art action anamnèse esthétique, histoire et théorie de l'art contemporain @ |
revelint - revue électronique internationale
- Paris
Olivier CAPPAROS. "Lettre ouverte sur l’art de l’action",
pp. 3-15, in : Jozef Bury, Stratégies spatio-dynamiques / Strategie
przestrzenno-dynamiczne, Catalogue de l’exposition. Bytom, Pl. :
Galeria Kronika - Centrum Sztuki w Bytomiu, 1998.
Lettre ouverte sur l’art de l’action
Paris 26 Février 1998
Comme j’avais entrepris de te décrire tout ce que l’art de
l’action promettait d’expérience, de pensée, enfin d’action dans nos veines et
dans notre esprit, je vis presque aussitôt quelle difficulté allait être la
mienne : de mettre en ordre cette carte, ces crêtes et ces encaissements de
l’expérience, ce champ de lapiès de l’art de l’action tel que je pouvais le
décrire, le comprendre, ou simplement l’éprouver. Je dois t’avouer qu’il est
d’abord impossible de se refuser à soi-même les armes du discours dont les
mauvaises pointes de l’immodestie, de la pédanterie et des doctes jugements
affleurent si tôt que l’on commence à écrire. C’est avec de la boue dans la
tête qu’on aborde, boîteux, une roseraie sauvage. Bien sûr, le langage nous
permet d’arpenter en géographe, en cartographe des territoires sans soleil, je
veux dire : sans le soleil instrumental du connu. Mais ce sont aussi les aspects
les plus vulgaires et les plus efficients du langage qui forgent le sens des
limites proches, c’est à dire l’incompatibilité des parties, des sols, des
friches dorées de ce même territoire. Je disais ailleurs : "avant tout,
une belle étude domaniale"... pour signifier le préalable qui est la
vulgate initiatique de tout explorateur, de tout penseur immergé dans
l’expérience.
Doit-on rétablir la fête par quoi les incompatibilités de
chacun sont mises en jeu ? L’incompatibilité, règle première de la représentation
scénique (dans les "arts du spectacle"), rend irréductibles les
points de vue et de conscience de l’actant et du regardant. Par son autonomie
constituante, par le jeu de ses propres règles fondatrices, la performance
(mais aussi le happening, l’action, l’event...) satisfait-elle au principe même
de la scène et de sa représentation ? L’art du spectacle est-il l’art de
l’action ? Quelque soit le medium spécifié par lequel une représentation a lieu
(théâtre, danse, happening...), il y a toujours en lui un principe
"non-scénique", non-dialectique à l’oeuvre - un principe d’action -
qui instaure pour toutes les instances en présence la fête, le festin, la
coagulation, la fusion, c’est-à-dire les voies de l’expérience partagée.
Pour que le regardant se fasse regardeur, il lui faut
porter à incandescence les armes de son regard, ou :
les armes de sa simplicité et de sa convoitise. La participation
non-dialectique qui en découle nous invite à une expérience dont les aspects
peuvent être énoncés comme suit : détruire l’espace, détruire les choses,
détruire le langage, rendre à l’action son temps. Dans ce discours (le mien) de
la performance s’y tiendront la mémoire et l’expression de mon expérience
exacte. Le détour onéreux de la pensée tentera de nous faire entrevoir
l’immédiateté vécue de cet art de l’action. Dans la performance elle-même, le
"retour à l’immédiat"1 ne signifie pas autre chose qu’un
retour à l’expérience, si telle expérience subjective rejoint toute
l’expérience de la performance, et enfin de l’action, si, en d’autres termes,
les expériences communiquent entre elles, alors même que l’expérience d’un
sujet spectateur n’est jamais adéquate à la situation
d’expérience que l’actant produit. La sphère d’une expérience partagée est
d’abord abstraite, non effective.
Jozef
Bury, Cwiczenie lotu (Exercice de vol). Lisi Jar, Pl. 1978.
