art action anamnèse esthétique, histoire et théorie de l'art contemporain @

revelint - revue électronique internationale - Paris 2002 - 2010


retour table

Jozef BURY, Marcin SOBIESZCZANSKI "Stratégies spatio-dynamiques - photographie (entretien)", pp. 16-28, in : Jozef Bury, Stratégies spatio-dynamiques / Strategie przestrzenno-dynamiczne. Catalogue d'exposition. Bytom, Pl. : Galeria Kronika - Centrum Sztuki w Bytomiu, 1998.

 

Stratégies spatio-dynamiques - photographie (entretien), Ivry sur Seine, 27.12.1997

Marcin Sobieszczanski : Commençons par le statut que tu assignes à tes épreuves photographiques, puisque c’est de ce corpus que part notre analyse.

Jozef Bury : Ces épreuves ont la valeur d’archives d’une performance. La présentation des photos nécessite donc un rappel de l’expérience dont elles sont issues. Elles livrent l’expérience, mais partiellement, parce que celle-là, étant un vécu, fait désormais partie de ma mémoire. Elles peuvent orienter l’analyse vers ce processus mais ne permettent pas de le vivre. Evidement c’est le point de vue d’un photographe... De mon côté, je peux donner une description de l’expérience de photographier, et à chaque étape de cette description ressortent des problèmes spécifiques, lesquels ne sont pas accessibles ni par le modèle ni par le spectateur des photos.

MS : Pourquoi donc partir de la photographie ?

JB : Je me pose la question: qu’est ce que cela signifie, photographier le réel? Si on admet que le rapport entre le réel et le dispositif de photographe est de nature spatio-dynamique, on réalise effectivement que la photo a du mal à fuir la réalité. En ce sens elle devient transparente, c’est-à-dire qu’elle renvoie à la réalité dont elle est entachée. Mais, dans cette analyse, tout se passe comme si on avait la réalité d’un côté et un rigide dispositif d’enregistrement de l’autre. Mon travail fragilise cette construction et rend mouvante la frontière du réel, car il faut se rendre à l’évidence qu’on ne peut plus penser en terme d’un réel riche et foisonnant à l’extérieur et d’un dispositif à la réalité réduite de l’autre. Du côté de l’appareil on a également une réalité, bien que conditionnée par sa fonction. Dès l’introduction dans le monde d’une émulsion photosensible, j’autorise le libre déroulement de cette rencontre. Dans ce face-à-face du réel au réel, où le temps est un composant essentiel, apparaît alors une capacité de la nature de produire son double, son image ou sa trace, selon l’interprétation, en tout cas une capacité de mémoriser le temps de la confrontation de façon spécifique. Le réel qui se révèle dans cette mémoire n’est plus seulement celui de l’extérieur de l’appareil, mais également celui de la matière sensible.

MS : Un objet comme l’appareil photo enferme en lui une entité de l’intentionnalité humaine.

JB : Justement, si on l’emploie uniquement comme un dispositif à capter les vues du monde que tu désires, puisque tu sais que le monde, c’est précisément ce que tu veux que l’appareil te restitue, la réalité de l’appareil paraît alors réduite. Mais le matériel photosensible a son propre cycle d’exposition lumineuse, avec un parcours donné de sa courbe caractéristique, il réagit jusqu’à un certain moment, ensuite sa capacité sensible s’estompe, parce que les rayons qui ont attaqué sa surface doivent toujours, dans leurs effets ultérieurs, percer les couches qui ont déjà été irradiées. Après un certain temps, il ne réagit plus comme avant.

MS : C’est important, puisque la courbe caractéristique n’est pas une donnée abstraite, comme si les entités du temps extérieur échouaient sur un moment immuable à l’intérieur ; la courbe de noircissement représente la relation entre un processus extérieur et un matériau s’altérant à l’intérieur.

JB : Cette réalité-là a sa propre capacité de mémoire et de restitution de cette mémoire, et mon rôle consiste à manipuler le degré de l’auto-révélation de cette réalité. Ce n’est qu’une partie de l’expérience qui dans l’ensemble inclut ma présence face à cette révélation et l’interaction de ma propre perception du réel.

MS : Oui, mais dans tes résultats visibles, présentés sur le papier, il y a également des zones qui t’intéressent, des phénomènes dont la révélation, par ta méthode, te réjouissent, etc.


