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Olivier CAPPAROS "La réalité théâtrale de Samuel Beckett", pp. 81-86, in : 2nd International Art Meeting Katowice’98. Bury, J. (dir.) Catalogue de festival. Katowice, Pl. : Galeria Sztuki Wspolczesnej BWA Katowice, 1998.

 

L’exercice du musicien commence au moment où la réalité bruyante ou silencieuse fait entendre son écriture, où le monde écrit ainsi se déréalise et nous dépouille de nos habitudes et de notre paresse perceptives, quand par exemple l’élève en contrepoint et en harmonie entend que la nature, la ville, ont peut-être aussi le sens du mélisme et de la basse continue. Et lorsqu’on entend un chant du monde qui appartient autant à l’objet qui le produit qu’au sujet qui le reçoit, la puissance ou l’intimité restreinte du bruit blanc nourrit en soi ces variations de vibration et de couleur infimes et remarquables de tout spectre harmonique.

De même le dramaturge inaugure son exercice singulier du corps et de la pensée quand il voit et entend du monde d’abord le théâtre ; quand il rompt avec une certaine réalité régulière de l’espace et du temps vécus pour faire l’expérience esthétique du théâtre du monde. Enfin, tel ce musicien singulièrement attentif, il s’ouvre alors à son chant du monde dont le texte et l’intensité vocale, et visuelle, ne saurait revenir à l’auteur ni au monde perçu.

La réalité théâtrale de Samuel Beckett

un "art d’incarcération"

Entre la réalité théâtrale et la réalité tout court, le lien est rompu, le dialogue est rompu. C’est cette réalité du théâtre qui revendique à présent pour elle-même la vie en l’extorquant à la réalité commune, à moins que "notre" réalité ne s’en soit elle-même privée. Non que la réalité du théâtre remplace la réalité du monde en conservant (ou non) les signes fossiles d’une vie disparaissante et s’y substitue, la vie du théâtre s’agrandit d’instants et de cris, dans l’impermanence de ses actions et de ses images anadyomènes. Bien sûr, les "signes" du monde vécu y sont patents, au moins sur le sol de la créance et de l’apparence1.

L’ordre et la raison d’une vie si paradoxale ont ceci de difficile à saisir que l’instant et le flux s’y tiennent ensemble, que la liberté d’agir et son impossibilité cohabitent, que, si langage il y a, celui-ci est voix, lumière, musique. La réalité théâtrale doit être entendue de la théâtralité de l’expérience humaine. En cela intéresse-t-elle toutes les ressources figuratives de l’expérience vécue.

Le caractère d’image - de tableau - définit les faits dans cette réalité du théâtre. Le langage des faits théâtraux réels est un second langage recouvrant celui-là qu’on lit et entend de la bouche des actants (instances énonciatives présentes ou absentes). Celui-ci, langage articulé commun à tous, propositionnel, analytique, sert l’exhibition d’un sens partagé. A celui-là, langage de propositions insécables, de faits "synthétiques" et dont la forme est flux, appartient seulement de produire les conditions de création du sens.

Il lie gestes, objets, paroles en propositions, en séquences phrastiques d’une autre nature, constituant une narrativité au second degré.

Parce qu’il nourrit ce langage créateur, inarticulé (ou dont les règles d’articulation et de composition diffèrent de celles du langage ordinaire), semblable à ce "projet créateur de la langue" dont parlait Humboldt - cette activité dans l’oeuvre -, la réalité théâtrale consacre le règne de l’esprit. Non, elle est le règne de l’esprit lui-même. Rien n’est moins étranger à la réalité théâtrale de Samuel Beckett. Gilles Deleuze l’entend ainsi, écrivant : "rien ne finit chez Beckett, rien ne meurt. Quand le monde s’éteint, c’est parce qu’il a déjà commencé à vivre en esprit".

