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revelint
- revue électronique internationale - Paris 2002 - 2010Olivier CAPPAROS. "Lettre ouverte sur lart de laction", pp. 3-15, in : Jozef Bury, Stratégies spatio-dynamiques / Strategie przestrzenno-dynamiczne, Catalogue de lexposition. Bytom, Pl. : Galeria Kronika - Centrum Sztuki w Bytomiu, 1998.
lettre ouverte sur lart de laction
Paris 26 Février 1998
Comme javais entrepris de te décrire tout ce que lart de laction promettait dexpérience, de pensée, enfin daction dans nos veines et dans notre esprit, je vis presque aussitôt quelle difficulté allait être la mienne : de mettre en ordre cette carte, ces crêtes et ces encaissements de lexpérience, ce champ de lapiès de lart de laction tel que je pouvais le décrire, le comprendre, ou simplement léprouver. Je dois tavouer quil est dabord impossible de se refuser à soi-même les armes du discours dont les mauvaises pointes de limmodestie, de la pédanterie et des doctes jugements affleurent si tôt que lon commence à écrire. Cest avec de la boue dans la tête quon aborde, boîteux, une roseraie sauvage. Bien sûr, le langage nous permet darpenter en géographe, en cartographe des territoires sans soleil, je veux dire : sans le soleil instrumental du connu. Mais ce sont aussi les aspects les plus vulgaires et les plus efficients du langage qui forgent le sens des limites proches, cest à dire lincompatibilité des parties, des sols, des friches dorées de ce même territoire. Je disais ailleurs : "avant tout, une belle étude domaniale"... pour signifier le préalable qui est la vulgate initiatique de tout explorateur, de tout penseur immergé dans lexpérience.
Doit-on rétablir la fête par quoi les incompatibilités de chacun sont mises en jeu ? Lincompatibilité, règle première de la représentation scénique (dans les "arts du spectacle"), rend irréductibles les points de vue et de conscience de lactant et du regardant. Par son autonomie constituante, par le jeu de ses propres règles fondatrices, la performance (mais aussi le happening, laction, levent...) satisfait-elle au principe même de la scène et de sa représentation ? Lart du spectacle est-il lart de laction ? Quelque soit le medium spécifié par lequel une représentation a lieu (théâtre, danse, happening...), il y a toujours en lui un principe "non-scénique", non-dialectique à loeuvre - un principe daction - qui instaure pour toutes les instances en présence la fête, le festin, la coagulation, la fusion, cest-à-dire les voies de lexpérience partagée.
Pour que le regardant se fasse regardeur, il lui faut porter à incandescence les armes de son regard, ou : les armes de sa simplicité et de sa convoitise. La participation non-dialectique qui en découle nous invite à une expérience dont les aspects peuvent être énoncés comme suit : détruire lespace, détruire les choses, détruire le langage, rendre à laction son temps. Dans ce discours (le mien) de la performance sy tiendront la mémoire et lexpression de mon expérience exacte. Le détour onéreux de la pensée tentera de nous faire entrevoir limmédiateté vécue de cet art de laction. Dans la performance elle-même, le "retour à limmédiat"1 ne signifie pas autre chose quun retour à lexpérience, si telle expérience subjective rejoint toute lexpérience de la performance, et enfin de laction, si, en dautres termes, les expériences communiquent entre elles, alors même que lexpérience dun sujet spectateur nest jamais adéquate à la situation dexpérience que lactant produit. La sphère dune expérience partagée est dabord abstraite, non effective.
Jozef Bury, Cwiczenie lotu (Exercice de vol). Lisi Jar, Pl. 1978.