Anamnèse 1/3. 1995. Photographie N&B 47x47cm. © J. Bury

JB : Le résultat visible apparaît pendant la phase finale de l’expérience, c’est à dire, pendant la révélation par traitement chimique de matériau photosensible. Remarque que le résultat est imprévisible avant, du fait que j’emploie les temps de pose très longs, alors que dans la photo instantanée on peut être beaucoup plus sûr que l’image que tu as vue avant le déclenchement de l’obturateur reste piégée dans ton appareil... Mais d’abord, il y a le fait que, dans le temps qui s’est écoulé pendent la prise de vue, s’est déposé ce dont je sais l’existence. La conscience de ce fait te force à suspendre, en quelque sorte, la réalité perçue, puisque je sais qu’il y en a en même temps une autre, pour un autre dispositif, qui également mémorise le réel et ensuite donne des résultats différents des miens. La saisie de ce décalage est essentielle. Si je dis que je produis une attitude, c’est précisément pour admettre, pour un moment, l’écartement de ma propre connaissance du monde. Si je ne le fais pas, cela aurait déclenché toute une série de manipulations, comme choix de focale, réglage du diaphragme, la mise au point, pour privilégier certains plans et en effacer d’autres, filtre de certains rayons, etc. Tout cela se fait quand on possède une connaissance de l’objet photographié, quand on sait qu’est ce qu’il est intéressant et que ce qu’il ne l’est pas. Ici, je suspends cette connaissance-là, et ce qui est intéressant ressort, précisément, après. C’est ce décalage que je lis sur les photos. Mais il y a plus. Finalement, seul le décalage est intéressant. Mais alors il n’est pas uniquement visuel. Observons bien, sur la photo apparaissent des formes, et je dirai même : les formes signifiantes. Mais dans ma perception après avoir vécu l’expérience, je bénéficie bien d’un savoir, j’ai même l’apparition des formes, mais qui ne sont pas visuelles. Je sais mon propre savoir, je sais également ce qui s’est déposé dans l’appareil, mais la réalité a subi ici une modification. Les deux processus co-axiaux temporairement et spatialement, révèlent leurs différences. Ma présence perceptive a immédiatement rangé les données du moment dans un savoir sur l’objet, et les données qui ressemblaient à une photographie ont changé radicalement de statut. Désormais, ce sont des connaissances. Le temps est très important dans cette transformation. D'abord, il y a la présence sensible, pleine, par tous les sens, mais ensuite il y a la création de l’image mentale, qui n’est plus une connaissance visuelle. Il y a bien des formes dans l’image mentale, il y a bien des qualités, que l’on pourrait comparer ensuite avec l’orignal, mais justement avec lequel, avec quel étalon du réel. Je signe donc toute cette attitude de sous-tension.

MS : Tu as insisté à plusieurs reprises sur le caractère expérimental de ta démarche photographique, au sens de l’impossibilité de prévoir les résultats. Tu fais élaborer ton dispositif, tu participes à l’expérience elle-même, mais le processus que tu déclenches avance et s’accomplit tout seul. Dans ce cas-là, face à cette ouverture que tu veux maximale, peut on poser la question du moment où ta propre subjectivité embraye sur le processus?

JB : Le fait qu'une grande part du processus soit laissée à la libre action des deux réels participant à l’expérience, ne me paraît pas menaçant pour l’exercice de ma subjectivité, au contraire, il me semble qu’il y en a encore trop. A part ma participation, toute la stratégie est mise en place par moi même.

MS : Mais, est-ce que tu as une pensée spécifique du médium photographique, si on tournait la question en partant uniquement de là ?

JB : Il est vrai que je fais un choix en privilégiant le temps d’exposition au détriment de toute possibilité optique, mais il m’est paru essentiel pour la photographie. Certains paramètres photographiques sont opérationnels uniquement dans certaines limites. Par exemple, la profondeur de champ est importante dans l’usage d’un téléobjectif ou pour la photographie rapprochée, quand tu as une situation optique adéquate, et l’objet est suffisamment près de l’appareil, puisqu'à partir d’une certaine distance tout devient nett. La mise au point compte pour un grand angle jusqu’à une certaine distance. La plupart des reporteurs travaillent avec l’hyperfocale, qui donne à partir d’une distance donnée la netteté à l’infini. Mais tous ces paramètres sont importants pour la dimension optique de la photographie, sans être valables pour l’ensemble du procédé photographique. Or, le paramètre du temps est important dans toutes les configurations de l’appareil, il en va de même pour la photosensibilité, donc pour une autre facette du temps. La sensibilité du matériau n’est rien d’autre que la vitesse de réaction à la lumière, avant on parlé de sensibilité, dans la nouvelle terminologie professionnelle, on a parle de la rapidité. Le temps est un paramètre constant et spécifique de la photographie. La photographie sans optique (par exemple par contact) aura toujours le problème du temps, puisque la matière photosensible réagit dans le temps. Après tout, l’enregistrement de l’image que tu vois sur un dépoli une fois tous les réglages optiques faits, ne nécessite pas forcement un enregistrement photochimique. On situe l’invention de la photographie au moment de l’invention de la plaque photosensible et de chimie qui permet de révéler et de rendre le dépôt lumineux résistant, donc, finalement de limiter le temps d’exposition.

