipeg : - Surface de la discipline ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

Du fond de la cuisine, le lapin mécanique se met à battre des cymbales.

Peg : - Un plan de composition (une représentation) d'une discipline transcendantale de la conscience imagière dans le temps. Quel nom as-tu donné à ce lapereau mécanique ?

Winnipeg : - Fodor. C'est ma petite effigie à moi de la causalité. Sans nominalisme, ni réalisme aucun.

Un temps.

Winnipeg semble de plus en plus inquiet. "Surface de la discipline...", ressasse-t-il en pensée.

Peg : - Je dis seulement que nous avons besoin d'idées pour voir. Que l'art et la langue que je recherche composent une théorie qui sert à voir (si tu veux bien me pardonner le pléonasme)... Une théorie de l'adéquation fabuleuse des représentations du monde qui sont toutes autant de promesses d'expériences, d'individuation et de transformations...

  

Fig. 12, Fig. 13, Fig. 14

 

Peg : - Le Sefer Ietsira est le Livre de la création, ou de la formation, d'où j'ai tiré quelques uns de ces arbres, qu'on dit justement arbres des Séphiroths, et qui représentent les trente-deux modes d'intelligibilité du monde et de Dieu. Je crois que cela vient du VIème siècle. C'est une spatialisation combinant les vingt-deux lettres hébraïques et les dix nombres primordiaux.

        

Fig. 15, Fig. 16, Fig. 17

 

Winnipeg : - Mais à quoi tiennent les rapports possibles entre homme et Dieu, entre le monde et l'homme ? L'ensemble des sphères, mis à part... Malkuth et Kether semble représenter des vertus.

Peg : - C'est le problème des noms divins et des attributs essentiels qui fait de cette image une synthèse de relations, comme dans des gnoses innombrables. Parce qu'il n'y a pas de proportion entre la finitude de l'homme et l'infinitude de Dieu. Il semble que dans le participable absolu on ait besoin de médiations, et d'une combinatoire efficiente d'essences simples.

Winnipeg : - C'est aussi un schéma cosmogonique, une image de la création, et une hiérarchie dans la création. Je comprends bien que Dieu agisse, et que, caché, il se fasse connaître par ses œuvres (ses attributs quand il se manifeste, le monde quand il crée). Mais dans une telle spatialisation de la pensée, où est l'être ?

Peg : - L'être est une notion qui enveloppe l'image comme synthèse des formes de relations et l'activité qui vit ou anime cette image. Le nom de l'être, dans l'idéal du participable absolu, est : l'Image.

Winnipeg : - La substance est voyageuse. Il y a donc un montage figuratif fixé, reproductible, et une force qui active ou non la représentation. Je pense à la nature du chant et de l'écoute. La lettre est corps, la vocale irreprésentable est âme. Le chant réveille l'image représentationnelle, et la résonance de l'image est sa réponse et son message.

Peg : - Oui, à condition de renverser la perspective. Voir depuis l'intérieur de la représentation. Il y a un dépassement de l'Integritas (dépassement que réalise à l'instant l'aveugle-né dans une pré-cohésion d'objets initiale). Reformule pour toi-même un faux problème fameux... S'il voit la symétrie sur un fond comme sur une surface d'inscription ?... Non, lui-même n'existe que par la radiance d'une forme. Il est à l'intérieur de la symétrie.

Winnipeg : - C'est peut-être le sens profond de l'"esse est percipi" de Berkeley6, mot d'ordre fameux de l'immatérialisme associé à son nom. Je ferme les yeux, la chose peut ne pas exister, mais je suis le cheval dans l'étable, et je suis les livres qui reposent sur ma table.