"Performance" s’entend d’abord d’une action qui
se donne à voir, qui est spectacle, représentation, interprétation. Par sa
signification et par l’ensemble des pratiques qui lui sont corrélées,
"performance" désigne tout à la fois une action (ou une suite
d’actions) proprement "spectaculaire", ou anti-spectaculaire.
Anti-spectaculaire car de facture "quotidienne", des habitudes de vie,
avec le caractère confidentiel, intime, que cela peut renfermer. Composant la
plupart du temps avec cette première définition, l’aspect spectaculaire désigne
quant à lui l’événement, sur fond de continu de vécus, d’habitudes corporelles
et mentales ; ce qui ne peut se produire qu’une fois, en un lieu, en un temps
uniques. Cette double définition est celle du happening et, par succession,
celle de la performance. De sorte que, de part et d’autre, l’acte commis au
titre de "performance", "happening", etc. n’est pas en
lui-même un accomplissement, au sens d’une finalisation matérielle, d’une
oeuvre. Il se pose premièrement comme une formation, l’épigenèse d’une forme
appelée à se dissoudre. Une formation comme acte ouvert, nécessairement
inaccompli, et dont le lieu, l’espace de son avènement peut satisfaire autant à
la clôture formelle d’une scène (lieu scénique, espace des mains, espace du
visage...) qu’à l’ouverture relative d’une rue, d’un espace naturel, d’une
friche industrielle... On verra que toutes ces positions, définitions
préalables occultent plus qu’elles ne clarifient la nature de l’espace et de
l’acte qu’on dit "action", "performance"... Tant au sujet
de la position de la performance que de celle de son espace, la prolifération
de significations contextuelles ou simplement floues ne nous renseignent pas
sur le sens de l’action, et de l’art de l’action. On verra comment ces
obscurités peuvent être levées.
S’acquitter d’une tâche, remplir sa part d’un contrat,
telle est aussi la signification du terme "to perform". Il me faut,
s’agissant de commettre un acte, poser la question pour ainsi dire "de
droit" de l’art de l’action.
"Le happening constitue pour moi une sorte de prise de
possession de l’objet, une tentative de s’en emparer "en flagrant délit".
Cela exige la plus grande précision dans le dépistage de ses propriétés,
erreurs, délits perpétrés, détails soigneusement déguisés. L’intuition est
indispensable pour découvrir la bonne piste et en même temps une persévérance
extraordinaire dans la recherche pénible de petits détails apparemment sans
importance, de présomptions et d’informations. Tout ce processus ressemble à
s’y méprendre à l’instruction qui recueille minutieusement des "pièces à
conviction"."
T. Kantor, Du happening.
Kantor nous ouvre ici un champ immense de questions
concernant la pesée cognitive, judicative, éthique de tout acte. Ces questions
portent sur la possession perceptive et mentale des choses, sur l’appropriation
cognitive du réel. Ce sujet est intimement lié à celui du Droit, de la
propriété, de la preuve et de la justice. Toute doctrine du Droit pur se fait
psychologie (sous un mode transcendantal) en ce qu’elle a à charge d’exposer
les contenus et effets cognitifs, logiques et pathiques de l’existence dans la
conscience sujet et objet du Droit. On note premièrement la nature délictueuse
de la maîtrise, de la possession des choses. Il y a dans cette culpabilité
originaire une possibilité d’individuation, la fondation d’une unicité, voire
d’une identité subjective. Ce moment ressortit non seulement à l’appropriation,
mais du même coup à la production elle-même. On pensera d’un côté à la honte
nietzschéenne de créer, honte de la plénitude de ses dons et de sa fortune.