MS : Dans la photosensibilité, il s’agit bien d’un processus temporel, mais il s’agit au même temps d’un dépôt physique des rayons, stables linéairement ou en déplacement, et ceci au moyen des changements chimiques dans les grains. (*photographie numérique)

JB : Oui, et il est intéressant de voir la direction que la photographie a prise dans son déroulement historique. Remarqons qu’au début de la photographie, il n’y avait que des temps de pose très longs, qui, probablement, servaient à quelque chose, et qui avaient un rendement escompté. Il suffit de voir l’efficacité des premières images photographiques ; on n’a jamais eu, dans l’histoire de l’art une discussion si profonde et si capitale, que celle, provoquée par l’apparition de la photographie et de ses frottements avec l’art. Elle a modifié énormément de choses. Au début, il ne s’agissait ni du diaphragme, ni de l’optique au sens contemporain. L’analyse de ce conflit, de l’art et de la photographie, est riche d’enseignement quant aux raisons qui ont poussé la photographie à se préoccuper tellement de la vitesse. Pour bien voire ce problème, il faut abandonner l’analyse uniquement optique de la photographie. Personnellement, il me semble, que la question optique en photographie est surtout liée à l’appréciation subjective portée sur une sélection de la réalité basée sur la connaissance que l’on en a. Ta connaissance permet de savoir ce qui est intéressant dans la réalité et d’aller le prélever là-dedans. Les moyens photochimiques serviront pour le fixer, pour l’amplifier éventuellement, ce fragment et cet aspect que tu choisis. Finalement, c’est un mystère du jugement de goût, qui s’exerce ici, quoi qu’on montre, quoi que l’on prélève. C’est également la question du pouvoir de l’homme, la vitesse étant conçue comme le vecteur de la maîtrise sur le réel.

MS : Aujourd’hui la marge du choix qui s’offrait devant l’usager plus ancien se rétrécit, ou plutôt se déplace.

JB : Pour ce qui est des matériaux, on ne peut plus acheter de pellicules peu sensibles. Personnellement, j’achète la pellicule la moins sensible disponible sur le marché professionnel, et je suis obligé, dans le traitement chimique, de l’affaiblir encore, moi-même, pour retrouver les conditions qui me permettant d’exposer pendant longtemps. Je travaille actuellement sur un film de rapidité de 25 ASA, réglé sur 12 ou 6 ASA, ce qui me donne, avec l’ouverture 32 ou 64, des temps de pose entre 4 et 32 minutes, selon la luminosité de l’objet. Si je reviens aux poses longues, c’est ne pas par une nostalgie quelconque. Il s’agit simplement de redonner le temps à la photographie.

MS : L’affaire est, somme toute, assez banale, on n’a pas donné de temps à la photographie, puisqu'on l’a donnée au film. La découverte du profit technique que peut donner la rétention rétinienne, a enlevé à la photographie tout intérêt des temps au-dessous du 1/25 seconde, sauf pour les objets se trouvant dans des conditions spéciales d’éclairement. C’est un seuil intersubjectif de l'iconogenèse dynamique dont la vitesse de défilement peut faire se coïncider la vitesse de la perception avec la vitesse des déplacements réels, c’est-à-dire rendre perceptible presque le même intervalle des vitesses apparentes des images et du réel perceptible. On ne peut que conjoncturer sur le développement de la photographie sans le film, mais on peut imaginer assez facilement qu’il y en aurait qui feraient des temps longs et d'autres qui se préoccuperaient de temps courts, que l’on associe d’habitude, avec les vitesses réelles grandes. L’oeil peut suivre l’objet en déplacement, jusqu’à une certaine vitesse, sans perdre la vision nette des contours, ce que la photographie lente ne peut pas, d’où la trouvaille de l’obturateur rapide.

JB : Bien sûr que les photographes exercent la photographie selon les deux directions, ce qui ne change pas le fait qu’aujourd’hui, la seule photographie qui reste communément admise est celle que l’on voit. On ne peut plus acheter un film de faible sensibilité, et les appareils équipés de temps B, T, ou 30 secondes, qui existaient jusqu’aux années 80, se font de plus en plus rares. On commence maintenant à partir d’une seconde, alors que la mise au point automatique qui permet de saisir immédiatement un aspect sur lequel porte notre attention progresse de façon spectaculaire.

MS : La dimension sociale de la photographie ne se réalise plus dans les temps longs.

JB : Au contraire, on voit l’apparition des temps comme 1/8000 S. Tu peux tout photographier avec ça, ou peut-être, justement, rien. Tu peux photographier avec ça une balle de carabine, donc non seulement les choses rapides, mais carrément invisibles. Mais l’argument, c’est la vitesse.

MS : Et non la visibilité, puisque les gens qui achètent des appareils équipés de 1/8000 S n’iront pratiquement jamais photographier des balles tirées.