"Performance" sentend dabord dune action qui se donne à voir, qui est spectacle, représentation, interprétation. Par sa signification et par lensemble des pratiques qui lui sont corrélées, "performance" désigne tout à la fois une action (ou une suite dactions) proprement "spectaculaire", ou anti-spectaculaire. Anti-spectaculaire car de facture "quotidienne", des habitudes de vie, avec le caractère confidentiel, intime, que cela peut renfermer. Composant la plupart du temps avec cette première définition, laspect spectaculaire désigne quant à lui lévénement, sur fond de continu de vécus, dhabitudes corporelles et mentales; ce qui ne peut se produire quune fois, en un lieu, en un temps uniques. Cette double définition est celle du happening et, par succession, celle de la performance. De sorte que, de part et dautre, lacte commis au titre de "performance", "happening", etc. nest pas en lui-même un accomplissement, au sens dune finalisation matérielle, dune oeuvre. Il se pose premièrement comme une formation, lépigenèse dune forme appelée à se dissoudre. Une formation comme acte ouvert, nécessairement inaccompli, et dont le lieu, lespace de son avènement peut satisfaire autant à la clôture formelle dune scène (lieu scénique, espace des mains, espace du visage...) quà louverture relative dune rue, dun espace naturel, dune friche industrielle... On verra que toutes ces positions, définitions préalables occultent plus quelles ne clarifient la nature de lespace et de lacte quon dit "action", "performance"... Tant au sujet de la position de la performance que de celle de son espace, la prolifération de significations contextuelles ou simplement floues ne nous renseignent pas sur le sens de laction, et de lart de laction. On verra comment ces obscurités peuvent être levées.
Sacquitter dune tâche, remplir sa part dun contrat, telle est aussi la signification du terme "to perform". Il me faut, sagissant de commettre un acte, poser la question pour ainsi dire "de droit" de lart de laction.
"Le happening constitue pour moi une sorte de prise de possession de lobjet, une tentative de sen emparer "en flagrant délit". Cela exige la plus grande précision dans le dépistage de ses propriétés, erreurs, délits perpétrés, détails soigneusement déguisés. Lintuition est indispensable pour découvrir la bonne piste et en même temps une persévérance extraordinaire dans la recherche pénible de petits détails apparemment sans importance, de présomptions et dinformations. Tout ce processus ressemble à sy méprendre à linstruction qui recueille minutieusement des "pièces à conviction"."
T. Kantor, Du happening.
Kantor nous ouvre ici un champ immense de questions concernant la pesée cognitive, judicative, éthique de tout acte. Ces questions portent sur la possession perceptive et mentale des choses, sur lappropriation cognitive du réel. Ce sujet est intimement lié à celui du Droit, de la propriété, de la preuve et de la justice. Toute doctrine du Droit pur se fait psychologie (sous un mode transcendantal) en ce quelle a à charge dexposer les contenus et effets cognitifs, logiques et pathiques de lexistence dans la conscience sujet et objet du Droit. On note premièrement la nature délictueuse de la maîtrise, de la possession des choses. Il y a dans cette culpabilité originaire une possibilité dindividuation, la fondation dune unicité, voire dune identité subjective. Ce moment ressortit non seulement à lappropriation, mais du même coup à la production elle-même. On pensera dun côté à la honte nietzschéenne de créer, honte de la plénitude de ses dons et de sa fortune. Dun autre côté, la production sen voit assujettie aux impératifs de prouver, montrer, exhiber et, par suite, cest lart même de produire des formes qui ne peut plus être dissocié de sa qualification juridique, du problème de sa propriété, et de son expropriation. On voit bien à quel point le champ de la conscience artistique - perceptive, psychique - est tributaire dune expérience éthique et judicative. Hegel a posé pour lartiste ce problème de la "possession juridique de son art"2. À ce propos, celui-ci écrit que nous sommes toujours dans lalternative entre un objet pour lui-même, inqualifiable, et un objet dont on fait une "chose" en le qualifiant juridiquement. Tels "objets" - la science, lart, les facultés dun artiste... - sont-ils des "choses" ? La "propriété intime de lesprit" que lon forge par lexercice, létude, etc. et qui na pas à sextérioriser ne tombe pas sous le joug de la qualification juridique réifiante. Mais concernant lart et la production même, il en va tout autrement. Il semble fructueux dextraire les catégories hégéliennes de la "prise de possession" de leur situation discursive au sein de sa philosophie. L"acte corporel" de saisie, la "fabrication" et la "simple assignation" nous intiment à une grammaire de la production et de laction. Jy reviendrai parlant de Stuart Sherman. Kantor situe dans lexercice même du happening laccumulation qualifiante, la pesée judicative des "objets" en présence (actes du corps, artefacts, distribution de places et mise en ordre dobjets). Cette juridiction intrinsèque à laction dépend de cette culpabilité essentielle au coeur de laquelle lartiste a pénétré. L"intuition" dont parle Kantor est une percée dans cette grammaire de laction où sarticulent la juridiction et la perception, le qualifiable (un espace du langage) et le point de réel inqualifiable (un espace hors langage).