L’espace inaugural est d’abord silencieuse confusion du temps, attente propitiatoire d’une genèse, celle d’une forme, de l’effet figuratif d’un geste, d’une parole. Au plus près de l’espace en son apparition nous rencontrons les définitions d’une réalité mouvante et sans ordre ou, pour Artaud, d’une réalité informe générative de son ordre propre, de ses propres formations. "L’espace naît d’une anarchie qui s’organise", d’un temps hors temps, d’un temps comme jeu dans un temps successif et métrique2 . Ce jeu pur du temps est pour l’espace et le temps vécus proto-fondation, ou le fondement de la fondation duquel dépend toute figurativité. L’espace du théâtre, lieu a priori clos, n’en repose pas moins sur cet infini virtuel interne, jeu pur du temps et espace vide3 . Le jeu pur de l’"anarchie" se définit par l’indifférenciation de forces sans principe régulateur et coercitif, indifférenciation de la violence du chaos ou du silence, de l’immobilité, du vide résorbant en lui toute présence singulière. Pour Artaud, le plateau de scène est "le témoin de la réalité toute nue" : "la vérité torride d’un soleil de deux heures de l’après-midi (...) Mais la souffrance du pré-natal y est"4. "Souffrance primordiale", écrivit Nietzsche, sans image ni sujet, identification primordiale, hallucinatoire - identification doit s’entendre ici dans l’écart qui la distancie de la représentation5. Ce "pré-natal", réalité fondamentale et fondatrice, est seulement coexistante d’une lumière originelle abolissant singularités et distinctions spatiales, image de l’anarchie en attente d’espace, d’ordre, d’action. "Lumière originelle" ou, dans sa contrepartie subjective, aveuglement, par l’obscur ou par le lumineux. En regard de l’espace vide virtuel - vide car dérobé au regard, vide de possibles, centre noir, "tache aveugle", d’une lumière intensive - doit être posé dans sa co-originarité l’ensemble de points qui définit un substrat perceptif, le piège du montage figuratif. J’entends en terme d’"effet figuratif" tout mouvement ostensif, en terme de "montage figuratif" toute organisation immobile de présences passives d’objets, de corps. Dans sa propre approche du montage figuratif de l’espace théâtral, Anne Ubersfeld use d’une conceptualité toute mathématique (dans le plus pur style leibnizien du "calcul des êtres" et de l’"analysis situs"). Loin d’un mésusage langagier, d’une fiducia rhétorique, une telle approche nous apparaît profondément révélatrice. "l’espace ne peut être compris comme une forme vide, comme l’espace géométrique euclidien tridimmensionnel, mais comme l’ensemble des signes de la représentation dans la mesure où ils entretiennent une relation spatiale; l’espace est défini par cette relation même."6 La triade substrat-points-relation ne doit pas seulement être comprise comme structure spatiale stable, mais comme dialectisation dynamique structure-fonction dans l’espace de l’expérience théâtrale globale des regardants et des regardés, et où la dite "relation" est "fonction du regard"7, activité de sonde dans le piège des figures.

C’est à partir de cette duplicité intrinsèque de l’espace inaugural du théâtre que celui-ci peut devenir plan de construction. Beckett ne cesse de nous rendre à cette réalité première du théâtre comme plan de construction où l’imagination détient les ressources figuratives de la pensée, du corps et de l’action des hommes dans le théâtre de leur expérience. La seule proposition "Imagination morte imaginez"8 scelle d’un même cachet la face constative vide de l’espace mort (intériorité et mondéité qui ont cessé de figurer) et la face injonctive, performative, d’une réalité théâtrale, seulement possible, à construire. D’abord, une réalité originaire en creux, en négatif : "Nulle part trace de vie", "Pas d’entrée"... Puis la théâtralisation mathématique beckettienne : insuffler de l’activité, réaliser le montage figuratif, faire résonner les points, les nombres, les êtres : "entrez, mesurez". C’est à dire : déterminer des points, séparer les espaces, jalonner la réalité de nombres, et : déterminer un continu de points, une relation active entre ces points par laquelle la réalité théâtrale accédera au perceptible. L’accès au perceptible n’est réalisé qu’à la condition de conduire à l’imperceptible, l’émergence d’une forme n’a de sens et de fin qu’en la dissolution de la forme9 .