JB : Peut être. Si tu photographies plus vite, l’objet est plus immobile, c’est-à-dire plus rassurant dans ses effets causaux éventuellement inquiétants.

MS : On peut voir ici les différentes logiques des stratégies de l’efficacité, comme dans l’art du combat, les écoles immobilistes, qui attendent, réfléchissent et supportent les tentions et autres, qui misent sur la vitesse, le déplacement, l’impact, la surprise.

JB : On ne parle pas de l’efficacité pratique mais de la possibilité de faire l’image du réel, pour avoir l’assurance de son existence. Les deux stratégies des arts martiaux ont pour but la même chose. Pareil, il y a des animaux qui parcourent la planète pour chercher à manger et les autres qui se fixent sur le sol et qui mangent aussi bien que les premiers. Entre les deux temps photographiques, on a une différence énorme. Le premier révèle la stabilité du monde, et le second, son caractère versatile. Le premier confirme ce que tu vis et ce que tu vois, l’autre le remet en doute. Les deux proposent des genres de mémoire différents, non deux façons de voir, qui sont plus liées aux problèmes optiques. Le temps photographique n’agit pas uniquement dans le domaine d’un art visuel. La chose se joue sur la vitesse, et c’est un moment réel dans ce que je fais : une vitesse te permet de retenir le monde et l’autre te prouve que le monde bouge. Mais les deux ne sont ni bonnes ni mauvaises. Ce sont deux possibilités d’éprouver le phénomène.

MS : Oui, puisque le phénomène n’a pas de cadre temporel fixé d’avance, tu peux te présenter à l’esprit tes deux dernières années, et c’est un phénomène, avec sa propre substance.

JB : Si on admet que les deux stratégies divergent. C’est une sorte de forcing, Tu exerces une sorte de pression sur la perception linéaire du monde, pour en avoir une perception dédoublée. Par ma stratégie, je provoque le double déroulement de perception. Et il ne s’agit pas forcement de l’efficacité. Par exemple dans la géodésie, pour avoir été géomètre, je peux évoquer le souci premier de cette discipline, à savoir la perte de repères. Malgré l’exactitude infaillible des calculs, la précision des appareils de mesure, à une certaine échelle, dans le résultat, s’introduit l’erreur. Elle provient de plusieurs sources, de la courbure des rayons, des déplacements des repaires dans le sol, et l’art de la géodésie consiste à la dissiper légitimement, cette erreur, à la dispatcher, car autrement la démarche perd tout son sens, qui, lui, est l’efficacité. La géodésie est toute entière hantée par l’erreur. C’est une discipline pratique orientée et réglée sur le réel qui, de ce fait, est en compétition, en tant que stratégie de connaissance, avec les autres façons de connaître. Les géomètres calculent leur décalage, leurs hiatus, ils assument leur propre erreur. Le géomètre cherche des repères stables, emmurés dans la roche, puisque potentiellement ils peuvent bouger, et ce mouvement, c’est la fin de la géodésie. Toute la construction du savoir cartographique, aussi sophistiquée qu’elle soit, si elle ne s’étale pas sur le réel, qui n’est réel qu’uniquement grâce aux repères, s’écroule immédiatement. Chaque expérience, n’est qu’une expérience de l’impossible de l’expérience, car chaque expérience est l’expérience de la réalité changeante.


Anamnèse 4/2. 1997. Photographie N&B 47x47cm. © J. Bury

MS : Ce qui existe a une erreur ; l’exercice pratique sans erreur ne s’applique à rien, et surtout pas au réel.

JB : Dans la photogrammétrie, qui a pour but de définir la forme et la position de l’objet, nous avons les règles très strictes concernant les temps d’exposition, surtout pour la photogrammétrie aérienne, où on doit prendre en considération la vitesse du déplacement de l’avion, la distance à l’objet photographié, car sans règles portant sur les temps appropriés et fixés en tant que tels, les données visuelles sont inexploitables. Ma démarche est, en quelque sorte une démarche parallèle à celle de la photogrammétrie, dans l’attitude, mais je néglige les règles arrêtées, je fais une expérience.

MS : Tu te déplaces sur les seuils de l’exploitabilité de cette démarche.

JB : Oui, mais l’exploitabilité ne signifie pas pour moi une possibilité d’un rendement quantitatif. Cette démarche est opérationnelle de la même manière que la vitesse est une affaire d’expérience de la réalité. Une autre affaire, c’est le non-savoir, la part que tu rends au réel, malgré l’énorme savoir que tu possèdes sur lui et que tu exerces à la manière de l’habitude. Mon attitude consiste à ne plus tout déléguer sur l’habitude, à laisser le fond du côté de l’objet. Mais ma subjectivité ne se sent nullement menacée dans cette affaire, puisque cette stratégie justement, ce désistement, m’appartient. La double perception est également à moi.