Je te propose encore cette approximation brute, primaire, et peut-être cependant définitive, de l"action" avant que celle-ci ne soit ensevelie trop tôt sous le concept qui la fixe et la généralise.
"Pouvoir - et choses de cette espèce
Cest le constituant "Musculaire" de nous, en tant quil est ressenti, qui est peut-être le sens le plus important - celui dont les propriétés sont racines de nos "temps, espace, pouvoir" etc., toutes choses que je vois sous le nom général dAction. En particulier, la sensation décart, de tension et de détente est fondamentale. Notre idée de présent, passé, futur est fondée à létat élémentaire sur laction - laquelle est propriété du Musculaire."
P. Valéry, Cahiers/Psychologie.
Nous entrons avec lui dans le langage initial des formes produites et de lart de laction doù procèdent des règles de production de formes comme actes. Tu remarqueras avec moi que Paul Valéry a toujours, en toutes circonstances, posé le poids de limage, du mot face au poids du nombre, mais du nombre qui sexclut de lensemble des nombres. Le "zéro nié" nest pas le chiffre froid, invulnéré, quon appelle absolu, mais le chiffre de la sortie, de lexpulsion de ce même chiffre, signe, de lordre des nombres; il est la plus petite quantité de perception possible. Je dois ajouter à la perspective "musculaire" si centrale, et pourtant encore vague que Valéry avançait.
"Pour rendre la main libre au sens de loeil, il faut lui ôter sa liberté au sens des muscles", disait-il encore. Voir, pour lui, dépendait de la vision que pourrait proposer la main, et le crayon, le pinceau prolongeant la main. Le "cercle des idées que peuvent inventer les animaux" - cercle des ruses repoussant la capture, le danger... - supposerait pour lanimal la possibilité dinventer de nouveaux mouvements, de nouvelles images musculaires, déprouver sa liberté dagir affranchie dune liberté de penser.
Ces aspects de la décision "musculaire", cette dimension de leffort, du renouvellement des forces physiques président à la liaison des expériences, à la satisfaction intrinsèque à lart de laction, à la satisfaction de la compréhension extrinsèque à lart de laction. Il suit, tu le concevras avec moi, que les modes sous lesquels lespace est créé (je veux dire : recréé) ne sont pas ceux-là qui nous impliquent dans la perception naïve dun espace donné unique, et de surcroît dune étendue immuable à limage dun décor peint devant lequel les corps, des "acteurs" se meuvent et se parlent. Ignorer la pratique de lespace fait de nous les fantômes de nos propres idées. Il est de ces tenanciers du langage, de la pensée comme langage, qui font de lactivité, du mouvement, dans leur singularité, des choses pourvues en cour et en jugement où un procès mensonger les transforme en objets inertes pour une pensée inerte. Soit un espace "praticable" susceptible dêtre parcouru, habité, traversé. Cest déjà trop. Car il y a un espace comme matière apparié à un espace primitif de lexpérience et qui considère lacte de se placer dans les conditions de production dun acte, et dun espace. Lespace recréé est seulement la possibilité pour un corps de se transformer. Cet espace matériel de laction est ce tissu dactes et de places que détermine lappropriable ou linappropriable dont je parlais plus haut.
Je pense au poème "Espace" de Nilo Palenzuela qui débute comme ceci : "La première intuition : le vendeur dallumettes, à travers la fenêtre, un bref passage de la lumière vers lombre sur la mer, le lien secret avec la présence, la chaleur..." Et il dit dune "deuxième intuition" sa nature "acoustique", du "son des mots". Il écrit : "A partir de là, commence lexpérience de lespace." Cette première prise despace, pourquoi, comment ne sapparente-t-elle pas à lévidence première dun espace donné, pré-construit ? Parce que cet espace, étant poème, expérience perceptive et intérieure, est un acte, et comme acte, une recréation du monde. Tel acte ne peut être commis que sur un plan de construction ayant recouvert lespace natal où prime larticulation contrastée déléments réels. Lespace natal sénonce dans une combinatoire, une syntaxe passive, sans jeu. Lespace recréé appelle un art combinatoire à la recherche d"une clef de lart dinventer"3, un jeu de combinaisons, substitutions, permutations, commutations qui ouvre dès lors la possibilité de sortie hors de la présomption despace donné et pré-construit selon une morphologie syntaxique.