D’un autre côté, la production s’en voit assujettie aux impératifs de prouver,
montrer, exhiber et, par suite, c’est l’art même de produire des formes qui ne
peut plus être dissocié de sa qualification juridique, du problème de sa
propriété, et de son expropriation. On voit bien à quel point le champ de la
conscience artistique - perceptive, psychique - est tributaire d’une expérience
éthique et judicative. Hegel a posé pour l’artiste ce problème de la
"possession juridique de son art"2. À ce propos, celui-ci
écrit que nous sommes toujours dans l’alternative entre un objet pour lui-même,
inqualifiable, et un objet dont on fait une "chose" en le qualifiant
juridiquement. Tels "objets" - la science, l’art, les facultés d’un
artiste... - sont-ils des "choses" ? La "propriété intime de
l’esprit" que l’on forge par l’exercice, l’étude, etc. et qui n’a pas à
s’extérioriser ne tombe pas sous le joug de la qualification juridique
réifiante. Mais concernant l’art et la production même, il en va tout
autrement. Il semble fructueux d’extraire les catégories hégéliennes de la "prise
de possession" de leur situation discursive au sein de sa philosophie.
L’"acte corporel" de saisie, la "fabrication" et la
"simple assignation" nous intiment à une
grammaire de la production et de l’action. J’y reviendrai parlant de Stuart
Sherman. Kantor situe dans l’exercice même du happening l’accumulation
qualifiante, la pesée judicative des "objets" en présence (actes du
corps, artefacts, distribution de places et mise en ordre d’objets). Cette
juridiction intrinsèque à l’action dépend de cette culpabilité essentielle au
coeur de laquelle l’artiste a pénétré. L’"intuition" dont parle
Kantor est une percée dans cette grammaire de l’action où s’articulent la
juridiction et la perception, le qualifiable (un espace du langage) et le point
de réel inqualifiable (un espace hors langage).
Je te propose encore cette approximation brute, primaire,
et peut-être cependant définitive, de l’"action" avant que celle-ci
ne soit ensevelie trop tôt sous le concept qui la fixe et la généralise.
"Pouvoir - et choses de cette espèce
C’est le constituant "Musculaire" de nous, en
tant qu’il est ressenti, qui est peut-être le sens le plus important - celui
dont les propriétés sont racines de nos "temps, espace, pouvoir"
etc., toutes choses que je vois sous le nom général d’Action. En particulier,
la sensation d’écart, de tension et de détente est fondamentale. Notre idée de
présent, passé, futur est fondée à l’état élémentaire sur l’action -
laquelle est propriété du Musculaire."
P. Valéry, Cahiers/Psychologie.
Nous entrons avec lui dans le langage initial des formes
produites et de l’art de l’action d’où procèdent des règles de production de
formes comme actes. Tu remarqueras avec moi que Paul Valéry a toujours, en
toutes circonstances, posé le poids de l’image, du mot face au poids du nombre,
mais du nombre qui s’exclut de l’ensemble des nombres. Le "zéro nié"
n’est pas le chiffre froid, invulnéré, qu’on appelle absolu, mais le chiffre de
la sortie, de l’expulsion de ce même chiffre, signe, de l’ordre des nombres; il est la plus petite quantité de perception
possible. Je dois ajouter à la perspective "musculaire" si centrale,
et pourtant encore vague que Valéry avançait.
"Pour rendre la main libre au sens de l’oeil, il faut
lui ôter sa liberté au sens des muscles", disait-il encore. Voir, pour
lui, dépendait de la vision que pourrait proposer la main, et le crayon, le
pinceau prolongeant la main. Le "cercle des idées que peuvent inventer les
animaux" - cercle des ruses repoussant la capture, le danger... -
supposerait pour l’animal la possibilité d’inventer de nouveaux mouvements, de
nouvelles images musculaires, d’éprouver sa liberté d’agir affranchie d’une
liberté de penser.