MS : Donc, finalement, tout en travaillant avec des stratégies ouvertes, tu y places le moment subjectif.

JB : Dans l'apparence, je me prive ici de beaucoup de choses. Par exemple, du répertoire de détails. Cette tranche de réalité m’échappe. Je n'ai plus d’assurance psychique venant de l’instant d’immobilité. Il n'y a plus de repères qui permettent de se mouvoir dans le monde. La géodésie, par exemple, permet de vivre, permet de construire, de démolir, d’être efficace.

MS : Par exemple il n’y pas d’instance de reconnaissance. Tu abandonnes certains aspects de l’image que le monde donne.

JB : Mais c’est un risque nécessaire..., ne plus avoir ni de détail, ni d’assurance, ni de possibilité de régler l’objet à ta guise, grâce à la sélection optique qui privilégie un moment plutôt qu’un autre.

MS : On peut remarquer quand même un processus de restriction, ou de réglage, plutôt, que tu as introduit petit à petit. D’abord tu as travaillé avec les temps plus courts, maintenant avec quelques minutes environ.

JB : Ce sont des expériences, qui me révèlent le caractère non additionnel de mon rendement photographique. Une minute de plus ne signifie pas un certain nombre d’informations de plus.

MS : Le deuxième bloc de questions, a trait à la notion de phénomène dans la perception qui est engagée dans ton expérience. Et concrètement, puisqu'on parle souvent de la mer, essayons de parler de l’apparition de la mer, sous le point de vue de tes actions artistiques. Depuis un certain temps, j’essaye de développer, par rapport à ta démarche, le concept, dans un premier temps, quelque peu poétique, de la peau du monde. On va peut-être tenter une précision terminologique. Si le monde se donne par ses surfaces, puisque ce sont elles qui reçoivent et qui renvoient les rayons lumineux provenant des différentes sources, nous avons l’impression que sur tes épreuves photographiques, cette peau possède une certaine épaisseur. Bref, est-ce que le temps qui opère dans tes prises de vues révèle uniquement les déplacements des objets, ou des éléments, ou, au contraire, il fait apparaître, selon un rapport spécifique, entre sa mesure et la qualité de l’apparition, des caractères en quelque sorte progressifs des choses ? Est-ce que ce que l’on voit chez toi, c’est une certaine peau du monde, parmi d’autres, ou c'est la seule et unique ? Quand tu dis que la matière maritime est enfermée, chez toi, dans certains intervalles de temps, est-ce que cela fait apparaître une certaine peau du monde, plutôt qu’une autre ? Tu as parlé, par exemple de la profondeur de la mer, de sa matérialité plus profonde, qui apparaît dans ton expérience. Est-ce que depuis la photographie instantanée, touristique, en passant par la photographie de ton expérience jusqu'à ton savoir vécu, il y a une différence des aspects du monde ? Comment est-il possible de parler d’une matérialité plus profonde avec les temps de ton expérience photographique, si dans tous les cas ce n’est pas la matérialité de l’objet photographié qui entre dans l’appareil, mais uniquement la lumière qui a été en contact avec l’eau salée ? Vaut-il mieux parler directement de la mer, ou uniquement de la perception de la mer ?

JB : Cela dépend de ta pensée de la nature. Si tu penses que la nature se donne en petites coupures, la photographie que tu en feras, sera justement prélevée selon la logique de ces petites imagettes. Plus vite tu le fais, mieux c’est, parce qu’il y a moins de chances à ce que quelque chose change dans la nature pendent ton court intervalle. C’est tout de même rassurant. En revanche, si tu as cette attitude, par rapport à la nature, selon laquelle le terme d’expérience de la nature signifie qu’on ne peut pas l’expérimenter, parce que l’expérience, c’est uniquement l’habitude, à ce moment là, tout change. L’habitude signifie que, si tu expérimentes pour la seconde fois un fragment de réel, tu penses que c’est réellement la même chose que tu rencontres. Or, cela est impossible, cette habitude est une tentative humaine de maîtrise. Aussi court que soit le temps, c’est une illusion renforcée par ton intention, qui te dit que c’est bien la même chose que tu vois. C’est précisément la preuve que l’homme ne se meut pas dans le monde selon ses vues, mais plutôt selon sa connaissance, selon les vécus accumulés d’être avec le monde dans le temps.


Anamnèse 2/12. 1997. Photographie N&B 47x47cm. © J. Bury

MS : Curieusement, l’habitude qui donne l’assurance de voir la réalité immuable dans les photographies rapides, te sert à son propre démantèlement... Mais, revenons au concept de " peau du monde ". Tu dis que tu vois la profondeur de la mer. On ne peut pas la voir.