"Soient une "pensée", un guéridon, un oiseau, une attente, une distance, une douleur - etc. et essayez de composer tout ceci - je veux dire de concevoir ce qui - "équidistant", ou... équidistinct, de tout ceci, épouse, mime, emprunte, substitue tous ces termes hétéroclites."
P. Valéry, Cahiers/Psychologie.
Voilà ce premier terme de lart de laction qui est un art de la résonance. De la résonance par concorde et par contraste. Et il te faut concevoir que la composition, lassociation par résonance entraîne les termes singuliers dune réalité obvie et leur faux arrangement vers une consomption. Stuart Sherman atteste dun espace premier voué à la prégnance articulatoire langagière et quil faut, pour cela, livrer à un jeu de combinaisons et daltérations. Il décrit ainsi son "théâtre dobjets" : "un empilement pléthorique dobjets sur la scène, avec lesquels jécris de véritables phrases ; en même temps, je suis traversé par les concepts et les mots, comme sils constituaient lessence même de lobjet."4 Pour lui, les qualités matérielles des objets "voileraient leur présence conceptuelle" si laction nétait plus régie par la grande vitesse. Or le jeu combinatoire, conceptuel, se destine à la destruction de lespace "langagier" et du "théâtre dobjets" : "Il y a métonymie ou plutôt synecdoque. Jisole les objets, je les altère, jen déplace le contexte (mais sans les modifier) par juxtaposition et glissement dans un espace vide". Souviens-toi de lexpérience inaugurale du Black Mountain College en 1952. Les schèmes fixes, les éléments du I Ching et leur raison combinatoire dressèrent un premier espace en tant que dispositif perceptif. Et cest seulement dans laction elle-même, dans son processus réel que ce cadre premier dut sacheminer vers un espace inarticulé de lexpérience. Le I Ching est aussi le Livre des mutations : vecteur de transformation de son propre espace de langage, vecteur de transformation de lespace mental de celui qui en use. La transformation, le glissement "de proche en proche" des formes, des schèmes fixes nous convie par une sorte daccélération à lespace vide, intensif, sans langage de lacte pur. On verra que cest à cette seule condition que lexpérience "partagée" de laction est possible, quil ny a dexpérience de laction que dans lespace vide dune intersubjectivité sujet-actant/sujet-voyant. "Mais il existe aussi une relation théâtrale entre celui qui voit et lobjet vu, dit encore Sherman; le simple fait de regarder un tableau engendre un drame, un conflit ; il y a théâtre, pour moi du moins, dès quil y a interaction." On comprend mieux à travers ces différents aspects pourquoi John Howell a défini la performance comme "exploration de la perception".
Jozef Bury, Int-AIR-action. Festival Via#3, Confluences, Paris. 1997.
Le glissement par lequel un "théâtre dobjets" se dissout est ce même glissement hors de lévidence spatiale comme ordre, syntaxe des objets, vers ce que je peux maintenant identifier comme étant un théâtre de formes, et nécessairement un théâtre de formations. Dans lart de laction, le champ scalaire de lexpérience comprend cette polarité double dun espace natal et dun plan ou espace de construction, à linstar de ce dédoublement de la vision qui partage le corps et lâme5. Il me faut à ce moment dédoubler encore le plan de construction en création despace dune part, en prospection despace dautre part. Il y a une activité productrice dont le geste ne suppose plus de substrat stable, dunivers de formes données, et pour ainsi dire "extérieures" préalablement fixées (un geste dont le trajet "mythique" est aussi idiosyncrasique), nous lavons vu, et il y a une activité de prospection, dexploration apparentée à un processus heuristique de genèse du sens, de la découverte; celui de parcourir mythiquement et physiquement, hors de la sphère daction du corps propre des territoires indéfinis, vers des lieux privilégiés dindividuation et de transformation. Je dirai de ces deux pics de lactivité créatrice propre au plan de construction que lun est linvention de nouveaux jeux, de nouveaux subtrats dexpérience, dun nouveau "jeu du monde" immanent à laction, à loeuvre, au corps même de lactant; et lautre linvention, par prospection, de nouvelles terres, de nouveaux mondes, de nouvelles cartes, sentes de territoires qui ne sont pas nos faits mais les espaces préexistant hors de nous, et le plus loin possible de nous. Ces deux pics idéaux se donnent dun bloc dans la conscience active prise dans le processus réel de laction créatrice. La question de la possession dune terre à la fois praticable et hostile, inhabitable, est au coeur de celle de la possession intime de notre art et de nos actions. Ne sachant être ni narrative (discursivement), ni maîtrisée (processuellement et maîtrisable finalement), laction tombe sous la juridiction dun autre appareil. Celui de la forme comme intégrité fluente.