Tout le chemin de la parole et du corps mène-t-il d’un vide à un autre vide ? Quelle est la nature de ce trajet que dessine le mouvement de l’oeuvre, la mise en mouvement de l’espace inaugural ? Ce trajet est tentation d’appréhension et de mémoire, il fait du lieu du théâtre un lieu agonistique où s’affrontent et se dissimulent "la personne et le réel où elle se débat"10 . Pour Beckett "épris de combinatoire", la scène s’apparente à un échiquier11. La partie d’échecs est la surface du piège par excellence, dont le jeu consiste à "tenter l’appropriation du réel en le détaillant sous forme de certitudes logiques"12. Le détour de la combinatoire comme grammaire de l’expérience détermine le moment de la prospection, recherche d’une forme et prospection d’un espace habitable. Ce qui de la matière de l’expérience et de celle de la réalité doit être mis en ordre, ce qui du conflit doit pouvoir être exprimé et pacifié, - ou euphémisé pour en faire surgir, contenue, toute la force - dans l’espace, dans le corps, dans l’unité fermée d’un point, est l’informe de la vie même dont le chaos, vide, aveuglement sont les bornes première et dernière13 . Dans l’ordre structurel du jeu, on se doit de pratiquer la plus stricte économie de la multiplicité indéfinie et changeante de la fonction, de l’activité protéiforme, des grandes déperdition de l’énergie folle au travail dans les corps, les pensées. Les comptes et décomptes, les commutations, permutations... de l’art combinatoire imposent la directionnalité des actions, des voix, des regards. "Malheureusement "ce nombre se révèle rarement suffisant en pratique, du fait de la multitude des regards qui s’égarent" et voilà le manque qui est à l’origine de chacun de ces calculs que nous dénombrons ici"...14 Empêcher le regard, ordonner la multiplicité réelle, "trouver une forme qui accommode le gâchis, telle est actuellement la tâche de l’artiste", déclare Beckett à Tom F. Driver15 . Or, le trajet du jeu combinatoire ne peut conduire, dans sa prospection d’une réalité à venir, qu’à des points d’achoppement et de manquement, formes vicariantes des régions du vide ceinturant l’échiquier de la réalité figurative du texte comme du théâtre. Ces noyaux réticulés d’acte, de temps "pré-natal", sont les obstacles nourriciers de la combinatoire, de la grammaire des possibles. Car un plan de construction - de prospection et d’invention - que définit le montage figuratif nécessite encore des points d’activité involuée, points de neutralité et de décision pure, points de temps immotivé dans une partie d’échecs où la perte bascule dans le gain, le gain dans la perte, où la valeur d’une réalité se renverse. Beckett leur donne le nom de "dangerous zone". Dans Quad, celle-ci marque le "centre absent" qu’aucun des acteurs ne pourra pratiquer, "zone périlleuse", intervalle de non-vie16 .

Même dans l’ensemble structuré du montage figuratif et de la série d’effets figuratifs qui forme la trame de l’oeuvre subsiste le point-clef qui restitue la puissance de l’espace vide et par lequel la réalité peut être recréée. L’ambiguïté de la co-originarité du vide précédant tout ordre et du montage figuratif - entre le désert d’une "lumière aveuglante" et le "maximum de simplicité et de symétrie" dans Oh les beaux jours - tient en la question : ce que l’on voit est-il un point ou un ensemble de points ? Le dispositif des corps-jarres dans Comédie est-il un ensemble de points, une structure de signes ? Ou encore : que perçoit-on d’un corps ou d’un visage ? Un ensemble de signes, ou un point, un visage-un ? Si la perception peut être infléchie dans la perspective d’une unité d’image, alors tout ensemble de points peut être appelé point. Toute image-clef comporte en outre son point-clé interne, imperceptible, dont elle est pour ainsi dire sa radiance, ou son aura.