JB : Tu la vois, et ceci déjà au niveau visuel, parce qu’on voit clairement, que ce n’est pas uniquement la surface de la mer que l’on voit. L’analyse des seules photos donne déjà ce résultat. On voit que la surface de la mer s’est estompée au profit d’une autre valeur de la mer. Mais alors si, de plus, je suis là, et si je sais que ce que je vois, moi, n’apparaîtra pas sur la photographie, je commence à rechercher ce que je vois. Et qu’est ce qu’on peut chercher dans la mer ? Son volume, sa profondeur, très rapidement on prend conscience que les mouvements de surface de la mer sont insignifiants par rapport à l’immobilité de sa masse profonde. Tu ressens les données d’une autre manière. Tu sais par exemple, que les petits reflets qui dansent sur la surface, ils n’apparaîtront certainement pas. Ça, on l’a vu tout de suite. Même le mouvement des vagues, qui, lui, a une cadence plus longue, n’apparaîtra pas non plus. Il y aura une autre image du monde, qui peut ne pas être plus vraie que les autres, mais sensiblement différente, ce qui me donne à penser. Cette image comportera une certaine accumulation, durant la période que je circonscris. Pour moi, cette photographie-là dure toujours, et je suis là pour changer la pellicule, pour découvrir un impact produit dans le temps, par quelque chose qui est en transformation permanente. Je suis là pour mesurer la température du processus. Les clichés que j’en tire, ressemblent plus aux échantillons prélevés par le forage à travers les couches successives de la terre ou de la glace. Mais en dehors de ces constats des changements qui interviennent, le savoir sur une chose est un savoir non visuel. S’il faut donner un modèle de la constitution du savoir sur le monde, ce serait plutôt le modèle d’une sédimentation durative. L’image d’une chose familière est un objet qui subit de constants remaniements. C’est un objet qui a sa vie, on le retravaille, il y a des choses qui s’estompent et d'autres qui apparaissent, je n’attache plus d’importance à certains aspects, et d’autres ressortent et deviennent prégnants. Mais cela n’a plus rien à voir avec l’image, "instantanée" d’un objet. L’image visuelle ne se répétera plus jamais. Ce qui se répétera, c’est ce qui reste en nous. Dans les arbres, tu as remarqué, les extrémités des petits embranchements disparaissent complètement dans le milieu aérien instable, mais le tronc, qui résiste le plus, lui, perd son écorce. Mais ce qui est indéniable, c’est que l’arbre a pris la place, sa place, dans laquelle il s’est stabilisé. Cela reproduit une observation naturaliste, les petites branches tombent, gèlent, deviennent la proie des chenilles, mais l’arbre, lui, ne se déplace plus, et vit dans un cadre. Le tronc se meut également, c’est pour cela, qu’on peut dire, que l’arbre n’est pas seulement lui-même au sens strict de sa matière biologique, mais également la portion de l’espace qu’il occupe avec ses déplacements, avec toute l’amplitude de son mouvement. Et cette nouvelle notion que l’on a de l’arbre se dépose sur la photographie que tu as vue. Et cette connaissance ne peut pas être vue, ces choses-là, il n’y que des jardiniers qui les savent. Les limites des zones vitales des espèces d’arbres sont connues des jardiniers, qui ne les ont jamais vues, comme on voit les choses un beau matin. La technique de mes prises de vue est, après tout, banale. C’est l’effacement dans le temps. L’écorce, dans le temps, cesse d’exister comme écorce. Mais le tronc, au contraire, va révéler sa vraie nature, volumineuse, invisible au premier abord. Il sera plus large que dans la réalité, ou plus mince, dans d’autres conditions de luminosité. Dans ce cas-là, ce qu’on voit n’est plus le tronc, c’est l’espace vital du tronc, la chose qui n’est jamais visible. Avec d’autres événements déposés, on aurait peut-être vu cet espace s’étendre encore plus loin, aussi loin qu'arrivent les actions, l'influence d’un arbre. Et remarquons, que la quantité révélée révèle également la qualité de l’arbre, surtout sa dynamique. La fréquence de ses oscillations appartient encore à son aspect quantitatif, mais l’espace qu’il a pris donne déjà sa qualité. Le résultat de cette expérience, à la fin, c’est également une stratégie, comme celle du départ, puisqu'après je regarde de la même façon des gens qui m’entourent, par exemple. C’est un élargissement de ma capacité d’appréhender le monde. La photographie sert alors à entreprendre une critique du savoir. Avec la photographie dans sa philosophie quotidienne, on ne l’aura jamais. On est tellement habitué à sa transparence, qu'on la regarde et on ne se pose même pas la question des conditions dans laquelle elle a été réalisée. On va droit vers ce à quoi elle renvoie. La photographie me convient comme stratégie qui remplit un rôle dans ma démarche. Je la comprends, la photographie, à ma manière. Je n’attache pas une grande attention à l’optique, au sujet, à l’aspect social, au pittoresque, méme ces aspects ne me dérangent pas. Tu vois les photographies du bunker, par exemple. Il me donne énormément à penser, ce blockhaus. Je sais qu’il va se déplacer vers la falaise, on a là également le problème de temps et celui de mouvement, donc finalement de la sédimentation dans le temps. Le mouvement de la falaise, qui va l’engloutir, n’a rien à voir avec la photographie, mais par l’action que j’entreprends, je peux avoir la conscience de ce mouvement. C’est-à-dire, si tu penses au temps, si tu es attentif au dépôt que le temps laisse, et si en plus tu te trouves là, devant le bunker, tu en as une autre perception. Le soldat qui se trouverait là verrait tout de suite l’emplacement stratégique, épaisseur des murs etc. Moi, je pense dans la catégorie temporelle. Si tu admets le temps, il dévient alors évident que la falaise avalera le bunker.