Le renouvellement de lespace dans labolition de ses règles premières, syntaxiques, de sa structure dobjets à dialectisation faible en fait une nasse, une maille, une matrice expérientielle, un schéma de capture.
Je veux voir avec toi quel est ce plan de construction à loeuvre dans ce que tu as nommé "Int-AIR-action". Trois formes cubiques alignées sur un plan. Lune opaque, la seconde ouverte, transparente et remplie deau, la dernière transparente, ouverte, au fond de laquelle repose une couche de liquide visqueux. Des formes tubulaires souples assurant une relation logique entre ces formes. Cest ce que lévidence descriptive dun espace substrat dobjets nous dit. Que nous ayons prononcé le nom de "forme" ne signifie en rien que nous parlions de "théâtre de formes" - nous en sommes restés à un théâtre dobjets -. Or, comment lactant sustend-il lappétit de nos yeux, de nos sens ? Quel est le pli de cette "image" ? Pourquoi la répétition itérative dune forme-mère ? Pourquoi lisomorphisme des structures ? Le dispositif dun champ spatial soumis à un principe séquentiel, structural, ordinal et métrique répond dun acte dappropriation prospective dun territoire considéré comme donné, pré-construit. Sa double conséquence de principe sénonce comme suit : fatigue de la forme, puissance de lobjet6. Il y a en dépit de ces conditions de sommeil de la forme lensemble des qualités de présence de celle-ci : radiance de la proportion, de la luminosité elle-même, laura dune lumière inappropriable (lavenir comme perspective intemporelle, cette part de territoire inexploré, ou exploré et toujours inappropriable). Mais voilà quun corps apparaît dans le champ spatial et vient pénétrer la masse aqueuse du cube central. Par lui la radiance et le rayonnement de la forme va se propager, envahir tout lespace présumé clos de laction. À travers le dynamisme des contenus qui va succéder, lactant va se donner comme le vecteur de la transformation des matières, point de condensation et de rejaillissement du flux, étant flux lui-même. Ce paroxysme du corps, mais paroxysme non nécessairement spectaculaire, ne peut se présenter sans lintégrité régulatrice dune forme, ainsi dans tes "Exercices de vol" que révèle la photographie en les normant7. Quest-ce quun paroxysme du corps, sinon un corps se livrant à ses possibilités daltération, de transformation ? Ce dynamisme introduit une narrativité au second degré, dont la répétitivité se condamne à une durée sans nombre. Bien sûr, on pensera que les cassures du cube opaque vidé de son air par les poumons de lactant percent le continu de laction globale, que le bruit réitéré de la respiration jalonnent la durée de laction de nombres et de rythmes. Mais cest précisément par la réitération que lunicisme des parties, des singularités séteint, par la répétition quon entre dans une durée hypnotique.
Une distribution dinstances primaires nous aidera à aborder le sens de laction, de lexpérience et de sa clôture.