A ce devenir de l’oeuvre inscrit dès le commencement dans le temps hors temps du lieu "pré-natal", inaugural, revient la part d’une quête d’un langage du vide, de l’instant et du flux, le degré zéro de la recréation de la réalité de l’expérience humaine. La narrativité au second degré du langage des faits théâtraux réels - de la fiction générale de l’existence - se superpose au procès matériel des mots écrits et de la lecture, des mots joués et de la participation perceptive du spectateur, ce dernier procès assumant le détour nécessaire du silence au silence, vers l’autre silence, l’autre vide, l’autre réalité primaire recréée, et ainsi acceptable17 .

Ce que nous décrivons d’un espace inaugural sert l’approche d’un espace inhabitable, tel ces hauteurs irrespirables des montagnes, de la parole difficile - espace de tous les théâtres. Dans l’ouverture didascaliée, Beckett donne toujours une situation, un dispositif d’objets. Mais celui-ci doit être pris au stade pré-référentiel d’un montage figuratif, d’un montage d’hypothèses, d’un piège. "C’est par la dénégation, bien sûr, que commence, dans l’oeuvre de Samuel Beckett, l’histoire de l’espace", écrit Bruno Clément, s’appuyant sur les positions décisives de Beckett dans Textes pour rien : "Je vais décrire l’endroit, ça c’est sans importance", "Heureusement qu’ils sont là, là bien sûr au sens de n’importe où", "Qu’est-ce que ça peut faire, qu’on se dise ici ou ailleurs"18 . Espace et temps inaugurent à ce stade une réalité sans identité, une réalité accueillant tous les restes de la réalité commune en un arrangement alogique, pures hypothèses d’une vie nouvelle19. Le premier montage figuratif d’un corps, d’une présence corporelle, est analogue à un montage d’hypothèses, seulement hypothèses d’un corps vivant, d’une action, d’une vie subjective... d’un effet figuratif. La forme y est à la fois pure potentialité et activité silencieuse. Pure attente et Pure activité. Dans le piège des figures, le silence et l’immobilité fixent la forme pour le spectateur, nous dit Foucré. Le "personnage" avant tout mouvement, toute parole "prend forme (...) par sa seule présence, sa présentation physique"20 . Ombres, silhouette, objets aveuglants peuplent un vide d’action, dans ce premier pas d’une déréalisation du monde. L’irréalité de ce théâtre ne se refuse pas à la conjonction ombreuse de l’immobilité et du mouvement furtif. On dresse un piège, et comment se réveille en nous le mouvement halluciné des lueurs et des spectres ? Kierkegaard, dans La reprise, nous donne l’exemple de cette entrée en vie du montage figuratif. "La Place des Gens d’armes est bien la plus belle de Berlin. Le théâtre, les deux églises, vus d’une fenêtre, paraissent magnifiques, surtout au clair de lune."21 Kierkegaard y décrit avec luxe de précision la composition de son appartement, les variations de lumière. Enfin, "On s’assied sur une chaise devant la fenêtre. On regarde la vaste place ; on voit courir rapidement sur les murs les ombres des passants ; et tout se change en décor de théâtre. Une réalité de rêve point dans l’arrière-fond de l’âme. On éprouve l’envie de se jeter un manteau sur les épaules, de se glisser le long des murs, l’oeil aux aguets, attentif à chaque bruit. Mais on n’en fait rien : on se voit seulement rajeuni et en train de le faire."22

Quelle sorte d’activité nourrit alors le spectateur immobile qui va susciter l’action et le mouvement dans le théâtre négatif des objets ? Dans quelle sorte de fiction de soi doit-il lui-même entrer ?