Peg : - Point de vue absolu et intériorité de l'objet chez Bergson évoquent la même inversion phénoménologique. Enfin, pour revenir à ces images qui disent à la fois la Création du point de vue de Dieu et la connaissance de Dieu du point de vue de l'homme, nous sommes en présence d'une intuition de l'expérience qui est une intuition cosmologique. Ce n'est pas une simple correspondance entre des possibilités d'expérience pour l'individu et des structures de génération et d'engendrement d'un cosmos, c'est l'accord synchrone de deux mouvements de création ou, devrai-je mieux dire, d'individuation et de transformation. C'est que l'image que j'ai dite "relation" est nourrie de la virtualité d'une surestimation de cette relation. C'est la virtualité du tout participable de l'Image. Regarde ce qu'on nous montre de l'expérience possible... Le sommet couronné de l'arbre séphirotique est le sommet de l'expérience humaine en sa finitude (comme limite de la vérité.) C'est l'équanimité de la joie et de la terreur, de la rigueur et de la miséricorde.

Winnipeg : - Mais l'homme ne peut connaître Dieu qu'en ne pouvant jamais s'y confondre... ?

Peg : - Sauf inversion et installation du regard à l'intérieur d'une telle synthèse. Souviens-toi, il existe des points, il existe un point qui est un univers U, et il existe un fond d'émergence de points et il n'y en a pas... Il y a un seul chemin pour aller au plus vite d'un point à un autre, et il y a une multitude de chemins... Peux-tu tenir ensemble dans ton esprit toutes ces positions ?

Winnipeg : - Je... Je ne le crois pas.

Peg : - Il n'existe qu'une seule voie pour aller à Dieu, mais Dieu a créé 32 voies... Elles ne sont pas possiblement praticables, mais virtuellement co-présentes. Peut-être dans le regard que nous abandonnons et qui nous revient de l'image...

Winnipeg : - Ne procédons-nous pas, une fois encore, dans un ordre, certes discursif, mais en opposition à toute rationalité ?

Peg : - Le rationnel tel que je l'ai posé dès mes premières approches de la catégoricité et de la schématisation la plus intégrative inclut ce qu'il prétend rejeter. C'est la mort dans l'âme que j'envisage le fruit pourri de la rationalité une fois celui-ci passé entre les mains de tous les réductionnistes. Encore aujourd'hui, le scientisme n'est que la mauvaise conscience du philosophe sans principes qui aurait tellement aimé être le scientifique aux discours rassurants du prédictif et du quantitatif sans jamais être capable de se tenir à la négativité souveraine d'une recherche de la vérité. Nous aussi recherchons une langue formulaire, un "ars magna", un langage premier et une table de correspondances des concepts fondamentaux, définitifs, dont les relations combinatoires et les synthèses des formes de ces relations devraient épuiser tous les problèmes et tous les possibles de l'homme. Mais s'il y a une volonté de dire une langue complète dans une langue complète, il y a une volonté d'en dire une autre qui accuserait peut-être cette même langue comme étant issue de la mienne, dite "propre", ou encore maternelle. Mais l'analyse du langage propitiatoire à l'élaboration d'un tel langage n'a pas encore eu lieu. Je me déplace et m'aliène souvent bénéfiquement depuis ce que je me semble être, avec ma pensée, mon caractère, mon corps... mais je ne sais ce que veux dire le langage de mes expériences, si je dois penser par exemple "déplacement" à l'intérieur de mon langage. La nécessité d'une langue formulaire, d'une Caractéristique, est une œuvre de dépouillement incluant la propre générativité du langage et plus encore, selon moi, intégrant tous les soutènements affectuels qui conditionnent la singularité, l'erreur, l'irrégularité, le foisonnement incompréhensible des signes et des significations... La rationalité est une soumission à de plus amples exigences que celles d'un rationalisme étroit. Le Naturforscher de la fin du XVIIIe siècle (et du début XIXe) ne s'y est pas trompé. Les Alexander von Humboldt et Karl Ritter de la "géographie universelle comparée" qui prétendaient révéler la base d'un enseignement des sciences physiques et historiques, et instaurer une nouvelle approche de la nature humaine, ont condamné les "théories abstraites", les idéalités sans promesse d'expériences comme les rêves exotiques du voyageur (critique reprise et intensifiée par Claude Lévi-Strauss), mais parce qu'ils avaient compris que des théories et méthodologies rationalistes étaient les meilleurs masques du matérialisme et du scientisme (et, sommes toutes, d'un certain nominalisme excessif et selon moi déviant.) Le comble d'une "science de la conscience", c'est de réaliser historiquement le mythe fallacieux d'une rationalité suprême, où le mythème de la conscience (et de l'expérience de la conscience) représente la caution intermédiaire entre non-thématisable et objectité, irrationnel et rationnel... Je ne prône ni une théorétique rationnelle idéelle, ni une philosophie rationnelle, mais molle, de la conscience. Je ne cherche pas une image, ou des images, mais un lieu d'apparition des images, depuis quoi elles LUISENT, ou rendent des ombres.