Bornes mouvantes 1/3. 1997. Photographie N&B 27x37cm. © J. Bury

MS : Autrement dit, l’efficacité de ton action c’est la révélation des aspects de la réalité liés à son observation globale, comme pour d’autres ce serait la pensée et éventuellement une méthode de révéler des aspects précis, par exemple un des aspects utilitaires.

JB : Mais pour revenir à l’efficacité, je te rappelle un texte de 1993, qui a accompagné une de mes actions du type performance : Les résultats partiels modifient ta connaissance. Ta connaissance, en retour, permet de savoir que ce que tu obtiens n’est pas meilleur que le point du départ, mais que c’est la preuve, tangible, qu’il faut penser la perception comme quelque chose de non-absolu. Ma stratégie est seulement une stratégie humaine, et grâce à cette expérience, à cet écart dont je parle, je le sais maintenant. Les résultats visuels, ici en forme de photos, ne sont pas des buts de l’expérience, ils ont un statut résiduel. Ma conscience n’est pas préalable à l’expérience, mais acquise avec elle, au cours de son déroulement, et elle alimente seulement les étapes ultérieures, et avant tout, elle est capable de remettre en cause le bien fondé de l’expérience, puisque celle-là n’est qu’une stratégie humaine, dont tu es obligé d’admettre le doute, surtout si c’est la mienne, raison de plus ! Cette conscience acquiert sa valeur au fil du processus, c’est-à-dire de ma " pratique privée ".Voilà, la réponse à la question où est mon art. Je dirais plutôt l’artifice. C’est que je montre, qui n’est pas le but du jeu. Je ne sais pas si on peut parler de la connaissance comme le but d’un processus de type artistique, qui ne peut qu’être un témoignage de la non-connaissance. Aujourd'hui, je dirais plutôt de la lutte pour la connaissance. De la lutte avec l’inconnu. Ce qui est intéressant, c’est que ce texte a été écrit uniquement pour une action, pour une performance, qu’à défaut d’avoir ma propre définition du genre, j’appelais espace-temps en construction ou pratique privée. Ce texte s’applique pleinement à l’action présente. Je m’occupe aujourd’hui, de même, du problème des conditions de l’expérience qui ne peuvent être fixées qu’à posteriori. D’où vient, peut-être, la prétention de manipuler les formes de l’espace et du temps, qui sont modifiables, puisque le temps acquiert un vecteur double, pour ma stratégie. Dans mon travail ultérieur concernant la performance, le même moment d’instabilité était déjà opérationnel. C’est exactement ce que j’ai cherché dans les actions : la possibilité de ne pas faire uniquement dans le temps et l’espace. Dans la plupart des cas, ça a été une construction, même au sens d’un procédé chimique, comme la production du beurre, et ensuite, un moment où cette construction peut s’écrouler, ou s’anéantir. Le moment d’instabilité, à partir duquel le processus ou bien, ira à son aboutissement, ou bien s’arrêtera et reviendra vers le point de départ. Le vecteur de l’action, en l’apparence toujours progressif, positif, à partir d’un moment d’instabilité, peut s’engager dans les deux directions opposées. La construction et l’anéantissement. Pour l’action, dans ce moment charnier, elle a une double valeur d’efficacité. Dans la photographie, dans mon expérience actuelle, on retrouve la même chose. La duplicité du vecteur consiste ici en ce point de la perception, quand tu commences à voir dans les résultats de deux processus coaxiaux temporairement les constructions de la réalité qui vont dans des directions divergentes. Cela arrive après un certain temps. On peut se poser la question du moment dans lequel ça advient. Mais il est indéniable, que ce moment arrive inéluctablement quand tu penses avec la catégorie du temps et du dépôt différentes dans les deux cas de perception. C’est là où arrive la nécessaire remise en cause, donc le moment de l’instabilité de ton assurance, et du déroulement de ton action. La remise en cause des vérités partielles, selon le vecteur double qui oscille en détruisant ta vision, en déclenchant une autre.