Envisageons de plus près la vitalité de ce complexe d’espace et de temps, envisageons la fonction du regard.

Il est remarquable de constater la symétrie de la scène et de la salle dans la sphère de l’expérience théâtrale partagée de l’"acteur" et du "spectateur". Les extensions de cette règle de symétrie nous intiment de redonner toute l’importance due à cet espace et à cette durée inauguraux pétris d’attente et de silence, cette fois du côté de l’expérience réceptive du théâtre.

Pourquoi avons-nous qualifié ce moment proto-figural du montage des corps-choses de piège ? Il est piège pour tout protagoniste engagé dans l’expérience déréalisante de la fiction. Mais pour le spectateur a priori passif, il a pour tâche de resituer le corps et la conscience dans des perspectives d’expérience et d’action tout en lui retirant toute réalité, toute solidité identitaires. Evidemment, l’hypnotisme désindividuant ne peut être que partiel, ou recouvert. L’identité qui assure la posture d’un moi spectateur dans le spectacle prévaut par le ressaisissement de la conscience collective intersubjective du "public"... On se souviendra suffisamment de son "rôle" récepteur, destinataire du théâtre, de la place démultipliée qu’on nous a assignée, de ce regard du regard qui fige l’expérience privée en une pose de convenance (celui-là dont Proust a parlé) et qui fluidifie le dialogue exclusif du regardant et du regardé23. Mais dans l’axe des perspectives d’expérience et d’action du sujet spectateur, le temps soustrait au temps objectif du texte, du jeu théâtral, est voué à la seule temporalité des processus psychiques, perceptifs, des devenir mentaux. Au montage figuratif permier correspond le flux conscientiel composé d’altérations et de transformations imperceptibles. Il y a dans la réceptivité de la perception la promesse d’une action, et plus, une activité silencieuse inhérente à la dite passivité du spectateur, tout comme il y a activité et présence anticipée d’action dans les corps immobiles qui habitent la scène. Cette rétention, attente soutenue, d’action au coeur de toute perception fait du théâtre un univers haptique, où le constituant corporel et musculaire décide des possibilités d’individuation et de transformation des corps et des choses livrés à l’expérience du théâtre24 . On doit à Aloïs Riegl d’avoir d’abord thématisé le concept d’espace haptique ensuite fortement développé par Deleuze dans Logique de la sensation et avec Guattari dans Mille plateaux. L’"espace haptique (...) qui peut être visuel, auditif autant que tactile" ; "haptique est un meilleur mot que tactile , puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens, mais laisse supposer que l’oeil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique"25 , Cette présence de la main et du toucher installe toutes les potentialités d’action au coeur de la réceptivité perceptive. Qu’elle soit inerte, en repos, ou mouvante, "toute main est conscience d’action"26. L’univers haptique, du côté du sujet percevant, c’est le montage de procès et d’états du toucher, de l’ouïe, de la vue proprement dite, du corps sensible entier qui individue ce sujet comme spectateur d’une action, qui individue le corps actant et le montage figuratif scénique, et ainsi, qui individue ce même sujet spectateur comme auteur d’une action. L’attente n’est jamais dans l’esprit et le corps pure réceptivité passive. Combien de fois, encore enfant, n’avons-nous pas imaginé, n’avons-nous pas éprouvé les vertiges de l’action à distance, une branche d’arbre se brisant, le vent emportant une étoffe... comme effets de notre regard ?