Ces aspects de la décision "musculaire", cette
dimension de l’effort, du renouvellement des forces physiques président à la
liaison des expériences, à la satisfaction intrinsèque à l’art de l’action, à
la satisfaction de la compréhension extrinsèque à l’art de l’action. Il suit,
tu le concevras avec moi, que les modes sous lesquels l’espace est créé (je
veux dire : recréé) ne sont pas ceux-là qui nous impliquent dans la perception
naïve d’un espace donné unique, et de surcroît d’une étendue immuable à l’image
d’un décor peint devant lequel les corps, des "acteurs" se meuvent et
se parlent. Ignorer la pratique de l’espace fait de nous les fantômes de nos
propres idées. Il est de ces tenanciers du langage, de la pensée comme langage,
qui font de l’activité, du mouvement, dans leur singularité, des choses
pourvues en cour et en jugement où un procès mensonger
les transforme en objets inertes pour une pensée inerte. Soit un espace
"praticable" susceptible d’être parcouru, habité, traversé. C’est
déjà trop. Car il y a un espace comme matière apparié à un espace primitif
de l’expérience et qui considère l’acte de se placer dans les conditions de
production d’un acte, et d’un espace. L’espace recréé est seulement la
possibilité pour un corps de se transformer. Cet espace matériel de l’action
est ce tissu d’actes et de places que détermine l’appropriable ou
l’inappropriable dont je parlais plus haut.
Je pense au poème "Espace" de Nilo Palenzuela qui
débute comme ceci : "La première intuition : le vendeur d’allumettes, à
travers la fenêtre, un bref passage de la lumière vers l’ombre sur la mer, le
lien secret avec la présence, la chaleur..." Et il dit d’une
"deuxième intuition" sa nature "acoustique", du "son
des mots". Il écrit : "A partir de là, commence l’expérience de
l’espace." Cette première prise d’espace, pourquoi, comment ne
s’apparente-t-elle pas à l’évidence première d’un espace donné, pré-construit ?
Parce que cet espace, étant poème, expérience perceptive et intérieure, est un
acte, et comme acte, une recréation du monde. Tel acte ne peut être commis que
sur un plan de construction ayant recouvert l’espace natal où prime
l’articulation contrastée d’éléments réels. L’espace natal s’énonce dans une
combinatoire, une syntaxe passive, sans jeu. L’espace recréé appelle un art
combinatoire à la recherche d’"une clef de l’art d’inventer"3,
un jeu de combinaisons, substitutions, permutations, commutations qui ouvre dès
lors la possibilité de sortie hors de la présomption d’espace donné et
pré-construit selon une morphologie syntaxique.
"Soient une "pensée", un guéridon, un
oiseau, une attente, une distance, une douleur - etc. et essayez de composer
tout ceci - je veux dire de concevoir ce qui - "équidistant",
ou... équidistinct, de tout ceci, épouse, mime, emprunte, substitue tous
ces termes hétéroclites."
P. Valéry, Cahiers/Psychologie.
Voilà ce premier terme de l’art de l’action qui est un art
de la résonance. De la résonance par concorde et par contraste. Et il te
faut concevoir que la composition, l’association par résonance entraîne les termes
singuliers d’une réalité obvie et leur faux arrangement vers une consomption.
Stuart Sherman atteste d’un espace premier voué à la prégnance articulatoire
langagière et qu’il faut, pour cela, livrer à un jeu de combinaisons et
d’altérations. Il décrit ainsi son "théâtre d’objets" : "un
empilement pléthorique d’objets sur la scène, avec lesquels j’écris de
véritables phrases ; en même temps, je suis traversé par les concepts et les
mots, comme s’ils constituaient l’essence même de l’objet."4
Pour lui, les qualités matérielles des objets "voileraient leur présence
conceptuelle" si l’action n’était plus régie par la grande vitesse. Or le
jeu combinatoire, conceptuel, se destine à la destruction de l’espace
"langagier" et du "théâtre d’objets" : "Il y a métonymie
ou plutôt synecdoque. J’isole les objets, je les altère, j’en déplace le
contexte (mais sans les modifier) par juxtaposition et glissement dans un
espace vide". Souviens-toi de l’expérience inaugurale du Black Mountain
College en 1952. Les schèmes fixes, les éléments du I Ching et leur raison
combinatoire dressèrent un premier espace en tant que dispositif perceptif. Et
c’est seulement dans l’action elle-même, dans son processus réel que ce cadre
premier dut s’acheminer vers un espace inarticulé de l’expérience. Le I Ching
est aussi le Livre des mutations : vecteur de transformation de son propre
espace de langage, vecteur de transformation de l’espace mental de celui qui en
use. La transformation, le glissement "de proche en proche" des formes,
des schèmes fixes nous convie par une sorte d’accélération à l’espace vide,
intensif, sans langage de l’acte pur. On verra que c’est à cette seule
condition que l’expérience "partagée" de l’action est possible, qu’il
n’y a d’expérience de l’action que dans l’espace vide d’une intersubjectivité
sujet-actant/sujet-voyant. "Mais il existe aussi une relation théâtrale
entre celui qui voit et l’objet vu, dit encore Sherman ; le simple fait de
regarder un tableau engendre un drame, un conflit ; il y a théâtre, pour moi du
moins, dès qu’il y a interaction." On comprend mieux à travers ces
différents aspects pourquoi John Howell a défini la performance comme
"exploration de la perception".