Winnipeg : - La Claritas...

Peg : - Certainement.

Un temps.

Le LUIRE est en quelque sorte un attract premier.

Un temps.

Regarde ces autres images. Exerce-toi en imagination aux jeux du très près-très loin, comme à ceux du très lent-très vite. Les jeux de la permutation, de la projection, de l'INVERSION, dans l'imagination active et dans la pensée spatialisée et spatialisante. Toute carte, tout diagramme est en même temps représentation et image naissante. C'est, en un sens que tu entendras, un regard...

Winnipeg : - "Un lieu ne peut capter l'attention de l'homme qu'à partir du moment où, à l'abri de tout "intérêt" empirique et pragmatique, s'établit une connivence entre les formes extérieures du terrain et les forces intérieures d'un psychisme, individuel ou collectif."

Peg : - "En ouvrant les yeux sur les choses nous sommes déjà dotés d'un atlas intérieur qui va servir de gyroscope pour nous orienter au milieu d'elles, de guide pour déchiffrer leurs formes."

Winnipeg : - "L'appropriation active et perceptive de l'espace met au contraire en jeu la totalité de ce que nous sommes : nous n'accueillons pas des états d'âme, mais nous sommes nous-mêmes le centre d'"animation" (au sens de donner une âme) de l'espace."7

Un temps.

Winnipeg : - Nous entrons dans la Sphère armillaire de 1707 de Tobias Cohn et dans le Geosphere Project, de 1990, de Tom Van Sant. Dans la spirale du Jeu de la boule de Nicolas de Cues8, et dans le Donut, en 2003, d'Ann Veronica Janssens... Nous entrons dans le théâtre des schémas de capture.

Fig. 18

 

Peg et Winnipeg se remémorèrent avec émotion leur ami Gaspard Viola Santos, car plusieurs de ses cartes et ouvrages de l'imagination figuraient sur un pan de mur.

               

Fig. 19, Fig. 20

 

Peg : - Lorsque Gaspard découpait dans son atlas les cartes géographiques du vaste monde, ses mains tremblaient peut-être, et une cigarette achevait de se consumer au bout de ses lèvres. Je ne sus jamais quelle sorte de hantise (tempérée par une évidente jubilation perverse) l'habitait. Il prolongeait indéfiniment l'attente et l'observation studieuse de ces lambeaux d'empires et de déserts, ces États et ces océans de papier. Puis il assemblait l'un et l'autre de ces extraits du monde, recomposant avec beaucoup de sérieux le puzzle d'un continent lacéré. Que je fusse présent à l'observer ou non, peu lui importait. Bag ou Dagobag quand ils étaient là se voyaient réduits à l'appareil silencieux et monotone des objets et des meubles dans la pénombre de sa chambre.