A la lumière de ces approches des contenus d’expérience et de conscience, une véritable phénoménologie de l’expérience théâtrale reste à faire. Loin d’un souci de théorisation du sentir théâtral, Beckett ne nous place pas moins sur la voie d’une expérience et d’une action, dans la vaste entreprise de recréation de la réalité humaine. Martin Esslin nous parle de l’économie, de la concentration, de la concrétude et de l’évidence instantanée du théâtre de Beckett, au service d’une communication directe de paroles et d’images scéniques... "Il [le spectateur] doit vivre l’expérience, la transporter en lui, chez lui, se laisser submerger par la puissance des éléments mêlés : dans un pâle demi-jour l’étrange murmure des voix, les rythmes insolites et en même temps puissants des lumières et des mots que le langage roule ensemble en un flot continu."27

Olivier Capparos, Paris 1998.

NOTES :

1 "Tout se passe comme si une part de l’espace du théâtre disait : "je suis l’espace du théâtre, je ne suis pas le référent du monde", et prenait pour public une autre part de ce qui figure sur l’aire de jeu" (A.Ubersfeld, Lire le théâtre, Scandéditions/Editions Sociales, 1993, p.168.) L’auteur parle ici de l’"effet de théâtre dans le théâtre", mais cette position a pour nous une valeur paradigmatique. Plus loin : "c’est que l’espace scénique existe bel et bien, lui et tout son contenu d’êtres et d’objets parfaitement concrets du monde ; il existe certes, mais affecté d’un signe moins."(p.169.) Ce signe de dénégation est bien l’opérateur de la conversion sans reste d’une réalité en une autre.

2 A. Artaud, cit. par A. Ubersfeld, L’école du spectateur, Les Editions sociales, 1991, p.53.

3 Cf. A. Ubersfeld, ibid., p.58. "L’espace théâtral est virtuellement et au départ un espace tridimmensionnel vide (ultérieurement rempli par une collection d’objets et de corps)".

4 A. Artaud (O.C. XIII, Gallimard, 1974), cit. par H. Carabetsou, Le corps chez Artaud et Beckett, Maîtrise I.E.T., dir. M. Banu-Borie, Univ. Sorbonne-Nouvelle (Paris III), 1980, p.20. Et, de cette vérité hallucinatoire : "Le rêve, c’est l’anarchie psychique, affective et mentale, c’est le jeu des fonctions livrées à elles-mêmes et s’exerçant sans contrôle et sans but"(in S. Freud, L’interprétation des rêves, cit. p.21).

5 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, trad. Marnold, Morland, Le Rider, Ed. Robert Laffont, 1993, p.49.

6 op. cit., p.53.

7 ibid.

8 Cf. M. La Chance, Je suis dans une tête, in G. Godin et M. La Chance, Beckett/Entre le refus de l’art et le parcours mystique, Le Castor Astral, 1994, p.114 : "Le travail de l’imagination : réaménager le réel" (bien que ce travail de l’imagination soit ici fort décrié, dénoncée comme illusoire). "Le réel n’est plus que collection d’objets, n’a d’autre réalité que celle d’un contenant sans substance - "faisons comme si tout était surgi du même ennui; meublons, meublons, jusqu’au plein noir"."(ibid.) Cette même citation de Molloy indique pourtant la pente du théâtre d’objets vers le théâtre de la lumière vide d’objet.

9 Cf. P. Auster, Des gâteaux aux pierres, in L’art de la faim, trad.C. Le Boeuf, Actes Sud, 1992, p.162 : "Beckett commence avec peu et finit avec moins encore. Le mouvement qui anime toute son oeuvre va dans le sens d’une sorte d’allégement grâce auquel il nous amène aux limites de l’expérience - en un lieu où esthétique et jugements moraux deviennent inséparables."

10 L. Janvier, L’Humour et le Vertige comblé par la mathématique, in Les critiques de notre temps et Beckett, Garnier Fr., 1971, p.19 : "ce sont les séries d’objets ou de formules, les permutations d’éléments linguistiques ou les combinaisons de possibles qui, obéissant aux règles de l’algèbre ou épuisant les ressources de la logique, forment un énorme jeu de cache-cache, ou de qui-perd-gagne, entre la personne et le réel où elle se débat."