MS : Et le temps de vivre, non dans une attitude soutenue, comme l’est la photographie, mais de vivre et percevoir. Y-a-t-il là aussi des temps différents ? Dans l’attitude quotidienne, le temps, est-il le même, ou se vectorialise-t-il-également ? Pourquoi je le demande ? Parce que chaque artiste dit la même chose, que son intensité de vivre le moment artistique, mais aussi chaque moment de perception, est énorme, et somme toute, exceptionnelle.

JB : Il est intéressant, de t’entendre dire, au vu de seules mes photographies, qu’en 7 ans de fréquentation quotidienne, tu enregistres les mêmes connaissances sur l’espace de la mer qui se trouve en face de chez toi, que celles qui apparaissent, selon ta lecture, sur le papier. Il y a donc, pour toi, une essence du paysage, qui s’est déposée sur ces photos. Tu y vois la profondeur, les courants, la température. Donc, en venant si rarement, par l’exercice d’une attitude, qui est la mienne, selon toi, au moins pour les aspects que tu as remarqués, j’ai provoqué une accélération qui a permis non seulement le vécu du phénomène et son dépôt, mais l’ensemble du résultat qui inclut sa propre critique. Qui assigne alors un statut exceptionnel à l’expérience artistique?

MS : On peut dire, que n’importe quel déplacement de l’arbre dans le capteur photographique possède ta subjectivité puisqu'il témoigne de ta présence, réelle ou déléguée, auprès de l’objet. On peut faire plus, et en privilégier et capter certaine valeur en disant : dans ma feuille de papier photo, cette position de l’image d’arbre remplit une case de ma notion d’harmonie, de composition. Dans l’ouverture des champs d’expérience que tu proposes, il y a d’abord cette suspension du moment de choix préalable. Mais ensuite, le retour, comme tu le dis justement, sans pourtant y insister, s’opère inéluctablement. Et, à mon sens, il donne des résultats directs, et non seulement le témoignage des efforts pour la prise du savoir, pour briser l’inconnu non pénétrable. A mon avis il n’y a pas lieu de s’exciter trop de cette possibilité de l’appui toujours relatif, processuel, de notre lutte pour la perception des choses. Tu dis que la conscience dans cette attitude aspire alors au niveau plus élevé, or il me semble que l’ascension serait indicible et même indiscernable comme ascension, si l’attitude avait été véritablement suspensive de connaissance. Mais je pense que même le mouvement de ton processus n’est pas concevable s’il n’y a aucune prise possible sur le réel. C’est pour cela que la philosophie de connaissance par constitution, c’est-à-dire par l’attitude sciemment orientée, ne s’appelle pas la remise en doute, encore valable pour Descartes, du monde, mais bien, pour Kant et Husserl, une philosophie critique, qui n’exclue pas le moment de connaissance comme possible dans le monde. Si ta subjectivité s’exerce par l’arrivée à l’étape de la stabilisation de l’arbre dans son domaine spatio-temporel, ou plutôt harmonique, et si ton action toute entière porte ce fait au niveau d’une présence, par tous les moyens que tu te donnes, la documentation, la pensée théorique, l’astucieuse photographie, et qui plus est, si la présence de ce fait devient, par l’exercice de ton attitude communicable, intersubjectivement, pour moi, malgré cette noble et longue tradition de refuser des attaches, des repaires, justement, au nom de l’exercice d’une liberté artistique, pour moi, c’est une connaissance advenue et le fait qu’elle est là, en face de nous, ne réveille en moi aucune envie de la remettre en cause, au contraire. Je l’estime comme un précieux procédé humain, comme une culture du savoir juste et trop souvent méconnu. Et cette estime ne bloque rien à l’avenir, ne barre aucun chemin pour d’autres investigations, elle referme tout au plus la porte de la place subjectivement " déjà occupée ".Place, du coup, perdue pour les autres subjectivités, mais pas pour le savoir constitué et communicable. Dans ce type de constitution qu’est l’art, pour moi un nouveau concept est né, donné dans cette action aux multiples facettes, mais qui est équivalent à n’importe quel autre concept opérationnel du réel, comme l’analyse harmonique de Fourier pour la diffusion oscillante, où, tant qu’elle n’était pas inventée, l’homme n’avait pas de connaissance de la chaleur, tout en se brûlant les doigts tous les jours.

JB : Tu t’emploies ici à chercher dans l’art une vectorialité positive quant à la construction du savoir sur le monde. Tâche qui s’annonce difficile, si on sait que l’art offre des images... et des expériences, non récursives au sens scientifiques. Alors que c’est plutôt à la science, ou à la philosophie conçue comme acquisition du savoir, qu’il faut faire avouer quelque procédé peu orthodoxe quant à la construction du savoir au sens positif.

retour texte

retour table