    

Fig. 21, Fig. 22, Fig. 23

 

Winnipeg : - Gaspard et moi avions parcouru bien des domaines de terre crevassée, retournée et piétinée, bien des routes goudronnées et des sentiers balisés avant l’orée de nouvelles terres, de terres incultes, de domaines oubliés, de jardins suspendus. Nous nous arrêtions aux endroits de ces séparations, de ces douloureuses limites, dans ces micro-climats où l’air était raréfié. Nous pensions devenir les cartographes des nouvelles terres, et ainsi les nouveaux cartographes de nos anciens domaines. À aucun moment nous n’avions la présomption de penser pouvoir relever avec la plus entière exactitude les moindres inflexions de la morphologie de ces contrées ou d’épuiser les chemins et les routes qui les sillonnaient, mais du moins souhaitions-nous du fil de la plume en esquisser les grands traits.

 

    

Fig. 24, Fig. 25, Fig. 26

 

Rien d'exceptionnel n'apparaissait à la surface d'un continent rapiécé. Il se plaisait seulement à laisser bâiller d'une fêlure blanche la frontière entre le Congo et le Burkina Fasso, deux pièces mal mises. Ces simples dilatations, ces petits effets de surface suscitaient en lui les plus extraordinaires bouleversements.

Un temps.

Peg : - Attracts, contacts, schémas de capture, seuils de densité, propriété-frontière, dilatation, contraction d'espace... feraient peut-être une typologie heureuse à la base de l'histoire et de la géographie politiques... Et il y a l'abîme de l'action... Prends le "Jeu de la boule" de Nicolas de Cues ou les cartes de Santos... Sans action, toute pensée est impossible, en elle-même — elle est imaginaire, en un sens. Je n'ai cessé de dire au cours de nos causeries que la composition d'un ensemble de points, que l'existence même d'un point perceptible... étaient un ACTE qui faisait collaborer beaucoup de ressources que nous avons peine à bien définir.

Un temps.

C'est une action toujours initiale et toujours perpétuable qui nous prive de la certitude de la mort. De notre mort. Les effets de l'action perdurent après le coup de sonde. Après de luire, l'image IRRADIE dans le temps. Le "moi", le "sujet" des philosophes et des psychologues n'est qu'une hypothèse narrative greffée sur une image flottante, déformable, errante, fait divers ou "bateau ivre" dérivant sans boussole dans l'espace.

Un temps.

Winnipeg : - N'est-ce pas le fait de prendre au sérieux chaque chiquenaude initiale et chaque résultat durable qui rende la vie si peu soucieuse de la mort ?

Peg : - Ce serait une vue comme en surplomb, et forcément figée. Tout dans la perception que tu essayes de décrire n'est qu'affaire de vitesses, d'accélérations, de ralentissements... L'action dont on voit le coup initial et les conséquences qui durent est prise en compte seulement dans la mesure où le prochain coup sera toujours initiateur de nouvelles conséquences. Mais il y a des coups et des hommes qui sont comme des fous à taillader et creuser à coups de poignard la maille du temps et du récit qu'on se fera de leur vie. Je frappe du couteau et voici que la nappe se plisse et que l'événement que j'avais d'abord cru lointain est désormais tout proche, étrangement proche... Le sérieux de la vie en ses actions implique ses amplifications tragiques. Le héros tragique creuse toujours chaque instant et en fait le dévidoir de l'avenir, de ses événements proches, de ses coups, de ses conséquences. C'est en ce sens qu'on ne peut dire que l'action justifie la vie et qu'elle repousse la mort.

Winnipeg : - Tu m'as trouvé une raison qui puisse faire de moi ni un vivant ni un mort. Victime de la causalité que tu as si expressément condamnée, je suis mort. Victime de cette force de l'imagination capable de tout créer, je suis vivant, mais je ne saurai jamais la connaître.

Peg : - L'histoire de nous autres humains est bien faite de continents rapiécés, de faits divers absurdes, d'aspirations à la pureté et à la beauté dont on ne peut rien dire. Voilà ma consolation. Ce que tu ne peux connaître, c'est ce que je ne peux pas connaître moi-même et que je vis.

Un temps.