Jozef Bury, Int-AIR-action. Festival
Via#3, Confluences, Paris. 1997.
Le glissement par lequel un "théâtre d’objets" se
dissout est ce même glissement hors de l’évidence spatiale comme ordre, syntaxe
des objets, vers ce que je peux maintenant identifier comme étant un théâtre
de formes, et nécessairement un théâtre de formations. Dans l’art de
l’action, le champ scalaire de l’expérience comprend cette polarité double d’un
espace natal et d’un plan ou espace de construction, à l’instar de ce
dédoublement de la vision qui partage le corps et l’âme5. Il me faut
à ce moment dédoubler encore le plan de construction en création
d’espace d’une part, en prospection d’espace d’autre part. Il y a une activité
productrice dont le geste ne suppose plus de substrat stable, d’univers de
formes données, et pour ainsi dire "extérieures" préalablement fixées
(un geste dont le trajet "mythique" est aussi idiosyncrasique), nous
l’avons vu, et il y a une activité de prospection, d’exploration
apparentée à un processus heuristique de genèse du sens, de la découverte;
celui de parcourir mythiquement et physiquement, hors de la sphère d’action du
corps propre des territoires indéfinis, vers des lieux privilégiés
d’individuation et de transformation. Je dirai de ces deux pics de l’activité
créatrice propre au plan de construction que l’un est l’invention de nouveaux
jeux, de nouveaux subtrats d’expérience, d’un nouveau "jeu du monde"
immanent à l’action, à l’oeuvre, au corps même de l’actant ; et l’autre
l’invention, par prospection, de nouvelles terres, de nouveaux mondes, de
nouvelles cartes, sentes de territoires qui ne sont pas nos faits mais les
espaces préexistant hors de nous, et le plus loin possible de nous. Ces deux
pics idéaux se donnent d’un bloc dans la conscience active prise dans le
processus réel de l’action créatrice. La question de la possession d’une terre
à la fois praticable et hostile, inhabitable, est au coeur de celle de la
possession intime de notre art et de nos actions. Ne sachant être ni narrative
(discursivement), ni maîtrisée (processuellement et maîtrisable finalement),
l’action tombe sous la juridiction d’un autre appareil. Celui de la forme comme
intégrité fluente.
Le renouvellement de l’espace dans l’abolition de ses
règles premières, syntaxiques, de sa structure d’objets à dialectisation faible
en fait une nasse, une maille, une matrice expérientielle, un schéma de
capture.
Je veux voir avec toi quel est ce plan de construction à
l’oeuvre dans ce que tu as nommé "Int-AIR-action". Trois formes
cubiques alignées sur un plan. L’une opaque, la seconde ouverte, transparente
et remplie d’eau, la dernière transparente, ouverte, au fond de laquelle repose
une couche de liquide visqueux. Des formes tubulaires souples assurant une
relation logique entre ces formes. C’est ce que l’évidence descriptive d’un
espace substrat d’objets nous dit. Que nous ayons prononcé le nom de
"forme" ne signifie en rien que nous parlions de "théâtre de
formes" - nous en sommes restés à un théâtre d’objets -. Or, comment
l’actant sustend-il l’appétit de nos yeux, de nos sens ? Quel est le pli de
cette "image" ? Pourquoi la répétition itérative d’une forme-mère ?