- - - - - - - - - - - - - - -sujet-corps - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -objet - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
sujet "incorporel" - - - - - - - - - - - - - - - - -objet-corps - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -- - - - objet "immatériel"
point, "zéro nié"- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -- - - - - point géométrique, "zéro nié"
La densité décide de la distribution des places et des instances8. Mais la saturation de la densité en certains points ressemble à la situation danti-masse et danti-matière propre aux "étoiles théoriques". Elle détermine un lieu virtuel de transformation et dindividuation. Le "processus comme produit" conduit, pour tout sujet (actant et regardant) à des rapprochements oscillatoires, périlleux, des deux points de négativité esquissés plus haut.
nombre |
figure |
lieu |
spatialisation |
qualification |
temps non-spatialisé |
successivité, ordinalité |
intégrité |
flux/point |
mesure |
symétricité |
continuité |
Cest par laction du nombre, le nombrement, sur la figure, sur le lieu via la figure que la nasse se tresse, que le piège se tend. Parallèlement, cest par laction du corps-objet sur le corps-sujet, sur les lieux privilégiés via le corps-sujet que le plan de construction tient, se maintient en tant que substrat de lexpérience. Le nombrement (et la détermination uniciste de lobjet) et la spatialisation (le groupement et la structuration dobjets) définissent la captation quantitative (des caractères réticulés; temps, lumière, flux, informe...) qui anime la prégnance articulatoire langagière à dialectisation faible de lespace natal du perçu. La figure consiste en une forme fixe comportant déjà une radiance particulière dont jai parlé avant. Figure et nombre déterminent les conditions de genèse de lieux atopiques, réticulés. Cette genèse imprime à son tour les conditions dune seconde genèse : celle du sujet-actant, celle du sujet-voyant, dans lexpérience partagée par quoi toute instance subjective est transformée. Le tout de cette description liminaire et schématique fait une table de dissection.
Ce schématisme de lexpérience de laction est aussi celui de lespace magique, de la tragédie et du rituel. Le lieu pur réticulé est le point de "participation", didentification pathique entre les instances subjectives en présence9; et il est cette khôra, ce creux du monde en lequel réalité et fiction se confondent. "Lunivers magique est structuré selon la plus primitive et la plus prégnante des organisations : celle de la réticulation du monde en lieux privilégiés et en moments privilégiés. Un lieu privilégié, un lieu qui a un pouvoir, cest celui qui draine en lui toute la force et lefficace du domaine quil limite; il résume et contient la force dune masse compacte de réalité; il la résume et la gouverne comme un lieu élevé gouverne et domine une basse contrée"10. Si je pose la performance, laction comme tragédie, je nen fais pas un vieux théâtre grec. Quand je dis que toute action est rituel, je ne lassujettis pas à un système magico-religieux de valeurs esthétiques et éthiques. Nul nest besoin ici dexpliciter en quoi la spatialité du noeud tragique est lui aussi un acte; Oedipe tue son père au croisement de deux routes, de deux figures destinales, en un instant où son devenir se scelle. Parlant de la "magie opérante et cathartique"11 dans la tragédie grecque, Marc Richir décrit une "hypnose transcendantale" double. Au premier degré, le "poison originel" de lhypnose transcendantale produit "laperception tant du despote que des dieux" dans une folie de la mimesis et de la participation qui entraîne avec elle acteurs, spectateurs, héros représentés, dieux, souverains. Une "hypnose au second degré chargée de nous réveiller, dans leffet cathartique, de cette hypnose de premier degré" ouvre lexpérience tragique à lironie, à la critique originaires, sans sortir de cette expérience. Cest ce principe de régulation de lexpérience par lexpérience, ou de lhybris à lintérieur de lexpérience tragique, qui permet à laction dêtre art, à la folie de la fusion dêtre vécue sans en mourir. Que lacte tragique ne soit quen récit, dans la clôture de lart, et non dans la réalité empirique que nous traversons. Malgré le bouleversement des instances, des corps dans lexpérience de laction, cette même expérience nest possible quen vertu de sa clôture. Le lieu nest vivant que singulier sous lemprise des figures et des nombres. Le point-clé nest actif quau sein de la co-présence des corps sujets et objets dune expérience, au sein du langage.
La figure dévorante du point résulte dune certaine saturation conflictuelle de la matière et de la forme en un lieu. Percevoir lunité ponctuelle déléments contradictoires et irréconciliables est chose insupportable. Le langage articule en nous les contraires, les hiérarchise, les lie et les délie. Il opère la fission du point, et en recouvre lénergie produite.