11 M.-C. Hubert, Beckett dramaturge de la mise en espace et de la mise en voix, in Ecrire pour le théâtre/Les enjeux de l’écriture dramatique, dir. M.-Ch. Autant-Mahieu, CNRS Ed., 1995, pp.40 et 35 où l’on cite une lettre de Beckett à M. Haerdter :"One turns out a small world with its own laws, conducts the action as if upon a chessboard"...

12 L. Janvier, ibid., p.20... et "retenir le réel dans d’immuables formules numériques. Cette image nous renvoie à la théorie générale du jeu, appliquée au langage : le mot est un pion, on joue avec les mots sur l’échiquier imaginaire que représente le nombre fixe des déplacements et manoeuvres possibles. Bien sûr, ils sont totalement désaffectés de leur sens." Cette désaffectation constitue le principe même du montage figuratif qui désubstantialise et déréalise, évide les contenus, réduit les mots et les choses à des points, orienté vers la recréation du sens.

13 Cf. M. Esslin, Voix, schémas, voix, Cahiers Renaud Barrault, n°93, Gallimard, 1976, pp.14-15 : "Perdus hors du monde, ces personnages portent enfermée en eux, comme sous un couvercle, l’essence de leur expérience vitale, fusionnée en un nombre minimal d’images-clefs. Et, parce que ces images-clefs rendent compte des expériences d’une vie complète, parce que leur nombre est un strict minimum, elles s’ordonnent en schémas structurés avec rigidité. Elles sont, par la force des choses, la formule mathématique qui résume une vie."

14 L. Janvier, ibid., p.22, à propos de Watt, "où culmine l’expérience du réel en creux se dérobant à l’esprit qui voudrait le faire tenir dans le présent total de son appréhension immédiate."(p.24) Réduction impossible, quand culmine la réalité comme "un manque dans le réel, le réel en absence"(ibid.), insaisissable.

15 cit. in G. Godin, Pas de salut dans l’art, in Godin et La Chance, op. cit., p.53.

16 B. Clément, L’oeuvre sans qualités/ Rhétorique de Samuel Beckett, Seuil, 1994, p.330.

17 R.N. Coe, L’approche du vide-plénitude, in Les critiques de notre temps et Beckett, Garnier Fr., 1971, p.108 : "Si "la réalité" - la réalité quotidienne des faits, de la matière, de la personnalité ou de la croyance - ne mène pas à autre chose qu’à un état où vous vous prenez par la peau du cou et ça continue... maudissant Dieu et l’Homme alors cette réalité ne peut être autre chose qu’une illusion. Derrière la réalité, il y a le Vide, le Néant, plus réels que le Réel, et c’est de cette conception du Vide que les personnages de Beckett partent à la recherche d’une version de Dieu nouvelle et plus acceptable."

18 in B. Clément, op. cit. p.301. L’insignifiante viduité du lieu - même si pléthore d’objets neutralisés il y a (cf.ibid., p.297) - n’est qu’ouverture à l’invention de l’espace, par "la mise comme hors réalité de cet espace pourtant situé sous nos yeux"(p.300). "Le génie de Samuel Beckett (...) consiste à faire de la scène le lieu où se joue le drame de la narration, à inventer, pour ce théâtre nouveau, une organisation, un fonctionnement inédits."(p.332). Ce qui est important, c’est de monter un piège, dont le langage (la série rhétorique des énoncés) et le dispositif visuel (espace/objets) sont en tant qu’instruments sur un même plan de représentation régi par des lois étrangères à l’une comme à l’autre de ces instances.

19 Cf. K. Tetsuo, Des voix de nulle part : langage et espace dans le théâtre de Beckett et le Nô, Cahiers Renaud Barrault, n°102, Gallimard, 1981, p.87 : "La scène du théâtre Nô est essentiellement abstraite et n’est pas faite pour donner au public l’illusion de la réalité quotidienne. Elle ne représente aucun lieu précis puisqu’elle les représente tous". L’auteur reconnaît (p.88) la "même qualité d’abstraction chez Beckett".