Pourquoi l’isomorphisme des structures ? Le dispositif d’un champ spatial
soumis à un principe séquentiel, structural, ordinal et métrique répond d’un
acte d’appropriation prospective d’un territoire considéré comme donné,
pré-construit. Sa double conséquence de principe s’énonce comme suit : fatigue
de la forme, puissance de l’objet6. Il y a en dépit de ces
conditions de sommeil de la forme l’ensemble des qualités de présence de
celle-ci : radiance de la proportion, de la luminosité elle-même, l’aura d’une
lumière inappropriable (l’avenir comme perspective intemporelle, cette part de
territoire inexploré, ou exploré et toujours inappropriable). Mais voilà qu’un
corps apparaît dans le champ spatial et vient pénétrer la masse aqueuse du cube
central. Par lui la radiance et le rayonnement de la forme va se propager,
envahir tout l’espace présumé clos de l’action. À travers le dynamisme des
contenus qui va succéder, l’actant va se donner comme le vecteur de la
transformation des matières, point de condensation et de rejaillissement du
flux, étant flux lui-même. Ce paroxysme du corps, mais paroxysme non
nécessairement spectaculaire, ne peut se présenter sans l’intégrité régulatrice
d’une forme, ainsi dans tes "Exercices de vol" que révèle la photographie
en les normant7. Qu’est-ce qu’un paroxysme du corps, sinon un corps
se livrant à ses possibilités d’altération, de transformation ? Ce dynamisme
introduit une narrativité au second degré, dont la répétitivité se condamne à
une durée sans nombre. Bien sûr, on pensera que les cassures du cube opaque
vidé de son air par les poumons de l’actant percent le continu de l’action
globale, que le bruit réitéré de la respiration jalonnent
la durée de l’action de nombres et de rythmes. Mais c’est précisément par la
réitération que l’unicisme des parties, des singularités s’éteint, par la
répétition qu’on entre dans une durée hypnotique.
Une distribution d’instances primaires nous aidera à
aborder le sens de l’action, de l’expérience et de sa clôture.
- - - - - - - - - - - - - - -sujet-corps - - - - - - - - -
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -objet - - - - - - - - - - - - - - - - - -
- -
sujet "incorporel"
- - - - - - - - - - - - - - - - -objet-corps - - - - - - - - - - - - - - - - -
- - -- - - - objet "immatériel"
point, "zéro nié"-
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -- - - -
- point géométrique, "zéro nié"
La densité décide de la distribution des places et des
instances8. Mais la saturation de la densité en certains points
ressemble à la situation d’anti-masse et d’anti-matière propre aux
"étoiles théoriques". Elle détermine un lieu virtuel de
transformation et d’individuation. Le "processus comme produit"
conduit, pour tout sujet (actant et regardant) à des rapprochements
oscillatoires, périlleux, des deux points de négativité esquissés plus haut.
nombre |
figure |
lieu |
spatialisation |
qualification |
temps non-spatialisé |
successivité, ordinalité |
intégrité |
flux/point |
mesure |
symétricité |
continuité |
C’est par l’action du nombre, le nombrement, sur la figure,
sur le lieu via la figure que la nasse se tresse, que le piège se tend.
Parallèlement, c’est par l’action du corps-objet sur le corps-sujet, sur les
lieux privilégiés via le corps-sujet que le plan de construction tient, se
maintient en tant que substrat de l’expérience. Le nombrement (et la
détermination uniciste de l’objet) et la spatialisation (le groupement et la
structuration d’objets) définissent la captation quantitative (des caractères réticulés
; temps, lumière, flux, informe...) qui anime la prégnance articulatoire
langagière à dialectisation faible de l’espace natal du perçu. La figure
consiste en une forme fixe comportant déjà une radiance particulière dont j’ai
parlé avant. Figure et nombre déterminent les conditions de genèse de lieux
atopiques, réticulés. Cette genèse imprime à son tour les conditions d’une
seconde genèse : celle du sujet-actant, celle du sujet-voyant, dans
l’expérience partagée par quoi toute instance subjective est transformée. Le
tout de cette description liminaire et schématique fait une table de
dissection.