Mais je nai pas encore dit où le point, ce lieu "pur", oeuvrait dans ton action. Doù provient lenvahissement intensif de tout le champ de ton action ? Il est dabord ce point de fluxion dun corps, point de souffle traversé par lair dune forme opaque et qui convertit le vide en plein. Il lest dabord pour tous simplement par le jeu de la décision musculaire qui place le sujet-voyant dans une situation de dépendance empathique. Point de conflit entre matière et non-matière, vecteur de la conversion dune masse opaque en une structure transparent et presque vide; vecteur de la conversion du vide en émission évanescente dair et deau, des bulles de savon. Décoction de ces deux subtances que le corps de lactant apporte avec lui, porte en lui : le vide et le plein. Ainsi, ton point de viduité se déplace à lintérieur du cube opaque, et ton point de plénitude dans le cube transparent. Les cassures sonores du cube opaque sont les cris brefs dune conscience mourrante; le rythme de ton souffle signale le retour à la vie, éthérisée cette fois, de la conscience morte. Et cest dans ce schéma de capture nanti de ses points réticulés que le sujet voyant et participant est projeté tel une sonde dans un piège. A lendroit des abîmes fondateurs du Christianisme et de lart occidental, il nous faudrait poser comment, ou serait-ce quand ? le Christ donne son corps au vide du tombeau.
Jozef Bury, Futeral (Etui). Centre ville de Cracovie, 1985.
Il en va toujours ainsi de tes actions : Les points-clés introduisant des lieux purs de réticulation et dexpérience se situent dans limage en creux, en empreinte, en négatif. Des balles de terre lancées dans une salle, tentacules dune improbable vision, recueilleront limage en creux de murs et dobjets désormais absents. Le moulage de ton corps, itinérant ou immobile, sorganisera toujours autour de ce point dattraction quest lespace vide à lintérieur du corps. Ainsi les variations que tu proposes de lempreinte de mains. La trace est retournée; mémoire à venir, trace de lavenir dune expérience qui est une expérience autre. Tels sont ces lieux privilégiés en lesquels la vision sabîme.
Dans ce travail qui nest pas le travail des images ou sur les images mais qui fait de nous des images, lacte qui nous ploie, nous salue, nous transforme ne saurait être notre propriété. Cest le mouvement et son unité, lacte, qui met en scène lintégrité rayonnante dune forme. Lart est ce qui nous fait voir le monde différemment, dirait Bergson. Lexpérience de lart na pas dautre sens.
Olivier CAPPAROS
Notes
1
D.Charles, Esthétique de la performance.2
Hegel, Principes de la philosophie du droit.3
Y.Belaval, Leibniz critique de Descartes.4
in Art Press n°30, juillet 1979.5
"Le corps est pour lâme son espace natal", M.Merleau-Ponty, Loeil et lesprit.6
Cf. Beckett, un drame sans histoire lié à la fatigue du corps, de la voix, de lacte. Cf. Valéry, "La répétition de lacte ne tend pas à le rendre impossible" quand celle-ci se définit suivant une "combinatoire mentale"; "Ce nest plus lassociation linéaire mais une combinaison de présences - contacts". Mais si le corps intervient : "- fatigue". "Laccroissement des possibles par la production même" annonce la double perspective esthétique et éthique de leffectuation mentale au coeur de toute action.7
voir concernant la rencontre de la forme et du mouvement sous un principe régulateur de lexcès : T.Brown et D.Judd (et aussi Rauschenberg); L.Childs et S.Lewitt, etc.8
E.Souriau, Vocabulaire desthétique. La densité : une "concentration déléments analogues ou identiques répétés".9
Cf. R.Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse.10
G.Simondon, cité par Thom, in op. cit. Je souligne à cet égard limportance capitale des romans de Carlos Castaneda, où la carte de lexpérience est piquée de "lieux de pouvoir" initiatiques. On trouve dans son oeuvre un savoir visuel, et non du visible, mais une vision, un acte par quoi le savoir est vu, jaillit dun bloc, en un point, et nous individue comme source de cet acte... Où ce que lon sait est lacte de savoir lui-même, où ce savoir ne possède rien; il est lui-même son propre contenu : il est le sens lui-même. A limage de la gloire improductive mais solaire et dispensatrice chez Bataille : "possession daucun être en particulier"...11
M.Richir, La naissance des dieux.