20 M. Foucré, Le geste et la parole dans le théâtre de Samuel Beckett, Ed.A.-G. Nizet, 1970, p.17. "Le corps, le vêtement sont eux-mêmes geste et signification. Le personnage est, mieux que défini, concrétisé par la silhouette qui le dessine"(p.19).

21 S. Kierkegaard, La reprise, trad. N.Viallaneix, Flammarion, 1990, p.90.

22 ibid., p.91.

23 Cf. B. Dort, Le Jeu du Théâtre/Le spectateur en dialogue, P.O.L., 1995, l’article "Libérer le spectateur"; p.95 : "un piège". L’"entrée dans le spectacle" implique-t-elle "une libération du spectateur ou, au contraire, son asservissement au théâtre ? Qui improvise devant nous l’anti-modèle ? Est-ce vraiment le spectateur ou n’est-ce que l’acteur que le spectateur s’est obligé à devenir ?". Parlant de Boal, il poursuit : "Son théâtre ignore la distance et la réflexion : il ne rêve que de responsabilité et d’action." Dort évoque une distanciation comme rencontre de la "jouissance" et du "savoir", seule voie de "libération du spectateur", mais voulant ignorer les ressources figuratives et expérientielles de la captivité du théâtre. "Reste une dernière question : peut-on, par l’exercice même du théâtre, sortir du théâtre ? (...) La liberté du spectateur, ce ne saurait être d’entrer dans le spectacle : là, il est métamorphosé en acteur et il devient captif du jeu théâtral. En revanche, c’est peut-être devenir le plus spectateur possible. Rompre avec son identification à un personnage et la fascination qu’exerce sur lui le spectacle, en regardant et en comprenant ce spectacle"(p.96).

24 Cf. P. Valéry, Cahiers/Psychologie : "Pouvoir - et choses de cette espèce. C’est le constituant "Musculaire" de nous, en tant qu’il est ressenti, qui est peut-être le sens le plus important - celui dont les propriétés sont racines de nos "temps, espace, pouvoir" etc., toutes choses que je vois sous le nom général d’Action. En particulier, la sensation d’écart, de tension et de détente est fondamentale. Notre idée de présent, passé, futur est fondée à l’état élémentaire sur l’action - laquelle est propriété du Musculaire." C’est d’une saturation de l’équidistinction valéryenne que l’activité dans la relation actualise sur le substrat les possibilités de laison et de déliaison propice à la dissolution de la grammaire comme combinatoire de signes.

25 in G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1994, pp. 614, 615, cit. par L. Marchetti, La musique concrète de Michel Chion, Métamkine, 1998, p.49. Dans l’action mêlée de vision, d’audition et de tact, Lionel Marchetti parle d’un acheminement du sujet percevant vers une "compréhension participante"(p.50), comme d’une reviviscence du geste créateur initial.

26 G. Bachelard, in L. Marchetti, ibid., p.51. Et, cf. F.Gil, Traité de l’évidence, Ed. Jérôme Millon, 1993, p.120 : "Si tous les sens localisent un perçu, seules les valeurs tactiles le font sous la forme de cette séparation sans ambiguïté, qui procure en même temps une première identification. La perception auditive naturelle est celle d’un mélange sonore, avec l’éloignement la vue perd de son acuité. Mais le toucher individue seul. Il renseigne dans l’obscurité, son information est sûre, mieux que la vue et l’ouïe, le toucher est prédisposé à embrasser les contours qui circonscrivent la chose, il les saisit en entier, ce que la vue ne sait faire sans le secours du corps ou du toucher. Aucun aspect de la chose ne se dérobe au toucher, il y a des aspects voilés au regard."

27 M. Esslin, Voix, schémas, voix, Cahiers Renaud Barrault, n°93, Gallimard, 1976, p.21.

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