Ce schématisme de l’expérience de l’action est aussi celui
de l’espace magique, de la tragédie et du rituel. Le lieu pur réticulé est le
point de "participation", d’identification pathique entre les
instances subjectives en présence9; et il
est cette khôra, ce creux du monde en lequel réalité et fiction se
confondent. "L’univers magique est structuré selon la plus primitive et la
plus prégnante des organisations : celle de la réticulation du monde en lieux
privilégiés et en moments privilégiés. Un lieu privilégié, un lieu qui a un
pouvoir, c’est celui qui draine en lui toute la force et l’efficace du domaine
qu’il limite ; il résume et contient la force d’une masse compacte de réalité ;
il la résume et la gouverne comme un lieu élevé gouverne et domine une basse
contrée"10. Si je pose la performance, l’action comme tragédie,
je n’en fais pas un vieux théâtre grec. Quand je dis que toute action est rituel, je ne l’assujettis pas à un système magico-religieux
de valeurs esthétiques et éthiques. Nul n’est besoin ici d’expliciter en quoi
la spatialité du noeud tragique est lui aussi un acte ; Oedipe tue son père au
croisement de deux routes, de deux figures destinales, en un instant où son
devenir se scelle. Parlant de la "magie opérante et cathartique"11
dans la tragédie grecque, Marc Richir décrit une "hypnose
transcendantale" double. Au premier degré, le "poison originel"
de l’hypnose transcendantale produit "l’aperception tant du despote que
des dieux" dans une folie de la mimesis et de la participation qui
entraîne avec elle acteurs, spectateurs, héros représentés, dieux, souverains.
Une "hypnose au second degré chargée de nous réveiller, dans l’effet
cathartique, de cette hypnose de premier degré" ouvre l’expérience
tragique à l’ironie, à la critique originaires, sans sortir de cette
expérience. C’est ce principe de régulation de l’expérience par l’expérience,
ou de l’hybris à l’intérieur de l’expérience tragique, qui permet à
l’action d’être art, à la folie de la fusion d’être vécue sans en mourir. Que
l’acte tragique ne soit qu’en récit, dans la clôture de l’art, et non dans la
réalité empirique que nous traversons. Malgré le bouleversement des instances,
des corps dans l’expérience de l’action, cette même expérience n’est possible
qu’en vertu de sa clôture. Le lieu n’est vivant que singulier sous l’emprise
des figures et des nombres. Le point-clé n’est actif qu’au sein de la
co-présence des corps sujets et objets d’une expérience, au sein du langage.
La figure dévorante du point résulte d’une certaine
saturation conflictuelle de la matière et de la forme en un lieu. Percevoir
l’unité ponctuelle d’éléments contradictoires et irréconciliables est chose
insupportable. Le langage articule en nous les contraires, les hiérarchise, les
lie et les délie. Il opère la fission du point, et en recouvre l’énergie
produite.