Ce qu'il nous reste ? Le jeu. Le jeu qui dans la veille nous fait confondre le sommeil et la veille, et nous fait dire comme le Prospero de Shakespeare : "We are such stuff as dreams are made of. And our little lives are rounded with a sleep"...

Un temps.

Tous fruits de l'imagination en action.

Un temps.

Winnipeg, étourdi : - Mais que... Mais que... Qu’a-t-il à réaliser, ce jeu qui n’a d’autre nécessité que lui-même... que d’être ?

 

 

Épisode 9
Où Winnipeg meurt. Ce qui doit arriver arrive. La conversation doit prendre fin

 

Winnipeg pleure, mais quand il pense à la matière des larmes qui l'aveugle, il rit au dedans de lui. Peg en est affligé, mais il doit consoler autant que faire se peut son ami en présence de l'inéluctable. Il y a une façon humaine de mourir sans lieu ni raison à la merci de l'image.

Peg : - Hélas, l'image du jardin est née d'une image où le jardinier était représenté.

Un temps.

Tu te souviens du Phédon de Platon ? Cébès, le pythagoricien thébain, de loin le plus perspicace des interlocuteurs de Socrate avait demandé à celui-ci ce qu'était une âme sans corps sinon une fumée condamnée à la dispersion, parce qu'elle est sans lieu.

Winnipeg : - Et Socrate avait répondu que son lieu était l'Hadès où les âmes revivent.

Un temps.

Est-elle encore capable d'activité noétique si elle n'est plus rassemblée en elle-même ?

Un temps.

Peg : - La vision à laquelle tu succombes ne t'a pas proposé de "lieu", ni de géographie physique où tu puisses te tenir. Peut-être est-ce cela, voir la force productrice des figures, qui n'a pas de figure...

S'élève le chant grave et dérisoire de Winnipeg — son "Todeslied", pour ainsi dire...

 

ni oui, ni Peg

il ne lui restait rien

somni portae

énigme intérieure

tracées sur la table

la luisance et l'ombre

l'image naît

qui fit de moi

le Roi du Monde

ni oui, ni Peg

il ne lui restait rien

je complique mes dimensions

et meurs

comme on meurt

d'avoir trop vu

ni ceci, ni cela

ni oui ni Peg

il ne me reste rien

 

Un temps.

Winnipeg : - Infelix ego homo ! Quis me liberabit de corpore mortis huius ?9

Tels furent ses derniers mots après quoi il s'éteignit dans un souffle.
Il s'éteignit à la lumière de l'actuel, et je suis sûr qu'il rêva encore en mourant de la vie qui le passe.

 

 

 

 

Notes

1 Le "cornet à dés" — convention complice — a-t-il fait douze points aux dés ? Et : a-t-il de nouveau joué du cornet dodécaphonique ? "Cornet à dés" signifie dans ce cas : "à désespérer", "à désenchanter"... Selon l'intonation donnée à l'expression.

2 R. Arnheim, Visual Thinking, University of California Press, 1969, p. 104.

3 Kritik der Reinen Vernunft, Reclam, 1966/1993, B 597/A 569 - B 599/A 571. Voir, concernant toute cette discussion, Ibid. B 151 - B 154, A 140 - A 142, B 176 - B 187.

4 Cf. Leibniz, Discours de métaphysique, §8... Du participable dans le prédicable...

5 F. Gil, Traité de l'évidence, Millon, 1993. pp. 79, 80...

6 Un jour de 1708, le jeune Berkeley griffonne en marge de l'un de ses carnets : "Existere is percepi or percipere. The horse is in the stable, the books are in the study as before."

7 Citations empruntées à J.-J. Wunenburger, Habiter l'espace, in Cahiers de Géopoétique, N° 2, Automne 1991, p. 129...

8 La première représentation figurée date de 1514. Voir fig. 18.

9 "Malheureux homme que je suis. Qui me délivrera du corps de cette mort ?". Épître aux Romains, 7,24.

 

 

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