Mais je n’ai pas encore dit où le point, ce lieu
"pur", oeuvrait dans ton action. D’où provient l’envahissement
intensif de tout le champ de ton action ? Il est d’abord ce point de fluxion
d’un corps, point de souffle traversé par l’air d’une forme opaque et qui
convertit le vide en plein. Il l’est d’abord pour tous simplement par le jeu de
la décision musculaire qui place le sujet-voyant dans une situation de
dépendance empathique. Point de conflit entre matière et non-matière, vecteur
de la conversion d’une masse opaque en une structure transparent et presque vide
; vecteur de la conversion du vide en émission évanescente d’air et d’eau, des
bulles de savon. Décoction de ces deux subtances que le corps de l’actant
apporte avec lui, porte en lui : le vide et le plein. Ainsi, ton point de
viduité se déplace à l’intérieur du cube opaque, et ton point de plénitude dans
le cube transparent. Les cassures sonores du cube opaque sont les cris brefs
d’une conscience mourrante ; le rythme de ton souffle signale le retour à la
vie, éthérisée cette fois, de la conscience morte. Et c’est dans ce schéma de
capture nanti de ses points réticulés que le sujet voyant et participant est
projeté tel une sonde dans un piège. A l’endroit des abîmes fondateurs du
Christianisme et de l’art occidental, il nous faudrait poser comment, ou
serait-ce quand ? le Christ donne son corps au vide du tombeau.
Jozef
Bury, Futeral (Etui). Centre ville de Cracovie, 1985.
Il en va toujours ainsi de tes actions : Les points-clés
introduisant des lieux purs de réticulation et d’expérience se situent dans
l’image en creux, en empreinte, en négatif. Des balles de terre lancées dans
une salle, tentacules d’une improbable vision, recueilleront l’image en creux de
murs et d’objets désormais absents. Le moulage de ton corps, itinérant ou
immobile, s’organisera toujours autour de ce point d’attraction qu’est l’espace
vide à l’intérieur du corps. Ainsi les variations que tu proposes de
l’empreinte de mains. La trace est retournée ; mémoire à venir, trace de
l’avenir d’une expérience qui est une expérience autre. Tels sont ces lieux
privilégiés en lesquels la vision s’abîme.
Dans ce travail qui n’est pas le travail des images ou sur
les images mais qui fait de nous des images, l’acte qui nous ploie, nous
salue, nous transforme ne saurait être notre propriété. C’est le mouvement et
son unité, l’acte, qui met en scène l’intégrité rayonnante d’une forme. L’art
est ce qui nous fait voir le monde différemment, dirait Bergson. L’expérience
de l’art n’a pas d’autre sens.
Notes
1 D.Charles, Esthétique de
la performance.
2 Hegel, Principes de la philosophie du droit.
3 Y.Belaval, Leibniz
critique de Descartes.
4 in Art Press n°30, juillet 1979.
5 "Le corps est pour l’âme son espace natal",
M.Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit.
6 Cf. Beckett, un drame sans histoire lié à la fatigue
du corps, de la voix, de l’acte. Cf. Valéry, "La répétition de l’acte ne
tend pas à le rendre impossible" quand celle-ci se définit suivant une
"combinatoire mentale"; "Ce n’est plus
l’association linéaire mais une combinaison de présences -
contacts". Mais si le corps intervient : "- fatigue".
"L’accroissement des possibles par la production même" annonce
la double perspective esthétique et éthique de l’effectuation mentale au coeur
de toute action.
7 voir concernant la rencontre de la forme et du
mouvement sous un principe régulateur de l’excès : T.Brown
et D.Judd (et aussi Rauschenberg); L.Childs et S.Lewitt, etc.
8 E.Souriau, Vocabulaire
d’esthétique. La densité : une "concentration d’éléments analogues ou
identiques répétés".
9 Cf. R.Thom, Modèles
mathématiques de la morphogenèse.
10 G.Simondon, cité par Thom,
in op. cit. Je souligne à cet égard
l’importance capitale des romans de Carlos Castaneda, où la carte de
l’expérience est piquée de "lieux de pouvoir" initiatiques. On trouve
dans son oeuvre un savoir visuel, et non du visible, mais une vision, un acte
par quoi le savoir est vu, jaillit d’un bloc, en un point, et nous individue
comme source de cet acte... Où ce que l’on sait est l’acte de savoir lui-même,
où ce savoir ne possède rien; il est lui-même son
propre contenu : il est le sens lui-même. A l’image de la gloire improductive
mais solaire et dispensatrice chez Bataille : "possession d’aucun être en
particulier"...
11 M.Richir, La naissance
des dieux.